Ensemble de poèmes |
Invitée de la Journée du 13 mars |
Guérison |
Nina Živančević |
Texte traduit du serbe par Ljiljana Huibner Fuzellier et Raymond Fuzellier
I. Sur les menus objets
De menus objets sont à ce point précieux
Il leur faut du temps pour respirer
épancher de l’énergie et alors marcher
bavarder avec diverses personnes, causer avec tous
Tandis qu’ils parlent ainsi, babillent, soufflent légèrement, causent
L’escalier mesure le battement d’un cœur
Vois comme il se met à flotter et puis s’envole
Couvert des couleurs de la rouille, couvert de sable et d’algues
Mais Beckett avait raison de dire
Que « brioche » n’est qu’un mot et qu’ « homme » non plus
N’est pas « un mot beaucoup meilleur »
Hé, respirons la fraîcheur d’un été,
De petits objets précieux, le sable et les mouettes paresseuses
qui prennent leur envol
Il importe de recycler
Le temps présent, futur mais aussi passé
De cet objet insipide qu’on place
Sur la paume, sur une balançoire, cet éclair d’un instant heureux
Les souvenirs viennent et s’en vont par saccades
Ils ne nous dévorent pas encore mais seulement nous déploient …
La merveilleuse crinoline d’une dame se promène à travers un jardin
où la nuit a fait ses adieux à
un gravier et à de magnifiques glycines
Ici et maintenant il te faut découvrir une issue
Dénicher la clé
Pousser un soupir
Avant de descendre pas à pas
l’escalier avant de
redevenir jeune fille et nouveau marié d’outre-tombe
Avant de lancer un menu gravier
Sur quelques-uns sur tous
Je les dénombre … Et jamais je ne joue avec eux
Trop lasse pour jouer
Qui sont-ils tous ces gens ?
trop émus pour danser
Abandonnés à la merci
des mouettes et d’un sable lumineux étincelant
Sans pardon sans hirondelles triangulaires
Dépourvues de plumages sans apparat sans remords
Sans hirondelles sans plumages sans apparat
sans remords.
II. L’amour vrai
L’amour est mélancolique, bleu, fait d’or et vrai
Cesse de bouffonner écris ta poésie
Bois ton remède fais reluire tes chaussures
Va en classe encanaille-toi
Sors de ta tour personnelle jette-la en l’air,
Orlando disait :
Midi est modeste et se nourrit de miettes
Les menus objets parlent swahili et conservent
un brillant post-moderne,post-comateux où la nuit frissonne
Et clôt sur les têtes un voile bruissant
Sauvé par la sécurité assurée d’un savoir réfléchi,
d’une misérable information
Le long d’un dock glissant
Un objet s’est niché,
arrondi, sage et nourrissant.
Qu’il ne prononce aucun mot et dissimule ses jours secrets saveur étrange,
son passé glorieux
Il est intemporel.
Mère est-ce que tu m’aimes ?
Mère est-ce que tu tiens à moi ? Et moi, à toi ?
Voilà, tu t’en iras clopin-clopant sur le sentier de gravier et me laisseras
seule dans un univers rempli de brioches et d’étoiles,et
d’objets brillants de gros livres et d’une musique puissante,
d’objets sublimes de joyeux dictionnaires prisonniers d’un temps
rempli de carottes de betterave rouge et d’autres remèdes,
d’un tranchoir du démon de pavé de bagues en opale et d’un crépuscule de cobalt.
Une pluie légère rince des robots énormes des factures insolentes,
des emprunts et des crédits de stupides accessoires ourlés de silex.
Un amour me revient et maintenant il est déjà mélancolique,
Bleu fait d’or et vrai.
III. Fond de la mer
La nuit va rincer le gravier
souillé de boue désir d’expressionniste
indigeste parfum douceâtre de l’ambre jaune puanteur de l’ambre
indéfini et Divin,
français à outrance c'est-à-dire inexorable vulnérable, sérieux,
effarouché et oublieux.
Camions de paroles caillées,
messagers d’une convoitise attentes d’un ministère
bistrots débordants de tentations,
écoles regorgeant de croque-morts noms surchargés d’histoire,
farceurs bourrés de savoir.
Voilà une erreur tu entends une toux regarde le fou
Et nous, on se fait transporter dans la membrane magique
derrière une peau recouverte de glace et d’un silence de légende
Allez, viens viens vite,
pour un soupir de ma petite femme pour la moelle de ma fleur
Cette fleur s’efforce de tenir une promesse qui
te fut donnée au fond
de la plus profonde mer pourpre.
