Je suis d’abord tombée amoureuse de ce titre – même si Pas dans le cul aujourd’hui était initialement le titre ou le premier vers d’un bref poème de Jana Černá et non de la longue lettre publiée sous ce titre par la Contre Allée – oui amoureuse du titre de ce petit livre orange que j’avais entre les mains…
Pas dans le cul aujourd’hui
j’ai mal
et puis j’aimerais d’abord discuter un peu avec toi
car j’ai de l’estime pour ton intellect
On peut supposer
que ce soit suffisant
pour baiser en direction de la stratosphère
Et puis je suis tombée amoureuse de Jana Černá elle-même pour sa manière farouche de défendre sa liberté et ses désirs de femme, et de lier, comme l’écrit Anna Rizzello dans la préface de Pas dans le cul aujourd’hui, poésie et philosophie, vie et littérature, sexe et art : pur délice pour moi qui écrivis il y a longtemps déjà que les deux activités les plus érotiques sont la promenade dans les sous-bois feuillus de fougères – et l’échange de pensées. Jana Černá d’ailleurs écrit également dans sa lettre « J’adore nos promenades plus que tout autre chose… ».
Mon amour pour ce texte, et mon admiration, m’a fait le proposer parmi ma « Bibliothèque idéale » à la Fondation Thalie, aux côtés de quatre autres ouvrages, Extrême, esthétiques de la limite dépassée de Paul Ardenne, Petit éloge du désir de Belinda Cannone, Je meurs comme un pays de Dimitris Dimitriadis et J’aime à toi de Luce Irigaray, en mars 2020. Il y manque bien sûr Pavese et Coetzee et Alda Merini et tant d’autres… Mais quoiqu’il en soit, suite à ma présentation de Pas dans le cul aujourd’hui, une jeune poétesse, Nathalie Vanderlinden, nous a proposé, à Haleh Chinikar, une autre poétesse, et à moi même, d’en faire une lecture à trois, virtuellement publique. Ce qui fut fait, non sans une préparation intense à trois. Un très beau partage.
Mais en travaillant mot à mot cette lettre de Jana Černá à Egon Bondy, me voici devenue critique à son égard, notamment d’un point de vue féministe. Dans la première partie, dédiée aux liens entre poésie et philosophie, Jana Černá ne parle que de l’homme, des travaux de l’homme, et lui suggère parfois, lui intime souvent, telle ou telle manière de procéder pour progresser dans ses travaux. Mais nous n’apprenons rien sur la manière personnelle de Jana Černá de travailler, comment elle-même conjugue sa pensée et sa poésie, son travail de journaliste et son travail littéraire. Dans mon monde idéal, une relation intellectuelle et érotique avec un homme ne peut pas se contenter de l’admiration portée au travail de l’homme, non, les travaux de la femme sont tout aussi importants, il faut les deux pour nourrir l’échange… Une recherche sur Google joignant les deux noms, celui de Jana Černá et celui d’Egon Bondy, n’offre d’ailleurs aucune mention qui soit liée primairement à Egon Bondy, Comme si l’homme avait complètement ignoré Jana Černá dans son œuvre. Féministe que je suis, je ne puis que regretter que ce « cœur de poétesse maudite » n’ait pas davantage veillé à sa propre identité : elle est d’abord celle que l’on présente encore en disant d’elle qu’elle était la fille de Milena Jesenská (il faut dire qu’elle a aussi écrit la Vie de Milena) puis celle qui a écrit une merveilleuse lettre d’amour à …
De plus, la partie puissamment érotique de sa lettre, magnifique, évoquant les lettres de James Joyce à Nora Barnacle, commence par « Pourquoi n’es-tu pas là ? » -- pour que je puisse vivre tous mes désirs érotiques avec toi. Et ce « Pourquoi n’es-tu pas là » rythme le texte, pourquoi je ne peux pas, pourquoi je ne peux pas, pourquoi je ne peux pas… On comprend vaguement qu’Egon Bondy est ailleurs, en famille, que sais-je, cela n’a pas grande importance (à la fin de sa lettre Jana Černá écrit « Espérons pouvoir être bientôt ensemble, parce que le fait que tu végètes sous le toit conjugal ne sert vraiment à rien qu’à chatouiller ton sens des responsabilités – »). Mais si la liberté d’âme et d’esprit de Jana Černá – absolument formidable pour son époque – était comme je l’aurais souhaitée, elle aurait peut-être écrit, ce qui nous eût laissé un sentiment de délices plus fort, un sentiment de complétude sans trace de frustration ou de contrainte – même si ces dernières peuvent stimuler la folie amoureuse et sont indubitablement efficaces en termes littéraire – oui, elle aurait écrit : « comme j’aime baiser avec toi… », avec tous les détails subséquents que je vous laisserai découvrir dans son livre – plutôt que « Pourquoi est-ce que je ne peux pas baiser avec toi ? »
Vers la fin du livre cependant, on entrevoit la pensée de Jana Černá, notamment lorsqu’elle parle de la grâce et de l’espoir, en distinguant la grâce de la foi. La grâce existe, dit-elle. Ah comme j’aimerais en savoir davantage, sur la grâce version Jana Černá. Comme j’aurais aimé lire ses mémoires, elle qui écrit encore « Si je ne voulais pas écrire entre autres pour subvenir à mes besoins, je me mettrais à rédiger ces mémoires… ».
Ce qui nous ramène une fois encore à l’injonction de Virginia Woolf, dont nous attendons toujours qu’elle se réalise : que le monde offre à toutes les poétesses « Une chambre à soi » – mais pas seulement. Avec la clé de la chambre, une somme d’argent, modeste, qui nous permette de vivre pour l’écriture, sans avoir à vivre de l’écriture.