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La mort ante mortem
Article & photographies par
Docteure en psychologie clinique & pathologique, psychologue clinicienne, danse-thérapeute, chorégraphe & autrice
Site officiel : https://www.artesmovendi.net
Si le mal de vivre peut mener à l’acte de mort volontaire, il peut également prendre différentes formes de survie, où vie et mort se côtoient, s’entremêlent. L’art du poète dit, pour traverser perte et détresse, traçant un passage vivant.
Orphée : Le poète et la mort
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© Crédit photo : Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), « Orphée ramenant Eurydice des enfers », peinture à l‘huile (1861), Musée des Beaux-Arts, Houston, Texas, États-Unis.
Après avoir perdu Eurydice une première fois, le jour même de son mariage, Orphée descend aux enfers, séjour des ombres, pour la ramener avec lui dans le monde des vivants. Mais, impatient de la voir, il se retourne et elle disparaît à tout jamais, la perdant une seconde fois. Désespéré, le poète musicien s’enferme dans la solitude, faisant vibrer les cordes de sa lyre pour accompagner ses chants. Vivant en marge de la Cité et de son ordre établi, Orphée se console avec le poème, le chant, la musique, mais l’abîme de la mort sera toujours présent à lui. Dans l’abstinence, les pratiques purificatrices d’une souillure initiale seront autant de rites d’expiation visant à retrouver la pureté de la vie. L’âme étant condamnée à un cycle de réincarnations, les rites orphiques auront pour but de le briser, comme le prônera l’orphisme, mouvement spirituel qui multipliera ses initiés.
Ainsi, aucune autre nymphe ne peut prendre la place de son épouse bien-aimée. L’ombre d’Eurydice ne disparaît pas, elle est toujours vivante en lui. Dans l’impossibilité de vivre sans elle, de désinvestir son objet d’amour pour s’en détacher, elle continue de vivre psychiquement. Si Orphée ne peut renoncer à Eurydice, le lien qui le noue à elle est celui de la mort. Liés à travers la mort, sa vie est sacrifiée dans un don de soi suicidaire. Mélancolique, vivant mort, il vit dans la mort avant la mort. Une forme de vie suicidaire ? Deuil impossible car l’ombre de l’objet est tombée sur le Moi (Freud, Deuil et Mélancolie, 1916). Ce processus psychique qui caractérise la mélancolie mène parfois à mourir réellement, à se donner la mort, comme Roméo sans Juliette.
La mort ante mortem
Être morte vivante, comme Camille Claudel, comme Adèle Hugo, pour lesquelles, le choc de la séparation amoureuse est insurmontable. Inconsolables, elles se laissent dépérir de la perte d’un amour passionnel. Que devient cet amour fusionnel ? Si la relation amoureuse fusionnelle produit une identification dans le miroir de l’autre, la violence de la perte de l’être aimé peut engendrer une perte de l’amour de soi-même. Blessure narcissique dont l’intensité expose à une régression menaçant l’intégrité du sujet, qui, dé-narcissisé, est poussé à sombrer dans l’effondrement narcissique. Faire mourir l’autre en soi équivaut à mourir soi-même, à se laisser mourir. Lorsque l’imploration reste sans réponse (Claudel, L’Implorante), perdre l’aimé mène à se perdre soi-même dans une dépression profonde, voire mélancolique jusqu’à déclencher un état de confusion, s’accompagnant même de délires, en réaction à la violence subie. Être mort vivant est l’expression d’un geste suicidaire. Une mort ante mortem, où le geste s’étirant à l’infini suspend l’acte final de la mort. La souffrance incommensurable suscitée par la détresse due à l’effondrement existentiel conduit du geste suicidaire à l’acte du suicide. À souhaiter la destruction de l’autre, la culpabilité à commettre l’irréparable se manifeste. Dans l’impossibilité de détruire l’autre, les pulsions destructrices agressives se retournent sur soi, et, activant un conflit psychique interne aux racines bien en-deçà de la séparation amoureuse, se profile le suicide comme résolution. Lorsque l’abîme de l’abandon menace de mourir d’amour, la passion mène au péril de la mélancolie, exposant à un acte définitif irrévocable.
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© Crédit photo : Camille Claudel (1864-1943), « L’Implorante », sculpture en bronze, détail, (1894), Musée Camille Claudel, Nogent-sur-Seine
Perte et détresse
Les événements de la vie accentués, aggravés par les phénomènes sociaux peuvent mener à l’acte suicidaire, lorsque le dérèglement du lien social perturbe, chez l’individu, ses états affectifs et ressentis émotionnels. Émile Durkheim, le premier, a distingué quatre types de suicide — égoïste, altruiste, anomique, fataliste (Le Suicide. Étude de sociologie, 1897), qu’il relie à des facteurs sociaux prégnants dérégulant une société donnée. L’opposition égoïste / altruiste est liée à une insuffisance ou un excès d’intégration dans la société, d’adaptation à ses normes et ses attendus. L’opposition anomique / fataliste renvoie à une insuffisance ou un excès d’ordre social, en rapport aux situations de crise économique, de phénomènes sociaux graves. L’augmentation du taux de suicide chez les jeunes, liée à la période de Covid 19, en est une illustration. Pour autant, l’implication de la part psychique du sujet ne s’efface en rien. Lorsque pénétrées d’événements extrêmement violents, les histoires de vie peuvent en garder une trace mortifère qui, parfois, perdurera à travers les générations suivantes. Le lien par la mort existe lorsque le traumatisme de la perte d’un être cher crée un trou réel, un manque interne impossible à accepter, à symboliser, à dépasser. La tentative de maintenir la présence de l’absent peut générer un attachement par la mort. Ainsi, la disparition due à la guerre, l’absence inexpliquée, la mort imprévue ou prévue, marquent les membres d’une famille, à travers une transmission inconsciente indélébile, non élaborée psychiquement, portant parfois à une fatale répétition. Entre absence et présence, la figure omniprésente de la mort agit dans un plan en-deçà de la conscience, en arrière-fond de l’existence depuis bien avant le traumatisme de la perte déclenchant le geste, voire l’acte suicidaire. Vécu dans la détresse de relations affectives premières imprégnées d’angoisse d’abandon et de séparation, le manque originaire, initial, reste toujours présent en fond. Il peut être réactivé par la souffrance due aux événements de la vie.
