N° IV | AUTOMNE 2025 | LE MAL DE VIVRE... » | Dossier majeur | Articles & témoignages | Muses au masculin
Stig DAGERMAN
Article & photographie par
Écrivain, poète et philosophe
/image%2F1507988%2F20251113%2Fob_894f2e_en.jpeg)
© Crédit photo : Marc Chaudeur, « Stig Dagerman » tirée du journal dans lequel il publiait un billet quotidien dans les années 50, il s'agit du journal anarcho-syndicaliste ARBETAREN (Le Travailleur).
Deux choses me remplissent d'horreur :
le bourreau en moi et la hache au-dessus de moi
(L'Île des Condamnés)
Le 4 novembre 1954, Stig Dagerman s'est donné la mort dans le garage de l'Hôtel Inn, au Nord de Stockholm, dans la banlieue d'Enebyberg. Il y fuyait son propre domicile, en quête d'une inspiration enfuie et pour tenir un peu à distance la souffrance que lui infligeait son impuissance, l'éloignement et certaines relations de son épouse, la grande actrice Anita Björk. Il avait trente-et-un ans. La quatrième ou cinquième tentative avait réussi, cette fois. Suicide ? Sa fille Lo a livré une interprétation significative de son geste. Elle assurait, en se fiant à sa connaissance de son père, que Stig était allé, en s'abandonnant aux gaz de sa voiture, à l'extrême limite, au bout du seuil de la mort, pour susciter un sursaut de vie en lui ; pour insuffler à nouveau dans son être épuisé une impulsion apte à lui restituer la plénitude de sa puissance créatrice cette veine en apparence épuisée depuis quatre années déjà.
Peut-être connaîtrait-elle un rebond, là, sur l'extrême crête du néant ? Non : après toute une existence d'incurable solitude, Stig est tombé de l'autre côté.
Condamné et seul sur une sente glacée
C'est l'aboutissement tragique d'un parcours qui a commencé vers 1949, quand l'inspiration de Stig s'est essoufflée. La biographie de Stig Dagerman, me semble-t-il, est assez bien connue en France, au moins par un certain lectorat. Reste à l'interpréter.
En 1948, à l'âge de 24 ans, Stig Dagerman a publié L'Enfant brûlé (Bränt barn). Ce n'est sans doute pas son meilleur roman, mais c'est le plus... intense et le plus révélateur de la psychologie de Stig. Ses romans et ses nouvelles tournoient comme une toupie incandescente autour de ce tison aveuglant qu'est son intériorité, son âme. L'Enfant brûlé est son troisième roman. Dans les précédents, L'Ile des Condamnés (1946) et Le Serpent (1945), Stig exhale avec une puissance extraordinaire les forces qui l'animent et qui le minent : la peur ; l'angoisse. La culpabilité – il est en cela représentatif de sa culture, luthérienne et scandinave. L'amour ; le désir pulsionnel. La liberté – et le silence. Le silence, enfin.
Le monde de Stig, en cette année 1954, est sourdement, mais violemment contrasté. La Suède, neutre pendant la Seconde guerre, récolte à la fois les bénéfices et les pertes de ce choix. Peu de destructions, mais peu d'aides extérieures. L'ambiance de ces années là est feutrée, un peu empoisonnée par l'importance numérique des adhésions au nazisme, dès avant 1933, sur laquelle on entretient un silence pesant. Les reliefs d'un certain servage (le statare) disparaissent, à la campagne. Partout, le capitalisme s'étend à toutes les relations sociales. L'industrie se développe d'une manière impressionnante ; le mouvement ouvrier se muscle, se structure et se renforce et avec lui, la social-démocratie, signe distinctif de l'identité suédoise. Stockholm se transforme, perd un peu de son allure singulière, à la fois aristocratique et quelque peu rurale, pour accéder à une certaine modernité un peu grise. Stig déplore ces transformations, notamment dans son quartier affectionné de Klara, qui s'embourgeoise à pas forcés.
Stig sort alors d'une période plus qu'éprouvante. Le succès l'a atteint avec brutalité, comme une flèche dans le mille, après Le Serpent, son premier roman (1945). Il a vingtdeux ans. Par une narration à la fois linéaire et élaborée, il y expose une figuration dépouillée et obsédante de la peur. Car le serpent, c'est la peur : l'image d'une obsession rampante, insidieuse, venimeuse, fascinante. L'image même de l'abîme, de la culpabilité que Stig éprouve depuis l'enfance. Abîme de la peur – et de l'angoisse ; car à cette époque, Stig sait-il de quoi il a peur, et connaît-il la source de cette souffrance qui le lance depuis... Depuis quand ? Depuis sa naissance, sans doute. Depuis ses premières années d'enfance et d'efforts pour persister à vivre.
En vérité, Stig a peur – de ne pas exister. Et d'exister. Il faut remonter très loin pour comprendre cela.
