Depuis l’époque coloniale, la femme a toujours été le pilier de la famille haïtienne. Elle se livrait aux travaux des champs toute la journée ; à la tombée du jour, elle regagnait son foyer et son compagnon où elle continuait de travailler jusqu’à une heure très avancée de la nuit. Après la proclamation de l’indépendance d’Haïti en 1804, l’empereur Jean-Jacques Dessalines n’avait pas pensé à l’amélioration de la condition féminine ni à glorifier les vaillantes femmes qui ont combattu aux côtés des héros de l’Indépendance ; en revanche le roi Henri Christophe, son successeur, a été plus libéral envers la femme dans le code civil (code Napoléon). En effet, l’article 979 de ce code stipule : « le mari ne peut vendre, aliéner et donner les meubles de la communauté sans le consentement de la femme, de même que ses propres. » Le divorce était prohibé par la Constitution mais le mariage pouvait être dissous pour diverses raisons telles que la mort civile, la démence, l’imbécillité, les maladies contagieuses et incurables. Comme maintes sociétés peu développées, l’autorité du chef de famille était prépondérante. La femme et les enfants devaient se soumettre au désir du chef de famille. En 1826 avec l’adoption du code Napoléon, la loi sur le divorce et les enfants légitimes fut abolie. Le président Jean-Pierre Boyer par la loi du 16 juin 1840 modifia l’article 109 du code civil et promulgua une loi qui consacra une réforme éphémère malheureusement, puisqu’ayant été abolie en 1843 par un autre gouvernement. Cette loi établissait la capacité civile de la femme mariée. Elle pouvait sans l’autorisation de son mari recevoir un capital immobilier, s’obliger, hypothéquer, acquérir et aliéner à titre gratuit ou onéreux et même comparaître en justice pour établir toutes sortes d’actes et de contrats.
Voyons maintenant sa condition juridique, en un mot, son statut dans la contemporanéité familiale. En raison de la disparité du monde urbain et du monde rural et aussi de l’importance numérique de ce dernier, il est de bon ton que nous accentuions davantage la famille rurale.
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Les caractéristiques de la famille rurale haïtienne
Haïti a une population de 11,12 millions ha (2018) dont 86% vivent à la campagne. L’homme des campagnes appartient à une culture qui le distingue nettement de l’homme des villes. Certains traits de la personnalité du campagnard, sa perception des valeurs spirituelles et culturelles font de lui un être aux dimensions psychologiques vraiment complexes. Les gens pratiquent encore le culte du passé pour résoudre les problèmes actuels. Le côté religieux influe considérablement sur la vie de tous les jours, le doyen d’âge est le personnage dominant, ses conseils ne doivent pas être transgressés, les grands-parents morts ou vivants sont présentés comme des modèles à suivre, il faut marcher sur leurs traces et faire preuve de continuité dans les sentiments et dans l’action. Aussi le schéma mental des citadins diffère-t-il de celui des campagnards chez qui le respect des traditions est sacré, bref leur façon de penser et leurs agissements leur sont très spécifiques. À partir de l’indépendance, la famille rurale haïtienne se constitue, formant souvent des « lakous »1 réunissant les parents sous la tutelle d’un chef de famille, le patriarche dont l’autorité est incontestable.
Ce qui prédomine surtout dans le système des « lakous », c’est la présence de plusieurs maisons disséminées sur une seule propriété. Parfois on arrive au nombre de six chaumières habitées en Haïti, il y a ordinairement, en milieu rural des types de famille étendue (le système des lakous) et des types de famille nucléaire (père, mère, enfant) cas beaucoup plus rare.
Le « lakou » est axé sur l’autoproduction donc la famille vivait en circuit fermé. Il possède un domaine qui est une portion de terre héritée des ascendants ou acquises de l’État. La mise en valeur de la terre se fait par les membres du « lakou » et occasionnellement avec l’appui des amis d’où la naissance du combite, la forme la plus courante de coopération en milieu rural. Quand la production dépasse la consommation familiale, les femmes assurent la commercialisation à travers les marchés locaux ou régionaux et le produit de cette vente sert à l’acquisition du matériel agricole et d’autres articles de premières nécessités. Ceci n’élimine pas pour autant le rôle du chef de famille qui intervient dans toute question étrangère à la vie quotidienne et endosse la responsabilité (vente et achat de produits d’exportation, acquisition de biens meubles et immeubles, legs, représentation en justice).
