À la mémoire de toutes les Ève, d’ici, d’ailleurs.
Juillet 2018
Appelle-moi Ève. J’ai peut-être un autre nom, peu importe, parce que personne ne le prononce, et moi-même je doute qu’on m’en ait un jour donné un. Ève, c’est le nom de toutes les femmes. C’est le nom du commencement.
Et pourtant, ce soir, je ferai partie des cinquante-cinq. Tu es passé en coup de vent. Tu as vu que j’étais enceinte et que je crevais de chaud, mais ta froideur ne m’a pas rafraîchie. Tu as vu que je n’étais pas bien. Et tu t’es dit, un autre s’occupera d’elle. Sans doute. Pourquoi ce serait à toi de t’arrêter ? Tu es pressé. Ou tu as peur. Ou, simplement, tu t’en fous.
Il y a quinze jours que je suis postée au même endroit, sur le parvis de la gare, quinze jours que je te remarques et que tu me confonds avec le mur. Je suis défoncée parce que je n’en peux plus. Tu seras la goutte d’eau qui fera déborder le vase. Tu l’ignores. Mais au moment où tu es passé, que tu m’as refusé à boire ou plutôt, que tu as fait semblant de ne pas m’entendre, moi je l’ai compris. Les chiottes sont payants et il me reste à peine dix centimes.
Tu as fait semblant de ne pas m’entendre, mais si on s’était croisés quatre ou cinq ans avant, j’aurais été la femme que tu siffles dans la rue. Parce que tu m’aurais trouvée belle. Parce que la rue est à toi. Si tu m’avais matchée sur un site de rencontre, on se serait donnés rendez-vous ici et installés à la terrasse d’un café, et tu m’aurais questionnée sur ma vie, ce que j’aime et espère, avec une idée précise derrière la tête. On se serait peut-être bien entendus. On se serait revus. Je t’aurais dit que la vie est meilleure avec toi, que je suis accro au parfum de ta peau, à tes taches de rousseur, tes cheveux jamais coiffés, et j’aurais maudit ton téléphone auquel tes yeux sont scotchés. Dans la hâte de se retrouver seuls, on aurait négligé la fille qui te demande à boire.
Ta bouteille était presque vide quand tu es sorti de la gare, d’ailleurs, peut-être que tu allais la jeter dans le bac jaune car c’est important pour toi de recycler les déchets. Il y a les fontaines, les toilettes publiques. C’est vrai. Mais vois-tu, je suis fatiguée.
J’erre ici depuis longtemps. J’aimerais être une femme qui voyage pour confier son petit au père le week-end, ou qui prend des classes affaires, un notebook dans ses bagages, pour le business. Tout est autorisé dans les gares. J’ai perdu la notion du temps. Et même quand je n’ai pas les moyens de me payer quelque chose qui me la fasse perdre, le temps flotte, il ne m’appartient plus. Le temps, c’est pour les gens qui circulent vite, qui traversent la hall d’un pas rapide et sûr, et qui sont attendus. Mais on l’oublie pas ; c’est lui qui nous oublie. Au début, c’était comme si je criais à travers un aquarium insonorisé, et que les gens évoluaient dans un monde parallèle. J’ai cessé de crier. Ma vie a coulé, je suis partie à la dérive. Comme on dit, j’ai sombré.
Tu n’as pas eu pitié du bébé. Tes yeux se sont posés sur mon ventre, un quart de seconde. Et tu as pensé, elle aurait dû avorter. Un mec de passage, un client, un viol. Oui, il y en a eu. Des trois. Jamais tu n’as supposé que le bébé soit une histoire d’amour. Jamais tu n’as supposé que je veuille le garder. Si tu as supposé quelque chose.
Une fois, je t’ai vu monter à bord du train. Le contrôleur a validé ton billet avant l’embarquement, tu as ôté tes écouteurs quand il t’a posé une question, et tu es aussitôt reparti dans ta musique. Peut-être une chanson d’amour, une chanson sur une fille qu’on laisse seule sur un trottoir. Ça te plait.
Ce soir, je ferai partie des cinquante-cinq et toi tu as gardé tes écouteurs quand je t’ai aussi posé une question. Quand je t’ai indiqué ta bouteille d’eau presque vide. Tu as rejoins ton train content parce que c’est ta dernière journée de boulot avant les grandes vacances, tu as prévu des tas de trucs. Voyage entre amis, avec tes anciens potes de fac, vous partez à l’étranger, où, tu t’en tapes, le principal c’est que vous partiez. Ou en famille, avec ta femme, ton fils, qui va rentrer en 6 eme, ta fille qui est déjà presque aussi grande que lui. Tous les quatre, vous allez vous éclater au Grau du Roi. C’est pas loin, pas cher, c’est tranquille. Ou tu vas faire du trekking, en solitaire, parce que tu es un aventurier, tu aimes le contact brut avec la nature, ça te permet de réfléchir, de faire le point sur ton existence.
Tu quittes le taff satisfait. Tes objectifs sont atteints, la journée s’est bien passée. Aucun clash avec les collègues, même Romain qui te fait tout le temps chier. Jeanne-Marie a pris ton parti et depuis que tu l’as remis à place, il se tient à carreaux. Il le fallait. Même si d’habitude, tu es un adepte de la communication non violente. Les disputes, c’est pas ton truc. Sur la route, dans embouteillages ou si on te double sans clignotant, tu restes calme. Tu as jamais levé la main sur personne.
Il y a peut-être plusieurs heures que tu es rentré chez toi. Tu prépares tes valises, enthousiaste. Ou tu reçois à dîner. Tu emmènes ta chérie au cinéma. Il y a un film qu’elle voulait absolument découvrir avec toi. Et moi je suis là, postée au même endroit, je vais fondre dans le décor, si un parvis de gare, c’est un décor. Oui, il y a eu les vols. Les charlatans qui m’ont vendu n’importe quoi pour que je plane, et surtout que je rachète. Les viols, non, pas la nuit dans une ruelle sombre. Dans les centres d’hébergement. Il y a eu l’eau que tu m’as refusée, et ce soir, je ferai partie des cinquante-cinq.
Appelle-moi Ève. J’ai peut-être un autre nom mais peu importe, parce que personne ne le prononce, et moi-même je doute qu’on m’en ait un jour donné un. Ève, c’est le nom de toutes les femmes. C’est le nom du commencement.