Il y a ensuite L'Île des Condamnés (De dömdas Ö, 1946). Un roman social, mais abyssal, à la fois d'anticipation et très actuel. Un mixte de roman prolétaire suédois et de Camus. Un texte pesant à force de densité, éprouvant à lire ; implacable. Un Robinson
Crusoë collectif, métaphysique et tribal. Condamné sans rémission, dès l'entrée de cette très longue narration. Pas de salut, pour Stig : car qu'est-ce qui pourrait bien nous sauver de la déréliction et de la chute ? Ici se révèle une constante de l'œuvre de Dagerman : la confusion culturellement très luthérienne entre mort et condamnation morale, damnation. Mourir ici, c'est presque toujours être damné ; et c'est aussi, comme l'écrit Dagerman ailleurs, en 1952, la seule espèce de liberté possible. Mourir, c'est se libérer enfin, et c'est s'abandonner au silence libérateur. La perte absolue est la seule vraie liberté.
Désespoir et confessions
Deux années plus tard, Dagerman mêle à nouveau réalisme social, désespoir éthique et métaphysique ; mais cette fois au sein d'une confession. Car le temps des confessions est venu, dans ses romans, drames, essais et poèmes, succédant à des constructions narratives plus distanciées. Des confessions d'une insondable profondeur ; bien plus proches de Kierkegaard que du pathos « existentialiste » (Sartre, Camus, et leurs épigones), qui cependant, l'a influencé quelque peu.
L'Enfant brûlé est le roman nodal, le roman de la crête, avec l'abîme de chaque côté. D'une certaine manière, il est autobiographique. Il l'est en tout cas dans les linéaments de sa narration, et surtout, dans l'expression de sentiments, d'affects douloureux et extrêmes, brûlants et déjà, suicidaires. Souffrance du jeune Bengt. Un prénom courant en Suède : Benedict, donc le Béni. Un prénom qui exprime la contradiction d'où la vie renaît : le salut au fond de la chute, comme le pseudonyme de cet être si sombre qu'est Stig Halvard Jansson, Stig Dagerman, doit produire à partir d'un insondable désespoir la lumière, l'aurore d'une conscience nouvelle... La mère de Bengt vient de mourir.
Souffrance sociale aussi, dont témoigne – et de quelle poignante manière – l'étroitesse des lieux, domicile et lieu de travail ; celle des liens (amicaux ou amoureux) ; la cruauté du comportement de Bengt avec les femmes, avec sa fiancée Berit ou sa belle-mère Gun. Méchanceté ? Mé-chéance, en tout cas : Bengt est « mal tombé », assurément, à ses propres yeux ; les autres lui sont étrangers, ici. Alors, confession de Stig, ou bien dénonciation par Dagerman de cette « méchanceté » et de ses origines sociales ? Ou les deux, intimement liées ?
Étroitesse des esprits, surtout ; leur manque d'aplomb, de surplomb et de points de fuite. En un sens, elle est celle de Stig lui-même : en témoigne cette contrainte à se débattre sans cesse avec des démons absents de classes sociales plus favorisées, la confusion chez ce jeune journaliste anarcho-syndicaliste d'une éthique socialiste sans guère de base théorique et de la veille morale luthérienne de son milieu...
Et cette confusion est l'une des sources de la compassion qu'on porte presque nécessairement au jeune écrivain : car ce manque d'analyse précise et de distanciation est clairement l'un des facteurs fondamentaux de la souffrance de Stig. Mais dans cette compassion-là joue aussi la paradoxale et extraordinaire expressivité de Dagerman : il nous est si présent, en nous-mêmes, et en même temps, l'époque d'où il nous écrit est si différente, si lointaine...
Bengt, vingt ans, agressif, parfois retors, se rebelle de diverses manières contre son père Knud, ouvrier terrassier. Ce père lui fait horreur. Sa mère vient de mourir ; et il commence par haïr celle qui vient prendre sa place. Mais il en tombe (mot doublement adéquat, ici) amoureux. Il l'agresse d'abord ; puis il l'entreprend et l'investit comme une supposée forteresse. Abîme insondable de la culpabilité, de la peur et du désespoir, pour Bengt. Il s'ouvre les veines. Alors, perdant de son poignet sa sève vitale, il connaît enfin l'harmonie, l'accord merveilleux avec son père, avec Gun, avec sa fiancée, avec le monde tout entier. Le tourbillon de l'abîme lui fait vivre sa pleine liberté ; Dagerman notera dans son essai de 1952 , Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, comment seule la mort fait accéder à la liberté. À la silencieuse liberté. Mais Bengt échappe à la mort et négocie ensuite avec sa souffrance.
En Suède, ce roman, très admiré, a cependant scandalisé autant qu'il a étincelé. Sur cette crête de l'existence et de la création de Dagerman, on ne voit, plus loin vers le seul point de fuite, la mort, qu'Ennuis de Noce, en 1949, et Dieu rend visite à Newton (1954). Et le court essai de 1952, déjà nommé. Et le poème Suite Brigitta (Birgitta Svit), en 1950. Les deux premiers, sommets littéraires, sont en réalité des sursauts de vie dans la longue glissade vers l'abîme de Stig. Comment trouver la lumière, l'aurore, par delà la peur ? Peur du vide, de la solitude ; de l'abandon.