Outre ses responsabilités de mère de famille, la femme rurale partage avec son époux ou son concubin l’exécution des travaux agricoles. L’on peut même avancer que maintes fois l’homme se choisit une partenaire afin de pouvoir exploiter plus aisément un lopin de terre trop éloigné de sa maison principale. Par ailleurs, l’exploitation du jardin que la femme a hérité de ses parents constituera une source de revenus qui lui procurera une certaine indépendance économique.
Au fil des temps, le concept de « lakou » devait s’élargir et de cela découlent la migration intense, l’émigration et le défrichement de zones vierges. Il faut ajouter à cela que la dégradation des terres a également contribué à l’extension du type d’organisation familiale formé d’unités plus ou moins isolées surtout en ce qui concerne les jeunes ménages, non seulement par les parents proches, (père, mère, enfant) mais aussi les grands-parents mères et les collatéraux.
B. L’organisation de la vie familiale
La forme la plus courante de la vie familiale haïtienne est le «plaçage » ou mariage naturel, un héritage du système colonial français. C’est une union libre qui confère à la femme une sécurité affective bien plus grande que dans le concubinage dans la mesure où elle repose sur la fidélité.
Si la paysanne peut enfanter très tôt, elle n’entre pourtant pas en ménage dans sa prime jeunesse, ceci dans le but de contrer une situation économique précaire. En effet, le rêve de tout paysan, avant de se mettre en ménage, se résume à construire une maison, posséder des cheptels, bovin, porcin, etc. C’est un projet qui se concrétise très lentement, car son niveau économique est très bas. Aussi arrive-t-il à se caser vers la trentaine.
Qu’en est-il des enfants nés de cette union ?
Les enfants nés du « plaçage » ou union naturelle bénéficient plus facilement de la reconnaissance légale par le père. En définitive, c’est ce dernier qui décide en la matière et l’enfant ne sera enregistré que quand il lui plaira de le faire. Quand le père refuse la reconnaissance, c’est à la mère qu’il revient de faire enregistrer la naissance de son enfant par-devant l’officier de l’État civil, ce qui le prive de nombreux avantages sur le plan légal, par exemple la jouissance des droits de succession. Il est à noter une anomalie en ce qui concerne la déclaration de naissance, due souvent au fait que les parents ignorent les prescriptions légales en la matière. Par exemple, dans le passé, le prénom d’un grand-père devenait nom de famille, ce qui souvent peut handicaper les recherches relatives à la descendance. Il est encore à signaler le fait très important qui, assez souvent, fait traîner les enquêtes à ce niveau en milieu rural. Ainsi on retrouve toujours des enfants enregistrés chez l’officier de l’État Civil à 3 ans, 5 ans et parfois même à 10 ans (quand vient le moment d’aller à l’école). Dans ce cas la date de naissance se trouve confondue avec celle de l’enregistrement de l’enfant, soit en raison de l’ignorance de l’officier de l’État Civil, soit en raison de l’oubli de la date de naissance exacte par les parents. Ce qui crée un grave problème quand il s’agit de faire usage de l’âge sur le plan statistique.
Quant aux parents très âgés, ils oublient toujours sous quelle présidence ils sont nés. Donc, on peut trouver un grand-père avec des cheveux blancs, légalement plus jeune que son fils, trait caractéristique de la vie rurale dans ce domaine. Notons en passant que dans la famille rurale haïtienne, les parrains et marraines jouissent d’une très grande influence. Ils sont non seulement les premiers conseillers de la famille, mais c’est à eux que très souvent sont confiés les actes de naissance et toute autre pièce touchant l’avenir de leurs filleuls.
Bien que le « plaçage » offre autant de garantie que le mariage au niveau de la stabilité familiale, il comporte aussi ses inconvénients.
Au niveau juridique, il demeure une réalité ignorée du législateur. Les achats et ventes de terres et des autres biens mobiliers sont en général effectués par les hommes, et les actes dressés en leur nom, même s’il s’agit de sommes gagnées par les deux conjoints. Lorsque ceux-ci ont des enfants, ces derniers en sont héritiers.
Mais si le couple n’a pas eu d’enfants et que l’homme meurt, la femme se retrouve complètement démunie dans une société sans couverture légale. Par ailleurs l’influence des missions protestantes des dernières décennies a conduit à une augmentation du taux des mariages au sein de la communauté rurale puisque la conversion à une autre religion entraîne une renonciation à un passé basé sur l’illégalité. Une autre cause de l’instabilité familiale en milieu rural réside dans l’obligation faite à la femme face aux difficultés économiques de confier son enfant, soit à des parents plus ou moins éloignés, soit à des familles plus aisées dont l’enfant est censé recevoir une meilleure éducation en vue d’un avenir meilleur. Mais hélas, le sort des enfants en service n’est pas toujours brillant puisque ces familles, loin de tenir leurs engagements, les maltraitent, ce qui les porte, à la première opportunité, à s’enfuir de ces maisons d’adoption pour aller grossir la population des bidonvilles et la jeunesse délinquante. Ces jeunes paysannes qui vivent dans la promiscuité et le dénuement total, quand elles ne vont pas offrir leurs services pour une faible rémunération dans les familles ou dans les industries d’assemblage, n’échappent guère à la prostitution.
