Dans le recueil « Éclats de rêves », publié cette année aux Éditions l’Harmattan dans la collection « le Scribe l'Harmattan » dirigée par Fatima Guemiah, Françoise Khoury el Hachem opère un glissement de la création poétique à l'amour humain, puis à l’amour universel.
De cette liberté de créer du poète au nœud de l'enchaînement amoureux, il y a une femme Françoise Khoury el Hachem, une poète et l'attrait qu'elle suscite, les fils invisibles qu'elle tisse. Est-elle une fée ? Une Parque ? Ou est-elle une grâce ou tout en même temps ?
La poésie de Françoise Khoury el Hachem est charnelle, elle évoque le trouble, les craintes, les gestes, la caresse ou l'accident qui suggère la rencontre, la faille...
Femme, Françoise Khoury el Hachem est éclat, oiseau, rose, papillon, goutte de rosée, neige, rivière, feu, lumière, voix. Voix de l'amour, voix du poème.
Il faut l'entendre déclamer ses poèmes d'amour et conquérir le public, transmettre avec une élégance primesautière l'aveu, le songe, la lumière, la brûlure ; il faut l'entendre murmurer ses éclats de pudeur, la grâce jusqu'à l'infini, jusqu'à l'invisible.
Elle a cette « passion sauvage, cette soif inconnue » des grandes amoureuses jusque dans les situations tragiques de la guerre. Mais que valent les serments des fous amoureux dans la guerre ?
Comment restaurer la paix dont elle rêve dans « le chant des souvenirs », qu'elle pleure sur « le fil de l'histoire » ?
De ce retour dans le temps, le temps qui passe, germent l'incertitude, les faux miroirs qu'elle sait débusquer « entre l'être et le paraître ».
Françoise Khoury el Hachem nous entraîne dans la complexité des êtres, leur dualité qu'elle nomme le Diable et Dieu comme l'endroit et l'envers d'un même tissu. Elle nous emmène ainsi dans les univers parallèles du monde Moyen Oriental et l'être se confond avec le monde et devient « poudrière ».
Est-ce que seul l'amour sauve? Est-ce que seules la douceur de la vie et la vieillesse rendent la vie acceptable ? Apaisée ?
Cependant rien n'empêche la passion de resurgir en transe érotique, pour se rencontrer encore et encore malgré le silence ou l’absence car « derrière le voile de tristesse, une force renaît, une promesse » en confiance, en preuves d'amour.
Ce recueil nous emporte comme une marée, en vagues successives dont le ressac transmet les « émotions ravageuses » l'intimité du désir et de l'interdit jusqu'à « la victoire de l'amour ».
Cette victoire de l'amour se mêle au triomphe de la paix comme si chez Françoise Khoury el Hachem le désir puissant de la vie et la foi pouvaient élever l'humanité à plus de justice et de paix.
Elle nous donne ce rendez-vous unique, amoureux de la parole où les âmes se joignent, où l'amour éternel est fait de « languissante séduction et d'érotisme insubmersible ».
Merci Françoise Khoury el Hachem pour cet hymne à l'amour, à la paix et à la vie.
Nicole Barrière, « Françoise Khoury el Hachem, Éclats de rêves, Éditions l’Harmattan, collection le Scribe l'Harmattan, 2025 », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » & Revue Orientales, « Déesses de l'Orient », n°4, volume 1, mis en ligne le 15 avril 2025. URL :
Chronique du livre en anglais de Pamela Shields, Max Ernst and The Génie of Amboise. Amazon éditions, 2024 (voir aussi URL. www.pamela-shields.com).
« Il n’est probablement pas et ne sera jamais aussi célèbre que ses contemporains, Picasso ou Dali. Ceux-ci étaient bien décidés à ne jamais être oubliés. Ernst l’espérait. Dali et Picasso devinrent des parodies d’eux-mêmes. Ernst jamais. » (203)
Le ton est donné, puissant et juste. Cet artiste allemand amoureux de Paris, marié en troisièmes noces à Peggy Guggenheim, parti vivre avec une autre épouse américaine en ermite dans le désert de l’Arizona, est un homme universel.
Marié en quatrièmes noces à Dorothea Tanning, il a choisi la Touraine, à l’âge de 64 ans, et érigé son chef-d’œuvre La Fontaine au Génie dans la ville d’Amboise. Après avoir été considéré comme ennemi de la France en tant qu’Allemand, c’est en citoyen français décoré de la Légion d’honneur qu’il meurt en 1975. Il a déshérité son fils Jimmy Ernst au profit de son épouse Dorothea Tanning, une peintre d’exception. Il a toujours aimé des femmes d’exception. Pendant sa passion avec Leonora Carrington, alors qu’ils avaient loué une maison à Saint-Martin d’Ardèche, il fut déporté dans un camp en 1939. Sans nouvelles de lui, Leonora passa en Espagne, fut internée à Madrid et réussit à s’enfuir au Mexique. La première épouse de l’inventeur de La Fontaine au Génie, Lou (Dr Louise Straus) a été assassinée à Auschwitz. Très cultivée, Lou a traduit en allemand le poème de W. B. Yeats, The Choice, qu’elle lisait à leur fils Jimmy :
L’intelligence humaine est obligée de choisir
Entre la perfection de la vie ou celle du travail.
Qui était Max Ernst ?
La poétesse surréaliste Valentine Penrose le « méprise ». En 1928, lors de vacances avec son mari Roland Penrose, Max et sa seconde épouse Marie-Berthe Aurenche, Valentine a déclaré que Max avait « un caractère cruel et sadique, qu’il aimait blesser la douce, naïve et gentille Marie-Berthe » qu’il traitait « honteusement ». Valentine Penrose l’a jugé comme « un opportuniste qui cultivait des amitié avec des gens aisés et les exploitait dans son seul intérêt » (p. 152-53). Comment pouvait-elle juger ? Les Penrose étaient des amis de Gala et Paul Éluard. Valentine, extrêmement belle, dont les poèmes étaient admirés par Éluard, est une des rares femmes qui n’ait pas succombé au charme de Max, précise Pamela Shields. L’art expose à la jalousie forcément méchante, et il y a le revers de la médaille (voir photomatons avec Marie).
