C'est aujourd’hui. Tu le sais.
La lumière, filtrée par les vieux volets gris, infuse lentement la pièce. Tu perçois le jour levé à travers la fine peau de tes paupières closes, s'ouvrant délicatement, entraînées par les rayons vainqueurs qui glissent entre les interstices. Tu reprends contact avec l’espace de ta chambre, ses murs nus baignés d'or, le radio réveil posé sur ta table de chevet, trois callas blancs dans leur cache-pot en faïence. Tu t'étires pour dégourdir ton corps qui semble ne peser rien. Tes os et tes muscles se seraient-ils fait la malle cette nuit ? Impossible. Tu aurais senti l'évasion de ta carcasse si elle avait eu lieu, puisque tu n'as dormi que d'un œil — comme d'habitude. Pourtant, rien à voir avec cette angoisse coutumière, qui empêche ta conscience de prendre ses cliques et ses claques, pour s’évader sans bruit aux pays des ténèbres. La faute à l’excitation, pareille à ces départs en vacances aux aurores, pour éviter les embouteillages des lourds samedis d’été, où levée avant le reste de la famille, tu attendais, frémissante de cette promesse d'aventure, le corps tendu et disponible de tant d'aguets.
Tranquillement tu sors de ton lit. Tu flottes — est-ce que tu voles ? — jusqu'à tes volets, que tu ouvres avec lenteur et délectation, pour sentir avec une acuité extrême la course chaude des rayons grignotant peu à peu ta peau. Tu offres ton corps en pâture au soleil. Le vampire en toi se replie dans les abysses intérieures les plus éloignées de ton épiderme. Bien fait pour lui ! Tu exultes de ce foudroyant contraste entre pénombre et clarté, froid et chaleur. Depuis combien de temps cela ne t'était-il plus arrivé, sourire ?
Ce matin tu n’allumes pas ton poste. De même que toute sensation de pesanteur t’est étrangère, tu ne veux rien entendre qui risquerait t'alourdir. Que t’importe le monde extérieur, ses nouvelles et ses désastres, ses guerres de plus, ses drames toujours. Seul est important ce savoir intime, gravé au plus profond de tes entrailles, tatoué dans l'écorce de ta chair, inscrit dans chaque grain de peau : aujourd’hui.
Chatte gracieuse, tu déambules dans ton appartement pour éprouver cette nouvelle manière d’être au monde, de brasser l’air autour de toi. C’est grisant. En chemin, tu aperçois ton paquet de cigarettes dans le tiroir entrouvert de ton secrétaire. Tu devrais tout de suite jeter cet éloge du vice, appel du danger, pour être sûre. Mais tu n’as pas besoin de cela. C’est fini. Tu le sais. Tu te diriges vers la cuisine — as-tu seulement marché jusque-là ? Tu mets la cafetière en route. Précautionneuse tu avais mis un filtre la veille, le café et l'eau pour quatre tasses. Tu n’en boiras pas une de plus — comme la nicotine, tu vas arrêter le café. L’odeur embaume la pièce. Tu humes et savoures le parfum délicat de l’arabica fraîchement coulé. Tu aimes cette fragrance, alors tu souris — c’est la deuxième fois.
Tu prépares ton petit-déjeuner : une petite brioche ronde, parsemée de perles de sucre. Comme tu as pensé à tout, tu prends dans le même temps une petite bougie blanche et rose, que tu avais auparavant ressortie d’une vieille boite en fer, où s'entassent les objets domestiques qui ne sont pas de nécessité première. Tu la places avec précaution sur la brioche et fais craquer l’allumette, qui contamine de son feu la minuscule tige de cire. Sans faire de vœu — inutile — tu souffles sur la flamme qui s'éteint sans émoi. Cela aurait été plus ardu si tu en avais mis vingt-huit — mais elles n’auraient jamais tenu sur une si mince viennoiserie, et vingt-huit brioches, quelle fantaisie !
Réminiscence annuelle, tu la célèbres. Aux cris harassants qu'elle poussait à la maternité, répondait le premier tien, ton effort relayant le sien. Pendant que tu prenais tous tes droits sur le monde, t’étirais, t’étendais, grappillais ces précieux centimètres gagnés sur l'étriqué climat utérin, son espace à elle grandissait pour toucher l’immensité. À mesure que les infirmières t’essuyaient, enlevant sang et eau, nettoyant le sale et le trop, l'hémorragie souillait la salle de travail. Tu étincelais de blancheur, elle se teintait de couleur. Tu respirais, elle suffoquait. Alors que tu te remplissais d’oxygène, des bruits du monde et de son agitation, de ta nouvelle dimension, elle se vidait de son sang, de sa chaleur, de sa substance. La goutte devint flaque, puis lac, puis mer. Raz-de-marée sanguin envahissant tout sur son passage. Le rouge, encore le rouge, toujours le rouge. Plus le corps médical s’échinait à éponger, transfuser, plus son sang se répandait partout autour d’elle, de son sexe, de ses cuisses, jusqu'à franchir les barreaux du lit, s'étaler sur le sol désinfecté, gicler sur les murs aseptisés, et recouvrir entièrement la pièce, sa vie, la tienne. Ta mère est morte le jour de ta naissance.