IV. Mort de philosophe
Jamais je n’ai réfléchi à ton propos tant que tu n’étais pas parti
La table est nettoyée le verre est vide mais l’assiette
remplie de fautes tu t’es seulement glissé par la porte
elle était fermée et on a frappé contre elle
« entrez » ai-je dit
le vent l’a ouverte toute grande
et sur elle une vieille au visage ridé
crachait du sang plus ou moins solitaire habillée
comme ma mère elle me ressemblait
elle m’a souri et m’a jeté
une malédiction édentée : Je suis ta mort, a-t-elle fait
dis donc, ai-je soupiré, je ne suis pas encore prête
ce n’est pas déjà mon heure, je dois achever de lire tous les Stoïciens,
atteindre l’illumination du Bouddha …
Prépare-toi vite, a-t-elle sifflé, mais je l’ai repoussée, j’ai claqué la porte
et suis tombée sur le plancher, pour me réveiller ensuite
couverte d’une horrible sueur.
J’ai allumé la radio et écouté du Bach
je vivais avec des gens qui haïssent la poésie
les découvertes étaient à la mode bêtise en gestation.
Et là, ces doigts de Glenn Gould …
Un beau jour, a-t-il dit, j’ai rencontré Dieu,
le contrepoint est la chose la plus grande, dans la musique et dans la vie,
il parlait et a siffloté d’allègres variations de Bach,
il a repassé des rides pour une netteté cristalline
arrosé des plates-bandes avec sa vie quotidienne
nourri des souris domestiques d’attentes soulevées
qui n’étaient ni vastes ni solides, ni froides non plus
elles n’étaient que les faibles échos du sonore
staccato de sa folie de l’arpège insupportable de son allégresse,
de cet infâme contrepoint à sa promesse pouilleuse …
V. Des médecins viennent et repartent
Un médecin est venu, il m’a regardée et que m’a-t-il prescrit ?
Nous avions eu quantité de poèmes pour le dîner
Et beaucoup trop de drames, trois mauvais romans et deux nouvelles douteuses,
Cinq imitations au petit déjeuner et une biographie romancée à midi.
C’est très mauvais pour votre alimentation, très mauvais très mauvais pour votre esprit.
VOTRE ESPRIT N’EST PAS UN POT D’ÉCHAPPEMENT VOTRE ESPRIT N’EST PAS UN POT D’ÉCHAPPEMENT VOTRE ESPRIT…
Ainsi viennent et repartent des médecins ils grignotent des raisins secs pourris
portent des pèlerines râpées et prononcent des phrases à double sens
dans une vie pleine de traumatismes de dogmes et de lard
de lard et de dogmes porcelets et roulés au fromage
formés au fond
de la plus profonde des mers pourpres.
VI. Allons danser
Oh, juste avant le point du jour avant l’aurore avant l’aube,
avant que la lumière pénètre déborde violemment puis s’alanguisse,
très gentils très arrondis de petits objets apparaissent
avant la pénombre avant le couchant après l’orage
Allons, debout allons danser,
ne reste pas dans ton recoin douillet ne souris pas ainsi ne pleure pas,
ne dis pas non tu as connu mieux tu as essayé
tu es ce héros tu as travaillé sans répit
de neuf à sept, de huit à cinq, de dix à douze, de six à dix ;
allons rince tout ça débarrasse-toi de tous les crépuscules fluorescents
de la plage et des couchants patinés d’un frisson dans le noir,
des éclats de rire ambigus détrempés par la pluie
on se connaît si bien prends mon parapluie chatouille les plantes de mes pieds
j’arroserai ton sens de l’humour sous un jeune bananier
encore deux tranches de jambon, s’il vous plaît, et une salade de betterave
je ne me rappelle pas mes rêves même si je m’endors vite
chaque soir au même moment et bien qu’il soit trop tôt pour que je vous demande :
« l’heure est-elle tardive et heureuse ou bien est-elle fastidieuse et remplie de souvenirs
est-elle nonchalante et inexcusable,
pleine de dégoût et d’oubli,
sous une légère brise au-dessus d’un horizon bleu-violacé
que, sous le corail, nourrissent les méduses
nées dans les profondeurs
de la plus profonde mer pourpre.