La façon exceptionnelle dont Pamela Shields présente la démarche spirituelle de cet Allemand transfuge et apatride expose en toute intelligence la multiplicité du personnage. D’origine modeste, il a connu à travers les femmes quelques-unes des plus fascinantes cultures de son temps (juive, française, anglaise, américaine), que son talent a unifiées par une ineffable quête intérieure. Voir cet artiste allemand tel un papillon qui se métamorphose jusqu’à l’imago (la mort) est hâtif, comme un amphibien est contestable et comme un ermite-sirène au pelage d’ours est le portrait de Leonora Carrington (voir photo).
Ses mœurs auraient pu l’égarer. En fait, elles sont foncièrement liées à l’œuvre (cf. sur la Toile Europe après la pluie, Aquis Submersus, en particulier). L’ensemble est un mystère que Pamela Shields intériorise avec humour pour la seule quête qui vaille, la quête de la liberté dans l’art. La célèbre « affaire » du ménage à trois de Gala, Paul Éluard et Max Ernst, en 1919, montre que cela « défie toute classification » (p. 208), même celle de « surréaliste » qu’il utilisait.
Les formules de l’essayiste anglaise reflètent la pensée de Max Ernst. Elles sont convaincantes sans être conventionnelles. Pamela Shields démontre comment Max Ernst applique à sa peinture qualifiée « onirique » voire « métaphysique », les théories freudiennes du rêve. L’amour intense que Paul Éluard voua à Max servit beaucoup à cet Allemand raffiné, révolté, qui venait d’abandonner sa femme et son fils parce qu’il n’était pas fait pour une vie routinière. L’amour inconditionnel que lui porta son fils suffit à remplir un livre. Jimmy Ernst a sauvé la vie de son père, exilé de sa patrie au titre d’« artiste dégénéré ».
Pamela Shields considère que Dorothea était plus talentueuse que Max Ernst. Que dire de Leonora Carrington, dite « surréalisante », « female iconoclaste » ? Son portait de Max avec une chimère de Licorne couronne cette passion amoureuse et dit la Solitude. Pamela Shields devrait lui consacrer une biographie, ainsi qu’aux autres « affins » amoureux du génial Max Ernst... La passion charnelle de l’autrice de La Maison de la Peur (préface et illustrations de Max Ernst, 1938) et Le Cornet acoustique (1974) a fini avec un mariage arrangé pour quitter l’Europe en guerre. Leonora a connu Frida Kahlo à Mexico. Ses sculptures nourrissent une « sorcellerie ironique » (Carlos Fuentes). Elle fut une mère exemplaire.
Louise, dite Lou, mérite une biographie. La première ! Elle a aimé Max Ernst à l’époque dadaïste. Pourquoi a-t-elle a refusé de rejoindre leur fils Jimmy en Amérique ? Elle a fait partie du dernier convoi pour Auschwitz.
Max, qui n’est pas un opportuniste, a eu une profonde relation avec Michel Debré, quand il a été maire d’Amboise. C’est grâce à Amboise et à Dorothea que Max a pu se consacrer à La Fontaine au Génie d’Amboise. Le lieu n’est pas neutre… les grenouilles et les tortues encore moins. Et ces langues d’étrangers, tous ces « drôles », fous sans l’être. Cette sculpture monumentale porte au sommet un Grand Génie, une figure d’oiseau penaud, ou un crapaud, que l’on retrouve en totem (voir photos), rappelant les petites figures en plomb exhumées du lit de la Seine et copiées par Alberto Giacometti1. Le contraste entre ces figures tordues et la barque de la Déesse Séquana (la Seine) fait écho à la dualité de l’homme blessé et de la Beauté. La connaissance « invisible à première vue » : « augenblick » (all.) contient « l’œil » — et la pierre —, l’Inconnu est actualisé, c’est l’instant du jaillissement, la genèse (sur la Toile, « im ersten Augenblick » est traduit par « tout d’abord »)…
J’ai assisté à l’inauguration de ce monument avec mon grand-père. Ce Grand Génie entourée de tortues et de grenouilles a été incompris. L’œuvre a provoqué un véritable tollé dans Amboise. Ainsi que la Légion d’honneur décernée à un artiste2.
« Génie » signifie la connaissance heureuse. C’est un des mots qui exprime l’indissoluble dualité d’Éros et de Thanatos. La synthèse des deux sens du mot « génie » est donnée dans cette pensée du grand poète Gérard de Nerval sur le philosophe italien Giambattista Vico,
« Vico, qui prétend que les divinités s’incarnent sous la forme des grands génies, des bons rois, des bienfaiteurs du monde ; de là la nécessité d’honorer les morts illustres, et sans doute un peu les vivants. »
Je reprends mon Mythe d’Isis (2024, p. 82), car dans les Illuminés, Gérard de Nerval a pré-intitulé « La Doctrine des Génies » le chapitre « Du mysticisme révolutionnaire ». Quiconque s’intéresse à la Révolution française fait face à cette notion de « génie », et à celle de « fontaine de régénération ».
« Par génie nous entendrons tout à la fois mouvement, origine et terme, couronnement et vérité [...] » écrit Jean-Pierre Richard dans Études sur le Romantisme (p. 17 à 18).
Un artiste aussi cultivé que Max Ernst, entouré de « génies féminins », n’a pu ignorer « la Doctrine des Génies ». Encore moins la « fontaine de régénération » érigée sur les ruines de la prison de la Bastille en 1789, qui avait des attributs de la Déesse Isis.
Quelle est « la Doctrine des Génies » ? Plutarque, dans Isis et Osiris, rappelle que des principes cosmogoniques incarnés par les divinités égyptiennes ont été considérés comme des « génies », c’est-à-dire des intermédiaires à caractère humain ou non entre les dieux et les humains.
Plutarque reprend la définition du principe divin attribuée à Pythagore :
« Dieu est une âme répandue dans tous les êtres de la Nature et dont les âmes humaines sont tirées. (note p. 87) ».
Cette grande âme est la base d’une gradation entre les règnes divins et humains. Elle est hiérarchisée en trois hypostases, ouvertes sur le cosmos : les dieux, les êtres humains et les « Génies », « ceux qui ressemblaient à Pythagore »…
Nous retrouvons chez Apulée une tripartition entre « Les dieux visibles » (I-II,116-121, p. 19-22), à savoir les planètes, « Les dieux invisibles » (II-III, 121-124, p. 22-23), les douze dieux romains, et le « Rôle des démons » (VI,132-134, p. 26-27), ces derniers, comme les Génies, étant des « puissances divines intermédiaires ». (« Du dieu de Socrate » — « De Deo Socratis » — dans Opuscules Philosophiques et Fragments, Les Belles Lettres, 1973).