L’art pour dire
Dans ses carnets, André Blanchard (Les Carnets, 1988-1989) témoigne de cet état mélancolique permanent, généré par la figure du parent mort dont l’effacement est inconcevable. Contrairement aux ouvrages d’autres auteurs, ses écrits ne sont pas autobiographiques au sens d’une narration d’histoire personnelle, d’intime mal de vivre. Pour autant, la force de l’écriture introspective, de soi-même et de son existence, se nourrit de fragments, d’évocations, d’allusions, et d’états de mal-être vécus. Face à la souffrance et à une angoisse suicidaire suscitée, écrire permet d’exprimer au plus près, et simultanément de mettre à distance, de dire indirectement. L’art aussi, sculpture, musique, danse… dit sans dire vraiment, en maintenant un clivage et par là, une déliaison évitant l’élaboration d’un sens à donner. Quel processus est engagé ? S’agit-il d’éviter les questions existentielles, dans un agir répétitif sans résolution ? Ou bien d’assumer la faille intime en acceptant les vicissitudes ? Sans élaboration, sans langage pour exprimer le mal de vivre existentiel, l’ombre de la mort peut devenir inéluctable, dans une funeste fatalité.
L’art pour vivre
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© Crédit photo : Edvard Munch (1863-1944), « Souvenir d’enfance » peinture à l’huile, carton (1892).
Travail d’élaboration que l’art représente, en posant un acte pour supporter l’insupportable. Ainsi la peinture d’Edvard Munch marqué par le destin funeste des êtres aimés, par l’impuissance absolue face à la mort. Celle de sa mère lorsqu’il a cinq ans, puis celle de sa sœur neuf ans plus tard, malades de tuberculose, produisent une absence inconsolable, un vide interne irrémédiable. L’impossible oubli se traduit dans Souvenir d’Enfance (1892), où l’enfant collé, accroché à sa mère préfigure la perte, ou encore dans L’enfant malade (1894), signant l’impuissance à sauver sa sœur malade. La répétition dans ses œuvres picturales a pour fonction de se prémunir contre l’angoisse de la perte. Dans une permanente quête de sens existentiel, représenter l’insupportable encore et encore, dans le cri infini de ses tableaux, permet de supporter de vivre, de persister dans la vie, malgré l’enfer à endurer, comme l’exprime son Autoportrait en enfer (1903). Sans entrer dans le détail de l’événement marquant l’arrêt de la relation avec sa compagne Tulla Larsen, le coup de feu qui part dans une mise en scène amoureuse, interroge sur l’articulation de la question existentielle de la vie ou de la mort. Scénario où, sans intention préalable, elle blesse réellement l’artiste, précipitant la fin de leur amour.
L’ordalie
Prendre le risque de mourir ou de rester en vie… les comportements à risque de cette nature détiennent une dimension ordalique, au sens de la coutume médiévale où l’épreuve par élément naturel imposée appelait au jugement de Dieu afin de déterminer par le feu (marcher sur des braises), l’eau (être jeté dans la rivière)…, la culpabilité ou non du sujet. Lorsqu’elles comportent un risque mortel, les prises de risques extrêmes correspondent à une forme de l’ordalie. Les sujets répètent un comportement d’auto-épreuve qu’ils s’imposent à eux-mêmes, mais dont l’issue ne doit pas être prévisible. Pile ou face, la vie ou la mort, comme à la roulette russe, une façon de s’en remettre au destin, au sort, au hasard… pour mériter de continuer à vivre ou non. S’il s’agit bien d’un risque vital auquel s’abandonner, et dont le dénouement reste indéterminé, ce défi est choisi et non subi. Et si la vie triomphe de la mort, le droit à la vie devient une renaissance auto-engendrée et une maîtrise symbolique sur la mort. Le paradoxe est risquer de mourir pour renaître encore et être plus fort que la mort. Dans une mise en danger répétée, les sports extrêmes en font le pari, les addictions aussi, comme celle du jeu pathologique où perte et dépendance détiennent une dimension mortifère, voire suicidaire, bien décrite par Fédor Dostoïevsky (Le joueur, 1866).
La vie ante mortem
Différentes formes de conduites suicidaires côtoient l’issue fatale d’un acte qui ne sait dire autrement le mal de vivre. Il apparaît que la part inconsciente du sujet est active dans l’acte de mourir ou de vivre. Le lien à la vie en passe par le lien survivant au disparu et vivant dans l’absence. Autant de signes d’une présence dans l’absence, surgissant à travers tous ces petits riens qui ont laissé l’empreinte d’une relation affective profonde vivante. Autant de signes manifestant la présence portant à vivre qui perdure.
© Colette Mauri
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Pour citer cet article illustré & inédit
Colette Mauri (texte & photographies), « La mort ante mortem », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : AUTOMNE 2025 | NO IV « LE MAL DE VIVRE DANS LA MORT VOLONTAIRE DES ARTISTES DE SAPHO À NOS JOURS » sous la direction de Francoise Urban-Menninger, mis en ligne le 14 novembre 2025. URL :
https://www.pandesmuses.fr/2025noiv/cmauri-mortantemortem
Mise en page par Aude
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