-
VISITE À LA MAISON DE BLAKE
On a écrit d’épais volumes sur la poésie d’Allen,
En fin de compte, il s’est toujours comporté envers son œuvre ― de façon responsable,
Sauf que, une seule fois, il m’a dit « quelle honte, ils t’ont quand même chopée »,
Mais qui étaient ces « ils », il ne me l’a jamais révélé …
Sans doute songeait-il aux fées Carabosses du capitalisme,
Et pourtant, il m’avait raconté beaucoup de choses, parfois dans mes pensées j’aurais
Vogué loin, sans l’écouter, mais parfois j’aurais sombré dans le sommeil …
Et probablement aurais-je toujours deviné le sens de ses paroles
même si cela avait toujours été « vraisemblable » et si moi seulement j’« avais toujours été » un être
désireux de changer sa vie, cette vie qui
ressemblait à celles de Beckett ou de Joyce, rafistolée en trois langues différentes,
qui perdait grandement de son essence
à s’appuyer souvent sur les Carabosses de l’argent et de l’heure.
Et s’est produit précisément ce « vraisemblable » que j’ai continué d’écrire
et de propager une parole bégayante à la Gertrude Stein, et je n’étais même pas une « Américaine
à Paris », mais simplement ― comme a dit Allen ― une « femme folle d’Europe de l’Est à
New York, semblable à Noémie, abandonnée de tous, livrée à sa propre folie ».
Cependant Peter était là qui perpétuait la tradition familiale, Ann et Steve
et Bob qui gardaient la flamme pour l’empêcher de s’éteindre, qui avaient assisté à l’enterrement,
Mais ensuite tous ces charognards, des types qui n’avaient jamais lu
la Soutra du Tournesol,
une prophétie provenant d’un libre-service, Wichita, Vortex et d’autres soutras,
ils plaignaient Allen, qui me tapotait le ventre trois mois avant l’accouchement …
Je l’ai revu une fois seulement après cela, on était allé au cinéma
et il me dit alors combien il regrettait de n’avoir pas eu d’enfant,
« Nous, les Européens de l’Est, nous pigeons extrêmement vite », disait-il.
Pourtant Peter était là, Ann et Steve et Bob qui gardaient la flamme pour l’empêcher de s’éteindre, qui avaient assisté à l’enterrement,
Et pourtant il n’a jamais eu d’enfant …
Nous, les Européens de l’Est, nous pigeons extrêmement vite, disait-il.
Par-dessus le marché, nous pensons vite, voilà, c’est comme ça, avait-il ajouté, quand j’étais jeune.
Mais nous nous adonnions à la mescaline et cela sous-entendait que nous comprenions vite ―
Rien, vraiment rien dans la vie n’est ni trop laid, ni trop beau,
Ça, je ne l’ai jamais raconté, moi, a dit Guinzi, déjà Grand Lama Doudjom Rinpoché, et moi,
Je riais et m’esclaffais, jusqu’à ce qu’il me dise
« Je ne veux plus regarder ta face sinistre ! »
Mais il préférait ce vers de Blake : « Mon Dieu, pourquoi m’as-tu créé
si différent des autres, Seigneur,
pourquoi m’as-tu créé poète ?"
Pour citer cet ensemble de poèmes |
Nina Živančević, « Guérison » (ensemble de poèmes), trad. du serbe par Ljiljana Huibner Fuzellier et Raymond Fuzellier, in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Le printemps féminin de la poésie », Hors-Série n°1 [En ligne], sous la direction de C. Aubaude, L. Delaunay, M. Gossart, D. Sahyouni & F. Urban-Menninger, mis en ligne le 10 mai 2013. Url.http://www.pandesmuses.fr/article-nina-ivan-evi-116293874.html/Url.http://0z.fr/Hohny |
Auteur/Autrice |
Nina Živančević Poète, essayiste, auteur de fiction et critique d'art, Nina Zivancevic a publié son premier ouvrage Les Poèmes en 1982 pour lequel elle a obtenu le prix Branko Radicevic, récompense décernée à Belgrade pour le premier meilleur livre de l'année. Elle a également été lauréate de trois prix littéraires : le Z-Press, le Prix de la traduction à New York et à Novi Sad. Elle a publié treize livres de poésie en serbe, en anglais et en français, dont le dernier s’intitule L’Amour n’est qu’un mot (l’Harmattan, 2012). Puis trois livres de nouvelles qui parlent de Byzance et des romans à Paris, New York et Belgrade. Elle a participé à de nombreuses anthologies de littérature contemporaine et internationale. Nina Zivancevic faisait partie du comité éditorial de nombreuses revues littéraires : Delo, Knjizevne Novine, New York Arts Magazine, Modern Painters, American Book Review, East Village Eye, République de lettres. Elle vient de commencer une collaboration au comité éditorial de la revue Au Sud de l'Est. L'ensemble de son œuvre a été largement diffusé sous forme d'émissions radiophoniques à Belgrade, Londres et Paris. Elle enseigne 'Le Théâtre d’Avant-garde' à l’Université Paris 8. |