Les livres d’Hermès Trismégiste, Poimandrès. Traités II-XVII du Corpus Hermeticum. Asclepius. Fragments extraits de Stobée (Les Belles Lettres, 1954-1960) reprennent cette doctrine des Génies pour les divinités égyptiennes, et à la fin du XIXe siècle, Le Rameau d’Or de Sir James Frazer (Laffont, 1983), livre à la portée de tout artiste préoccupé par les symboles.
Les Génies sont les plus proches possible de l’être humain, mais appartiennent à l’essence divine. Ils unissent deux catégories opposées par convention. Humains et dieux se fondent non pour abolir leur nature unique, mais pour former une identité tierce, habitée par la loi de la fécondité universelle. Cette pensée animiste irrigue la création artistique de Max Ernst, qui fut en symbiose avec ses « génies féminins ».
Si la notion d’échange prend une telle importance, c’est parce que cette pensée néo-pythagoricienne est fondée sur l’évhémérisme et la doctrine de réincarnation.
Les âmes pures de certains humains animaient les Génies, qui sont :
« un de ces êtres exceptionnels qui vivaient en contact direct avec la divinité. Quant aux âmes complètement purifiées, elles étaient affranchies du cercle des naissances » (Plutarque, p. 88)
La fontaine d’Amboise renvoie à la métempsychose, la doctrine de migration des âmes, et à la Fontaine de Régénération (cf. le chapitre éponyme du Mythe d’Isis).
Profitons de la perche tendue par Pamela Shields pour citer la dispute sur les génies reproduite dans de célèbres récits mystiques. Le premier est Le Comte de Gabalis ou Entretiens sur les sciences secrètes (1670). La « scission » entre l’auteur, l’abbé de Villars et le père Bougeant est ainsi décrite :
« Le dernier niait vivement la transformation des dieux antiques en génies élémentaires, et prétendait que n’ayant pu être détruits, en qualité de purs esprits, ils avaient été destinés à fournir des âmes aux animaux, lesquelles se renouvelaient, en passant d’un corps à l’autre selon les affinités ». (II,1120)
« La Doctrine des Génies » pose un strict continuum avec la personne humaine ou divine initiale.
Laquelle à Amboise ? Louise de Savoie ? Et tant d’autres, que l’essai Out of the Shadows. The Ladies of Royal Château Amboise (Les femmes du château d’Amboise sortent de l’ombre), de Pamela Shields (2022) présente de façon « géniale », et pour la première fois…
La doctrine de la métempsycose est aussi troublante que La Fontaine au Génie, tortues, grenouille et Assistants. Alors revient l’accusation d’hérésie, qui a tourmenté la passion idéale cultivée pour la « Nature naturante » des Alchimistes. Il y a juste un siècle, l’hérésie a mué en art « dégénéré ».
Max et Dorothea ont travaillé avec le seul sculpteur et peintre d’Amboise, Al Sarcy, un nom d’artiste choisi pour faire oriental (l’Orient symbolique et non réel). Ce sculpteur a laissé une œuvre sculpturale monumentale à la Maison des Pages alors propriété du poète Tristan Lamoureux (nom de plume de Jacques Mareuse). Le sens ésotérique, et les vastes proportions de ce chef d’œuvre sculptural dépassent les compétences d’Al Sarcy. L’influence de ce couple d’artistes allemand et américaine est incontestable. Elle mériterait une étude, si tout n’était pas piétiné par des rivalités. Pamela Shields déplore que les librairies amboisiennes n’aient pas un seul livre présentant Max Ernst et Dorothea Tanning. Un galeriste d’Amboise qui possède une œuvre de Max Ernst ne connaissait pas la fontaine, aussi invisible que scandaleuse. Heureusement, de nombreux musées protègent leurs œuvres (voir la maison Max Ernst & Dorothea Tanning, 37420 Huismes, tél : 06 89 93 52 23). Pamela Shields rappelle le soutien que ces deux personnalités reçurent du maire de Huismes, très honoré qu’elles aient choisi ce village pour créer et se reposer. Dorothea ne s’est jamais remariée, disant : Max était « la seule personne dont j’avais besoin. » (p. 227).
Pamela Shields projette en pleine lumière le rôle transformatif de cet artiste apatride. Comme Pamela Shields et Mark Playle, Max Ernst et Dorothea Tanning ont pensé trouver dans le « jardin de la France » un paradis pour leur retraite. Et la renaissance, un plaisir toujours renouvelé comme l’eau d’une fontaine. Max Ernst fut amoureux d’étrangères aussi talentueuses que lui. Il a encouragé leur création, réussissant autant une œuvre artistique « palingénésique » que sa vie sentimentale où Éros et Thanatos sont éternels. « Le diable porte pierre ».
Pamela Shields estime que le Surréalisme est aussi important que l’art de la Renaissance. Elle fait preuve d’un jugement sérieux, fondé sur de réelles connaissances : Max Ernst a été surréaliste avant la parution du Manifeste du Surréalisme d’André Breton, en 1924 !
1. Voir article Euronews.com du 14 mars 2024. Ces figurines sont conservées au Musée Carnavalet et dans la crypte de Notre-Dame. Certaines pièces furent dans les collections privées d’André Breton et Giacometti.
2. Marcel Aubaud a présidé l’Amicale des Anciens Combattants de la Grande Guerre de 1914-18. Chevalier de la Légion d’honneur, après Max Ernst, il a reçu la Médaille de la Ville d’Amboise. Comme André Breton, mais pas pour les mêmes motifs, il refusait que la Légion d’honneur soit attribuée à un artiste. Voir ses mémoires, Un imprimeur dans la tourmente, La Maison des Pages éditions, 2025.
3. Voir Julia Kristeva, Prélude à une éthique du féminin, livre et entretien à la librairie Mollat sur youtube (déc. 2024).