Mais cette année, c’est fête — pas question de pleurer et se laisser submerger par les flots de la culpabilité ! Tu charmes le soleil, renonces à l’empire de monsieur Morris, manges ta brioche avec délice. Malgré le souvenir qui afflue à la surface de ta mémoire, ces images d'horreur sanglantes et fantasmées dont tu t'es nourrie, et qui dansent devant toi à date fixe, tu éprouves de la gaieté. Car aujourd’hui, rien ne sera plus comme autrefois. Tu accueilles à cœur ouvert la monstrueuse genèse qui t'a fait naître. Pourrais-tu dire que tu es heureuse en cet instant ? Non trop exagéré. Sereine plutôt. Tu te contentes de ce que tu as, ici et maintenant : le goût de la boisson que tu préfères au réveil, tes papilles enchantées par le sucre, qui s'en pourlèchent, ton sourire qui glisse de tes lèvres à ton âme, l’écho de l’absence maternelle qui se fait tendre, et toi qui t’évapores.
Dans un battement de jambes — d'ailes — tu atterris dans la salle de bain. Tu fais couler l’eau dans la baignoire. Suffisamment chaude pour ne pas ressentir le froid une fois immergée, mais pas assez pour être gagnée par la torpeur, que produiraient les nappes de vapeur. Tu apprécies d’avoir une haute conscience de tout en ce jour. Tu rajoutes quelques gouttes d’huile essentielle de lavande pour masquer l’odeur. Avec plusieurs bougies tu recrées une pénombre feutrée, réinventes un crépuscule, prépares ta couche. Tu entres dans ton bain progressivement. Tu veux que la surface entière de ta peau soit gagnée délicatement par la caresse de l’eau. Les orteils d'abord, puis le pied, pour grimper jusqu’au mollet. Alors seulement, aidée des parois de la baignoire, tu y glisses tes fesses, tes reins, déroules chaque vertèbre. Les remous que tu as provoqués forment de ridicules vaguelettes, qui s’échouent sur tes seins. Les flots s'apaisent. Tu es d’un calme absolu, exemplaire. Rien ne vient troubler la pellicule huileuse, qui s’est formée à la surface de l’eau.
Sans précipitation, tu saisis le cutter posé sur le rebord de la baignoire à côté des flacons de shampoing et gel douche — prévoyante, une fois de plus. Tu enlèves la protection et pousses doucement la lame tranchante hors de l’habitacle en plastique. Tu bloques le cran. Assise dans l’eau, tu incises ta peau. Le métal déchire l'épiderme, la veine, rentre à l’intérieur de toi et avance sur quelques centimètres. Marche à deux corps, le tien et l'étranger. Mouvement en tandem. Entente cordiale. Tu passes à l’autre main. Même procédé. Tu ne sens rien de particulier — peut-être n'y a-t-il que les requins pour percevoir l’odeur du sang, que tu imaginais âcre et ferreuse. Tu vois l’eau changer peu à peu de couleur. Tu observes ton liquide vital qui s'étale, dispersé par tes soins. Tu regardes l’intérieur de tes mains. Tu te regardes — car désormais tu n’es plus en toi-même.
Au fur et à mesure que tu te vides de ton sang, la baignoire s’emplit de celui de ta mère qui coule dans tes veines. Te voilà aussi légère qu’une plume, qu’un mouton de poussière, qu’un grain de pollen. Pas encore rien. Pas tout à fait. Tout est particulier en ce jour. Violente clairvoyance. Maman. Déjà vingt-huit ans. Incandescence de la flamme. Tout serait différent, tu le savais. Le grain de sucre brisé sous la dent qui fond sur ta langue. Le vide s'étale en toi comme la caresse matinale. Le chaud sur tes joues. Le soleil t'éblouit. Plus un gramme. Abaisse tes paupières. Tu vois rouge. Coucher de soleil sur les volets de tes yeux. Tu vois la nuit. C’est aujourd’hui. Joyeux anniversaire.
© Marie-Catherine Beluche