Stig fait la connaissance d'Annemarie Götze lors de ses activités au journal Arbetaren (Le Travailleur). Elle est la fille de militants anarchistes allemands réfugiés en Suède après 1933. Il l'épouse en 1943 ; ils ont deux enfants, deux fils, René et Rainer. Amour et complicité. Beaucoup d'éclats de rire, promenades à vélo dans Stockholm et plus loin au Nord.Et en bateau : l'un de ces bateaux qui sinuent entre les Îles de l'Archipel, juste à l'Est de la capitale, et se posent devant l'une d'entre elles. Ils appartiennent à cette compagnie Waxholm où Stig a travaillé à seize ans, en fils d'ouvrier désargenté.
Et puis, et puis... Stig, comme plus tard Bengt, le « héros » de L'Enfant brûlé, vit une relation amoureuse et sensuelle avec sa jeune belle-mère, Elly. Et toute sa vie, toute l'histoire de son corps et de son esprit, la mémoire inscrite en lui de toute sa souffrance, de sa condition, de son angoisse, de son désespoir font éruption et se cristallisent sur cet amour vertigineux. C'est une histoire d'abandon.
Avant que Stig ne vive avec son père à Stockholm, ses grands-parents l' élèvent à la campagne, près de Gävle, à deux heures de voiture de la capitale. Quand il a six ans, un paysan devenu fou assassine son grand-père. Sa grand-mère succombe peu de temps plus tard au saisissement et au chagrin.
Avant cela, avant l'âge de six ans, Stig ne cesse de demander : où est ma mère ? Pourquoi n'est-elle pas avec moi ? Pourquoi suis-je seul ? Pourquoi me laisse-t-on avec ma peur ? Pourquoi n'entends-je que les hennissements des chevaux, les poules et les coqs, les vieillards de l'hospice voisin, et quelques grognements ? Pourquoi ce puits noir sans fond ? Pourquoi l'Enfer ? Pourquoi ce vertige ? Pourquoi ce vide ? Pourquoi m'a-t-on abandonné ?
© Marc Chaudeur
Bibliographie sommaire (en français)
Romans :
Le Serpent, Gallimard, 1966
L'Île des Condamnés, Denoël, 1972 (Agone, 2002)
L'Enfant brûlé, Gallimard, 1956 (1981) Ennuis de noce, Maurice Nadeau, 1982 (2016)
Nouvelles :
Dieu rend visite à Newton, Denoël, 1976
Le Froid de la Saint-Jean, Maurice Nadeau, 1988 (2016)
Poème :
Suite Birgitta, Æncrages, 2023 Essai :
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier, Actes Sud, 1981 (1993) Sur Stig Dagerman (en français) :
RANELID Björn, Mon nom sera Stig Dagerman, Albin Michel, 1995
ÜBERSCHLAG Georges, Stig Dagerman ou l'innocence préservée, L'Élan, 1997
GOMEZ Freddy, L'Écriture et la Vie, trois écrivains de l'éveil libertaire, St. Dagerman, Georges
Navel, Armand Robin, Édts libertaires, 2011
Le MANCHEC Claude, Stig Dagerman, la liberté pressentie de tous, Le Cygne, 2020 Le MANCHEC Claude, Le Rire caché de Stig Dagerman, Essai, L'Elan, 2023.
***
Pour citer cet article illustré & inédit
Marc Chaudeur (texte & photographie), « Stig DAGERMAN », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : AUTOMNE 2025 | NO IV « LE MAL DE VIVRE DANS LA MORT VOLONTAIRE DES ARTISTES DE SAPHO À NOS JOURS » sous la direction de Francoise Urban-Menninger, mis en ligne le 13 novembre 2025. URL :
https://www.pandesmuses.fr/2025noiv/mchaudeur-stigdagerman
Mise en page par David
© Tous droits réservés
Retour au Sommaire du numéro IV ▼ Lien à venir
/image%2F1507988%2F20251113%2Fob_239aaf_5.jpeg)
/image%2F1507988%2F20251011%2Fob_09f8f7_mag5.jpeg)


/image%2F1507988%2F20180122%2Fob_9b1321_lppdm.jpg)
/image%2F1507988%2F20251105%2Fob_d4b820_s1.jpeg)
/image%2F1507988%2F20251105%2Fob_2059c9_couv.jpeg)
/image%2F1507988%2F20251105%2Fob_e48dfa_m1.jpg)
/image%2F1507988%2F20251105%2Fob_b47eb3_m2.jpg)
/image%2F1507988%2F20251105%2Fob_696fdc_couv1.jpeg)
/image%2F1507988%2F20251105%2Fob_f0e8ce_couv.jpeg)
/http%3A%2F%2Fwww.editionsducygne.com%2FImages%2F1couv_fleur.jpg)