Camillæ ou Camille Aubaude (texte & images), « Qui est Max Ernst ? », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : HIVER-PRINTEMPS 2025 | NO I « Inspiratrices réelles & fictives », 1er Volet, mis en ligne le 12 avril 2025. URL :
Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » | Revue culturelle des continents
Paris. Jeudi, 10 avril 2025. Il est utile de rappeler l’histoire des peuples juifs, des humains parmi d’autres humains, génératrice circonstanciellement, depuis l’antiquité, de génies philophiques, littéraires, scientiques, artistiques, de multiples œuvres enrichissant de manière exceptionnelle le patrimone de l’humanité. Le destin des séfarades est pontuée litanies douloureuses de persécutions, de discrimations, de marginalisations, d’exclusions, de proscriptions, de relégations, d’expropriations, de déportations, d’épurations, d’éradications, d’exterminations dans le sociétés occidentales. Le Maroc fait figure d’exception. En dehors de troubles épisosodiques, terribles, en lien avec les guerres tribales, les crises de succesion, les abus de pouvoir, juifs et muslmans vivent en symbiose selon la formule de Haïm Zafrani. Ils cohabitent dans les quartiers populaires. Ils partagent les fêtes familiales, les musiques traditionnelles, les coutumes locales, les solidarités quotidiennes. Les mellahs des grandes villes, espaces autogestionnaires, avec leur ardeur artisanale, leur effervescence commerciale, leurs bijouteries attractives, leurs consultations occultes sont ouverts aux chalands en quête de bonnes affaires.
Les Séfarades.
Originairemet les séfarades sont les juifs expulsés d’Espagne et du Portugal à la fin du XVème siècle après la prise de Grenade par les chrétiens. Le mot séfarade est un hapax qui n’a qu’une occurrence. Il apparaît une seul fois dans la bible dans la phrase « Les déportés de Jérusalem qui sont en Séfarad ». Séfarad désigne ici Sardes, ancienne ville d’Ase mineure, capitale de la Lydie sur la rivière Pactole, ancien royaume de Crésus, des mots entrés dans la langue française avec des expressions familières qui signifient opulence. Dans la langue hébraïque du Moyen Âge, séfarade désigne les juifs de la péninsule ibérique, et par extension, les juifs du Maghreb et du Moyen Orient qui partagent les mêmes rites. L’époque andalouse constitue un âge d’or pour l’épanouissement, dans l’interculturalité, des lettres, des arts et des sciences où les juifs prennent une part active. Ainsi Moïse ibn Ezra (1058-1138), poète, philosophe, rabin, auteur d’une œuvre poétique, profane et religieuse, du Jardin de la métaphore en arabe, un classique de la philosophie médiévale. Ainsi Salomon ibn Gabirol (1021-1058), poète, philosophe, théologien, rabin, adepte du néoplatonisme, influenceur des scolasticiens chrétiens, notamment Albert le Grand et son élève Thoms d’Aquin. Salomon ibn Gabirolsoutient l’incognicibilité de Dieu : « Connaître l’essence première sans les créatures qu’elle a produites relève de l’impossible. Ce qui est possible, c’est de l’appréhender, mais uniquement par les œuvres qu’elle a produites » (Salomon ibn Gabirol, Le Livre de la Source de vie, traduction française éditions Hermann, 1992).
Moïse Maïmonide.
Ainsi Moshe ibn Maïmon, Moïse Maïmonide (1138-1204), philosophe, métaphysicien, astronome, médecin, théologien, rabin, talmoudiste, auteur du Mishné Torah, l’un des plus importants codes de loi juive. Il entreprend, comme son aller ego musulman Ibn Rochd, Averroès (1126-1198), de concilier la révélation des livres sacrés et la vérité scentifique représentée par le système aristotélicien. Thomas d’Acquin surnomme Moïse Maïmonide L’Aigle de la synagogue. Il existe deux lectures de la philosophie maïmonidienne, la première la considère comme une synthèse du judaïsme et de l’aristotélicisme, la seconde voit l’aristotélisme comme vérité et le judaïsme comme allégorie. « Il n’y a aucun moyen de percevoir Dieu autrement que par ses œuvres. Ce sont ses œuvres qui indiquent son existence. Il faut donc nécessairement examiner les êtres dans leur réalité afin que chaque domaine de la science puisse fournir des principes vrais et certains fondateurs des recherches métaphysiques » (Moïse Maïmonie, Le Guide des égarés, traduction française éditions Verdier, 1983). Objet de discorde pendant des siècles, la philosophie de Moïse Maïmonide apparaît aujourd’hui comme une pensée vivante et régénérante.
La vie de Moïse Maïmonide est emblématique des destinées séfarades. Le philosophe vit cinq ans à Fès, de 1160 à 1165, où il ridige ses traités majeurs en arabe. La vieille maison est toujours nichée au cœur de la vieille ville, dédale de venelles plantées d’échoppes pittroresques. La façade présente, sous alignement de petites corniches, l’horloge Bouinaniyya. « C’est la Magana, l’horloge mécanique dont on perçoit encore sur la rue les treize timbres en bronze , pareils à des cuvettes, posés chacun sur un support mécanique, à quelques mètres au-dessous de consoles de bois également sculptées » (Alfred Bel, Inscriptions arabes de Fès, Journal asiatque, Juillet 1918). « Au premier étage de ce cet édifice du XIIème siècle, une rangée de treize consoles fixées dans le mur et qui supportent treize vases en bronze. Il n’y a aucune explication satisfaisante de la signification de ces treize coupes. Une énigme archéologique » (Edouard Montet, La Maison au treize coupes à Fès, Bulletin de la Société de géographie de l’Afrique du Nord, 1923). La fonction principale de cette mécanique est d’indiquer l’heure, égale au douzième de l’intervalle de temps entre le lever et le coucher du soleil quelque soit la saison. Une heure en usage dans le monde gréco-romain, utilisée jusqu’au XIXème siècle dans la sphère atabo-musulmane. Techniquement, une interface sonore et visuelle, actionnée par des cymbales et des volets. À la fin de chaque heure, une boule en bronze tombe dans la symbale correspondante. Le volet qui lui correspond s’ouvre. La première cymbale à droite n’a pas de volet. Elle indique seulement le démarrage de la journée et plus exactement le sobh, l’aube, l’heure zéro. L’énergie est assurée par un moteur hydraulique manié avec des cordes, des poulies et des contrepoids. La régulation est astronomique à tympan. Des techniques transmises par les arabes, crées par l’ingénieur Ctésibios d’Alexandrie du troizjème siècle avant l’ère chrétienne, fondateur de l’école des mécainiciens grecs, inventeur de l’horloge à eau clypsydre, de l’horloge musicale, de l’orgue, du piston, du clavier, de la soupape… La légende raconte que l’horloge de Fès a été mise en mouvement par un magicien surdoué. Un autre magicien juif au pouvoir supérieur, qui ne serait que Moïse lui-même, décide de l’arrêter définitivement quand il est contraint d’abandonner sa retraite marocaine et de s’exiler en Égypte. « Je quitte cet asile où le temps ne court plus » écrit-il.
Il existe une autre version qui fait remonter la construction de l’horloge Bouinaniyya, en concordance avec le nom du créateur, au milieu du quinzième siècle, soit trois siècles après le séjour de Moïse Maïmonide, qui a probablement habité une demeure mitoyenne de la Maison aux horloges.« Abou Inan fait construire une magana avec des coupes et des écuelles de cuivre jaune, en face de sa nouvelle médersa au Souq el Qaçr. Pour marquer chaque heure, un poids tombe dans une coupe, suscitant l’ouverture d’ fenêtre. Ce ouvrage est finalisé en 1357 par l’astronome Abou el Hasan Ali Ben Ahmed el Tlemçani ». (Abou Al Hassan el-Jaznai, Zahrat el-As, La Fleur du myrte, traduction française par Alfred Bel, 1923). La véracité de la légende, quand elle imprime l’histoire, vaut, après tout, l’authenticité sélective des chroniqueurs de l’époque. Lire utilement : Roger Le Tourneau, Fès avant le Protectorat, éditions Publications des Hautes Etudes Marocaines, 1949.
Les juifs fassis étaient 16 000 en 1950. Ils ne sont plus qu’une centaine de retraités. S’accumulent dans la maison attribuée à Moïse Maïmonide des reliques issues de la grande synagogue, des écoles religieuses, des chandeliers, des mezouzahs, des torahs, des pièces de plusiuers siècles ignorées des muséographes. Tout est figé dans le temps. La maison d’Harambam, d’Harabino Moshé ben Maïmon, de Maïmonide, désignée par les locaux par des noms divers, promise au rang de marabout, est vénérée par les juifs et les musulmans. Le musée de la culture juive de Fès, symbole de fraternité, s’installe au cœur de médina.
Les juifs marocains.
Les juifs marocains sont descendants des tobashims, tribus berbères judaïsées aux temps des phéniciens et des romains, et des magorashims, exilés de la péninsule ibérique après la Reconquista. La majorité de ces juifs sont des artisans, des boutiquiers, des agriculteurs dans les montagnes de l’Atlas. Des commerçants, des médecins, des lettrés, des tordjmans, des intrepètes, des traducteurs, des conseillers occupent des postes prestigieux auprès des califes almoravides, almohades, mérinides, des sultants alaouites. Les juifs marocains sont marocains avant d’être juifs. Dans tous les secteurs sociétaux, juifs et musulmans cohabitent, semblables et différents, toujours compélmentaires. La masse juive, réduite à la misère par l’industrialisation, s’occidentalise progressivement par l’intermédiaire de l’Alliance Israélie Universelle, redoutable machine l’intégration coloniale. Les juifs, rescapés de la terreur vichyste grâce à la protection royale, se schizophrénisent entre ancestralité marocaine, attraction française et sirènes sionistes. Des intellectuels juifs, comme Simon Lévy, Albert Fasson, Abraham Sarfaty, Haïm Zafrani, Edmond Amran El Maleh s’ngagent a contrario, au sein du parti de l’Istiqlal, du Parti communiste, dans la lutte contre le colonialisme. Aux lendemains de l’indépendance, les juifs jouent, pendant deux ans, un rôle de premier plan dans la construction du nouveau Maroc avant que l’exode ne les disperse dans le monde. Le médecin Léon Benzaquen est nommé ministre des Postes, Télégraphes et Téléphones. Serge Berdugo, ancien ministre du Tourisme, est aujourd’hui ambassadeur itinérant du Roi. Les juifs marocains, immigrés à l’étranger, brillants hommes d’affaires et banquiers comme Yariv Elbaz, les frères Michael et Yoel Zaoui, demeurent des intercesseurs discrets et performants du Royaume. Les juifs de double nationalité, essaimant sur tous les rivages, immergés dans les cercles influents, brandissent leur passeport marocain comme une mascotte sacrée. Chaque année, 50 000 juifs reviennent en pèlerinage au Maroc.
« Après l'indépendance du Maroc, nous avons créé un mouvement appelé Al Wifaq, L'Entente, pour retrouver un terrain commun à l'ensemble des populations, juives et musulmanes. C’était une urgence, car le protectorat a tenté de gommer tout ce qui pouvait rassembler les différentes composantes de la nation marocaine.Pour l'historien, la connivence entre juifs et musulmans est un fait notoire. Elle s'est développée dès l'avènement de l'Islam, surtout avec l'Âge d'Or de la civilisation arabe aussi bien en Orient qu’au Maghreb et en Andalousie. Cet Âge d'Or a duré du huitième au quinzième siècle, des Omeyades à l'édit d'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492. L’exemple de pèlerin du monde judéo-arabe est le savant juif cordouan Moïse Maïmonide. Il est l’émanation d'une société, d'une civilisation et d'une culture symbiotiques. Ses maîtres arabes lui apprennent l'histoire naturelle, la médecine et la philosophie. À cette époque, on échange en même temps les marchandises et les idées. Les juifs sont les courtiers de la civilisation arabo-musulmane. Ils ont une connaissance parfaite des langues hébraïque, arabe et romane, de l'espagnol, du provençal et du latin. Ils étaient porteurs des sciences et des cultures médiévales. La coexistence entre juifs et musulmans est pacifique et fructueuse, sauf pendant les périodes de passions et de violences qui marquent les interrègnes, les révolutions de palais, les grands bouleversements dynastiques. Ces crises cycliques sont effectivement jalonnées de massacres, de pillages frappant des populations innocentes, juives et musulmanes. Les juifs paient le tribut le plus lourd. Ils se voient en outre forcés à la conversion ou à l'exil quand les troubles politiques se compliquent de guerre de religion, comme c’est le cas à l’époque almohade. Mais demeure toujours la symbiose réalisée dans la poésie. C’est par la poésie que les juifs restaurent la langue hébraïque. La métrique arabe est adaptée au prix parfois de quelques aménagements. Sur le plan philosophique, les maîtres musulmans enseignent aux disciples juifs et réciproquement. Moïse Maimonide, par exemple, donne des cours d'anatomie à l'université islamique de Fès, la Quaraouiyine. Contrairement au monde chrétien de l’époque, dans la civilisation judéo-arabe, l'artisan et l'homme d'affaires peuvent être des lettrés d'un haut niveau, des philosophes et des sages. Les juifs sont, par ailleurs, les gardiens des traditions musicales, andalouses et maghrébines. Lorsqu'un sultan musulman veut appliquer la loi dans toute sa rigueur, il interdit la musique andalouse. Cette musique se réfugie alors dans les mellahs. La littérature orale permet une communication permanente, un syncrétisme des croyances populaires. L’exode des années cinquante et soixante a été une savante exploitation d’une peur étrange.Mes premières enquêtes ont lieu la veille de l'émigration des communautés juives bimillénaires, des berbérophones et arabophones de l'Atlas et du Sud marocain. J'assiste, à cette occasion, à quelque chose d'ahurissant, le départ, en l'espace d'une nuit, de communautés entières. Ces communautés, du fait de leur foi, de leur atavisme sont préparées psychologiquement et religieusement à l'avènement du Messie. Elles croient probablement que le Messie est arrivé. Elles partent en Terre sainte. Il y a aussi une sorte d'appréhension du lendemain, la peur d'une révolution, comme la révolution irakienne ou nassérienne. Les juifs marocains craignent des événements similaires, une crainte entretenue, instrumentalisée par certains milieux. Mon histoire est différente. J'ai vécu dans le voisinage d'une famille musulmane. Ma mère et ma grand-mère passaient avec leurs amies musulmanes de longues veillées. J'ai eu par ailleurs, des responsabilités dans l'enseignement de l'arabe, dans la Ligue contre l'analphabétisme, au lendemain de l'indépendance. J'ai fait partie de la commission royale de la réforme de l'enseignement. J'ai moi-même participé à la formation d'enseignants. J'ai aussi travaillé à la reconversion de l'enseignement israélite qui était rattaché, jusque-là, à l'enseignement européen où la langue arabe était absente. Tout cela prouve qu'en tant que juif, je me suis toujours senti proche de mes compatriotes musulmans. Les juifs et les musulmans dans certains pèlerinages, dans certains moussems, vénèrent les mêmes marabouts. Ainsi, par exemple, le saint de Tamast, dans la vallée du Souss, est un juif. Les juifs et les musulmans encensent pareillement sa tombe. Dans le cimetière de Talborjt à Agadir, le saint juif Khelifa Ibn Malka est enterré à côté de Lalla Sefia, sainte musulmane. Les deux saints font l’objet de la même adulation » (Haïm Zafrani, Entretien, Le Monde, 31 octobre 1977). Qui, mieux que Haïm Zafrani, peut clarifier aussi limpidement l’histoire des juifs marocains ? Les juifs marocains, berbères judaïsés à l’époque phénicienne, n’ont rien à voir avec le Moyen Orient. Ils se sont, à travers les âges, une judaïté propre, un patrimoine spirituel, philosophique, littéraire, artistique singulier, substantielle, à part entière, de la culture marocaine.
Le Maroc rénove à tour de bras des dizaines de synagogues, de cimentières, de sanctuaires. Le vieux quartier juif de Marrakech, à deux pas du souk aux épices, également restauré, récupère son nom de mellah. Les ruelles retrouvent leurs plaques en hébreu. La synagogue Lazama, faute de fidèles, accueille les touristes. Le lieu de culte remonte à la fin du quinzième siècle. La synagogue des exilés, désertée depuis l’expatriation massive de ses pratiquants, retrouve sa vocation mémorielle. Les petites classes destinées aux élèves juifs descendus des montagnes pour s’initier à la Torah, se transforment en petit musée où des photographies déteintes rappellent l’histoire d’une communauté dispersée aux quatre coins de la planète. Le Maroc compte 300 000 juifs dans les années cinquante. Il est saigné à blanc par l’une des expatriations massives les plus hallucinantes de l’histoire. Beaucoup de juifs marocains, aujourd’hui, indéfectiblement attachés à leur terre ancestrale, revisitent leurs racines.
Dès l’antiquité, le site d’Amagdoul ou Mogador, devenu Essaouira, avec ses gisements de fer et ses ateliers fabriquant la pourpre, attise la convoitise des navigateurs phéniciens, grecs et romains. Des juifs seraient venus avec ces explorateurs dans le village de Diabat, à proximité de la ville actuelle. La communauté juive d’Essaouira, aujourd’hui dispersée, a connu, pendant les deux siècles de son épanouissement, une constante mobilité. Les dix premières familles juives, cœurs battants du commerce, gratifiés de privilèges spéciaux, s’établissent en 1764 à la demande du sultan Sidi Mohammed ben Abdallah, édificateur de la cité, sur les conseils de Samuel Sumbal, ministre des Affaires étrangères, tombé plus tard en disgrâce, mort empoisonné à Tanger. « La ville d’Essaouira devient rapidement le port maritime le plus actif. Des marchands européens, musulmans, juifs, y construisent des maisons, attirés par les droits avantageux de douane » (Daniel Schroeter, The Sultan’s Jew, Morocco and the Sephardi World, éditions Stanford University Press, 2002).
La correspondance du consul général Louis Chénier, chargé d'affaires de la France au Maroc entre 1767 et 1782, est précieuse pour comprendre la situation marocaine sous le règne de Sidi Mohammed ben Abdellah. Au XVIIIème siècle, le commerce entre la France et les ports marocains se réduit à peu près aux échanges suivants : le Maroc achète aux négociants français des toiles de lin de Bretagne et autres, quelques balles de soie pour les fabriques de Fez, du coton brut, de la mercerie, des draps, des papiers grossiers, un peu de sucre et de café, du soufre enfin, vendu directement au sultan, qui s'en réserve le monopole. Les navires français chargent, en échange, de la laine brute, de l'huile, du crin, de la cire. La masse des importations dépasse sensiblement celle des exportations, de sorte que les commerçants français doivent faire la balance, non pas en monnaie française, mais en piastres d'Espagne, ou encore par le transport des produits étrangers, comme le fer de Biscaye. Chénier estime cependant que le commerce français n'est pas au Maroc un commerce passif, puisqu'on en retire, dit-il, « des matières propres à alimenter nos manufactures, ce qui permet de nouvelles occasions de réexportation et d'échanges ».
Louis Chénier décrit ainsi le sultan Mohammed ben Abdellah dans son mémoire du 15 février 1777 : « L'empereur régnant, âgé d'environ 63 ans, est né avec un jugement solide et avec des dispositions à acquérir des connaissances, s'il en a l'occasion. Son père l'envoie à La Mecque, jeune, pour lui faire mériter la vénération des peuples en conformité avec la tradition du Prophète., Mais, toutes les qualités de ce prince et toutes les perfections qui peuvent concourir à sa gloire et au bonheur de ses sujets, sont obscurcies par une avidité insatiable, qui détruit chez lui les principes de toute justice, rend ses peuples malheureux et trouble son repos. Ce prince ayant, du vivant de son père, le gouvernement de Safi, où se regroupent des négociants de toutes les nations, prend des idées rapides, des connaissances générales et bien imparfaites, des images de l'Europe concernant une sorte d'administration, la discipline militaire, la navigation, le commerce, les impôts, etc., idées que le défaut de principes, le pouvoir des préjugés et une habitude prédominante des usages opposés ne permettent pas de mettre en pratique ni d'en faire une juste application. Ce prince en adapte quelques faibles manières au gouvernement de ses États, autant qu'elles sont conciliables avec les convenances de sa passion dominante, avec cet esprit d'intérêt, qui détermine ses résolutions et fait la base de son système. L'empereur régnant, à la vérité, ne souille pas son trône du sang de ses sujets, comme l'ont fait ses aïeux, du temps où cette cruauté pouvait peut-être devenir nécessaire. Mais, occupé du désir d'amonceler des richesses dans ses trésors, son pouvoir absolu lui en rend tous les moyens praticables légitimes, tantôt par des impositions forcées sur les provinces, sur les productions des terres, sur les douanes, et plus fréquemment encore par des amendes pécuniaires sur les particuliers, sous le moindre prétexte, pour soupçon ou accusation fondée, par le vol même. Par ce renversement de l'ordre des choses, la probité n'a aucun asile assuré. Le crime mis à prix trouve une sorte d'encouragement dans sa peine. Ce qui entraîne la dissolution dans les mœurs de la nation et toutes les misères qui en sont la suite. Ce prince, capable de quelque résolution, manifeste du courage à l'occasion. Mais, on peut être trompé dans les apparences. Il est des gouvernements qui, par leur nature, exigent et inspirent une sorte de vigueur, que l'oppression des sujets fait encore éclater davantage. Ce n'est pourtant point la valeur ni la fermeté. Ce n'est pas cette élévation d'âme qui tient au caractère. C'est une bravoure artificielle, qui disparaît au moindre travers, qui s'anéantit avec l'âge. Les passions qui avilissent l'âme ne sont point celles des héros. Elles sont incompatibles avec la véritable grandeur » (Journal du Consulat général de France au Maroc (1767-1785), texte publié par Charles Penz (Casablanca, 1945). On comprend aisément les arrière-pensées coloniales qui président à l’édition de cet ouvrage. Il n’en reste pas moins un témoignage de première main, contredisant les préjugés d’enfermement et d’isolement accolés à l’Empire Chérifien.
Le patrimoine juif marocain renaît de ses ruines. Essaouira, réconciliée avec son passé, abrite désormais la synagogue Slat Attia, la maison de la mémoire et de l’histoire Bayt Dakira et le Centre international de recherche Haïm et Célia Zafrani. Le Musée du judaïsme marocain de Casablanca, pensé et concrétisé par Simon Lévy (1934-2011), voit le jour dans le quartier de l’Oasis en 1997. L’établissement expose des objets de culte, des habits traditionnels, des bijoux, des broderies, des habits traditionnels, des enregistrements musicaux, des livres, des calligraphies, preuves matérielles d’une vie sociale et culturelle judaïque singulière de deux mille cinq cents ans, attachée au rite séfarade avec ses musiques liturgiques, ses fêtes, des célébrations, son culte des saints, ses légendes, ses superstitions, ses pratiques magiques, ses sorcelleries, ses exorcisations, ses sorcelleries, ses divinations, ses fascinations. En 2019, le chanteur d’opéra David Serero, originaire de Fès, fait don au musée de sa collection d’art Judaica. Il déclare : « C’est au Maroc que cette collection revient naturellement. Mes grands-parents ont quitté le Maroc, mais, le Maroc ne les a jamais quittés. Je suis reconnaissant envers mon père qui nous a toujours élevés dans la culture marocaine. Dédier cette collection à mes grands-parents leur permet de revenir au Maroc par la grande porte ». L’arrière-grand-père de David Serero était le grand rabbin du Maroc Haïm David Serero (1883 – 1967). Le musée hérite également de ses archives. Le nouveau musée de la culture juive de Fès s’installe au cœur de médina.
La synagogue Ettedgui de Casablanca est rénovée. Elle jouxte le musée adjacent d’El Mellah. Le mellah n’est pas le ghetto. Pour mettre fin aux conflits récurrents entre musulmans, juifs et convertis à Fès, ces derniers sont regroupés au XIVème siècle sur un terrain ayant servi auparavant de dépôt de sel. Melh en arabe, melha en marocain dialectal signifient sel. Mellah est une déclinaison de sel. Jusqu’au XVIIIème siècle, mellah désigne tout quartier administrativement autonome, autogéré, juif ou musulman. La capitale économique compte actuellement 3 000 juifs environ, plusieurs restaurants cashers. Le musée de la culture juive de Fès, symbole de fraternité, s’installe au cœur de médina.
L’histoire des juifs berbères s’enracine dans les villages atlastiques et les kasbahs du désert. Akka, petite ville de la province de Tata dans la province de Souss-Massa, en plein Sahara, voit surgir un musée juif à l’initiative d’un gardien de la mémoire musulman, Ibrahim Nouhi, collectionneur de correspondances, de manuscrits, d’archives témoins des relations fraternelles des juifs et des musulmans dans sa ville. Un autre petit musée juif à Goulmima, oasis agricole dans le Tafilalt, réunit des portes anciennes du mellah, des soufllets, des épistolaires, des grimoires. Goulmima, réputée pour ses villages fortifiés, ses géomorphosites, traversée en 1884 par l’explorateur Charles de Foucault et son guide, le rabbin marocain Mardochée Aby Serour, natif d’Akka. Les deux explorateurs, pour passer inaperçus, vivent comme des pauvres, mangent casher dans les familles hospitalières, fréquentent les synagogues, respectent le shabbat. Un jour, les trois cavaliers engagés pour les escorter, les dévalisent sauf de leurs carnets et de leurs instruments de mesure. Les deux voyageurs se réfugient auprès d’une communauté juive qui leur offre le gîte, la nourriture et la protection.
La Constitution du 11 juillet 2011 consacre la diversité culturelle marocaine « forgée par la convergence de ses composantes arabo-islamique, amazighe, saharo-hassanie, hébraïque, andalouse, nourrie et enrichie de ses affluents africains et méditerranéens. La prééminence accordée à la religion musulmane dans ce référentiel national va de pair avec l’attachement du peuple marocain aux valeurs d’ouverture, de modération, de tolérance et de dialogues pour la compréhension mutuelle entre toutes les cultures du monde » La redécouverte du patrimoine judaïque bimillénaire est une prise de conscience décisive de la pluralité culturelle marocaine.En novembre 2022, sont inaugurées une synagogue et une mosquée attenantes à l’université Mohammed VI Polytechnique de Benguerir. La synagogue, baptisée Beit Allah, La Maison de dieu, est à la fois un lieu de prières, de conférences et de rassemblements. La réalisation est le fruit d’un partenariat de l’association musulmane Mimouna et la Fédération séfarade américaine. La Mimouna est une fête populaire observée depuis trois siècles par les juifs maghrébins après le dernier jour de Pessa’h, la Pâque juive, à laquelle sont souvent associés les voisins musulmans. La première prière a rassemblé des juifs marrakchis et fassis, et des étudiants musulmans. En dix ans, 167 cimetières et 20 synagogues ont été restaurées au Maroc. Les publications érudites de Haïm Zafrani jouent, sans conteste, un rôle primordial dans cette réappropriation culturelle. L’université Mohammed V de Rabat se prévaut depuis les années quatre-vingt-dix d’un groupe de recherche sur le judaïsme marocain animé, entre autres, par des professeurs musulmans formés par Haïm Zafrani dans le Département de langue hébraïque et de civilisation juive de l’université Paris-VIII qu’il avait créé. D’autres centres culturels, d’autres établissements scolaires sont d’ores et déjà programmés. Il ne s’agit plus seulement de préserver, de pérenniser la culture judéo-marocaine comme patrimoine inaliénable, il s’agit de féconder le futur de ses ressources créatives.
Mustapha Saha, « Des patrimoines séfarades marocains », photographies par Élisabeth Bouillot-Saha, Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles », mis en ligne le 11 avril 2025. URL :
Dans le cadre des Rencontres de l’illustration, la Haute école des arts du Rhin présente un ensemble d’œuvres diverses et singulières de Gwendoline Desnoyers, ancienne élève des Arts décoratifs de Strasbourg. L’artiste qui s’est donné la mort le 31 juillet 2020 nous laisse Une vie de regrets, un ouvrage posthume publié par les éditions Arbitraire trois ans après son décès que ses éditeurs Lucas Ferrero et Renaud Thomas, le directeur de la HEAR Frédéric Sauzedde et les commissaires d’exposition de l’atelier illustration, Noah Nereutà, Violette Mesnier et Marius Guandalini, nous donnent à découvrir avec beaucoup de délicatesse et d’émotion.
Cette jeune artiste, disparue à l’âge de 29 ans, nous lègue des œuvres troublantes à la mélancolie douce-amère, sous forme de dessins, de gravures, de tableaux, de bijoux, de mobiles... Telles les artistes Camille Claudel ou Unica Zürn, elle alternait des séjours en milieu hospitalier et son travail artistique.. André Breton disait de « L’art des fous » qu’il est « la clé des champs » et indéniablement Gwendoline Desnoyers ouvre des portes à l’intérieur d’elle-même, elle retourne le miroir pour explorer les labyrinthes enténébrés qui l’habitent et la hantent, elle nous invite par le biais de ses créations à transcender la réalité à l’instar de la psychose qui la tient sous son emprise. On songe à la fameuse phrase de Pascal « Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou. » Et c’est bien avec notre part de folie ordinaire que nous appréhendons son œuvre comme nous pouvons le faire avec celle de Séraphine de Senlis.
Son tableau « une main pour une tête » cache le visage d’une femme pour en effacer l’identité, des séries de masques affichent les figures tristes, coléreuses, voire ricanantes de cette condition humaine en mal de repères qui nous caractérise et l’artiste de préciser de son écriture virevoltante « les têtes pensent le monde, les mains le façonnent ». Dans le sermon à un ami Gwendoline Desnoyers évoque « des ruines de solitude », elle écrit « le miroir se fait réalité / quel est votre secret ? / chacun porte la vérité »... Et quand la vérité a partie liée avec l’inspiration visionnaire, les dessins de l’artiste traduisent l’angoisse qui la tient prisonnière de ses hallucinations, tel ce serpent à tête humaine qui s’enroule autour du corps d’un homme.
Nul ne peut rester indifférent à cette exposition car c’est Gwendoline Desnoyers qui nous interpelle en nous posant cette question en forme de réponse « Comment dissocier l’artiste de son art, alors que celui-ci est son essence ? » Les créatures oniriques, les personnages ailés mi-hommes mi-anges, les paysages nocturnes empreints parfois de références mystiques sont l’incarnation même de cette artiste qui a publié de son vivant dans de nombreux fanzines et édité de petits ouvrages monographiques. Des rétrospectives comme celle du Festival Gribouillis à Bordeaux ou celle qui se tient actuellement à La Chaufferie à Strasbourg nous convient à traverser le miroir des apparences pour aller à la rencontre de cette femme artiste et poète à laquelle Strasbourg Capitale mondiale du livre UNESCO 2024 et la HEAR rendent aujourd’hui un vibrant hommage.
Françoise Urban-Menninger, « Le miroir retourné, une exposition des œuvres de Gwendoline Desnoyers à Strasbourg » avec des photographies de l'expositionpar Claude Menninger, Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : HIVER-PRINTEMPS 2025 | NO I « Inspiratrices réelles & fictives », 1er Volet, mis en ligne le 8 avril 2025. URL :
RÉCEMMENT, LE SITE « PANDESMUSES.FR » A BASCULÉ EN HTTPS ET LA DEUXIÈME PHASE DE SA MAINTENANCE PRENDRA DES MOIS VOIRE UN AN. NOTRE SITE A GARDÉ SON ANCIEN THÈME GRAPHIQUE MAIS BEAUCOUP DE PAGES DOIVENT RETROUVER LEUR PRÉSENTATION INITIALE. EN OUTRE, UN CLASSEMENT GÉNÉRAL PAR PÉRIODE SE MET PETIT À PETIT EN PLACE AVEC QUELQUES NOUVEAUTÉS POUR FACILITER VOS RECHERCHES SUR NOTRE SITE. TOUT CELA PERTURBE ET RALENTIT LA MISE EN LIGNE DE NOUVEAUX DOCUMENTS, MERCI BIEN DE VOTRE COMPRÉHENSION !
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