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L’importance de la vie religieuse en milieu rural
La vie religieuse occupe une grande place dans la vie des familles rurales. Il leur faut une amélioration soutenue de leur vie spirituelle, un réconfort à leurs problèmes. Dans ce cas, la religion est aux paysans une soupape de sécurité dans les jours d’angoisse et de défaillance morale.
La religion prédominante en Haïti a toujours été le catholicisme. Quant aux vodouisants, ils ont toujours évolué dans la clandestinité. Cependant, à la faveur de la nouvelle Constitution de 1987, le vodou, vu sous l’angle du syncrétisme religieux, vient à être reconnu en tant que religion à part entière.
Par ailleurs, il existe une explosion de sectes protestantes dans les campagnes haïtiennes. Cette présence massive de différentes appartenances religieuses crée une sorte de confusion dans l’esprit de la majeure partie des pratiquants qui ont observé que certaines sectes s’y établissent en période de disette, période effectivement favorable pour ramener les incrédules sur le chemin de foi. Cependant certains représentants de ces groupements lient fort souvent le principe de distribution de nourriture à l’appartenance religieuse des paysans. Ce qui produit dans la majorité des cas un effet négatif sur le comportement des affiliés. Ces pratiques ne contribuent nullement à raffermir la foi des fidèles qui ne s’inscrivent comme membre d’une Église que par intérêt matériel. Toutefois, l’Église catholique arrive à effectuer un travail communautaire dans les campagnes par le biais des mouvements de jeunesse et en y introduisant un programme sanitaire.
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Le rôle économique des femmes en milieu rural
Les femmes rurales jouent un rôle très important dans le développement des campagnes haïtiennes. Ce sont elles qui lient véritablement la campagne à la ville. Leurs activités principales varient selon leur communauté, cependant d’une façon générale, ce sont elles qui font marcher le commerce entre les différentes zones rurales et entre les campagnes et les villes avoisinantes. Elles sont présentes dans tous les secteurs de la production : élevage (surtout le petit bétail ou animaux de basse-cour) et l’agriculture (ameublissement du sol, plantation, récolte). Évidemment dans ce domaine, il se produit une certaine division des tâches : la plantation, la cueillette de certains produits et des cultures maraîchères étant traditionnellement réservées aux femmes. De même, les femmes paysannes se chargent du conditionnement (égrenage, séchage, emballage etc.) des denrées à conserver. Elles surveillent de près la fluctuation des prix. Elles s’occupent également de la transformation des produits de première nécessité, elles apportent aux bourgs et aux villes les produits agricoles et y achètent les produits manufacturés : huile, savon, allumettes.
Le rôle socio-économique de la femme en milieu rural est déterminé par quatre champs d’activités.
a) Au foyer
Elle s’occupe des travaux ménagers. Elle participe à la construction ou à la réparation de la maison familiale. Elle assure l’approvisionnement en eau potable. Elle assure l’éducation de ses enfants et administre le budget familial.
b) Aux champs
Elle œuvre étroitement aux côtés de son mari. Elle participe à la récolte en transportant des produits du jardin à la maison. Elle participe au séchage, au décorticage, à la conservation et à la commercialisation des produits. Enfin, elle cultive seule ou avec l’aide des membres de sa famille les parcelles de terre qui lui appartiennent en propre.
c) Au marché
La commercialisation en milieu rural, sauf pour les denrées d’exportation et le gros bétail, se fait à 90% par la paysanne.
d) Les activités artisanales
En milieu rural la femme exerce diverses activités artisanales telles que : la vannerie, la poterie, la couture et la broderie et enfin la transformation des produits agricoles tels que le manioc, la noix de coco, etc. En un mot, le rôle économique prédominant des femmes rurales est lié à l’agriculture et au commerce. Elle n’est pas rémunérée pour ces différentes activités.
Cependant comme c’est elle qui fait les achats, elle peut se permettre de s’offrir quelque chose sinon du moins le strict nécessaire compte tenu de la restriction de son budget familial. La paysanne n’a que rarement accès au crédit si ce n’est au crédit privé et usuraire. Le rendement est faible à cause de l’exiguïté des parcelles cultivées et de l’absence d’encadrement technique valable en milieu rural.
Que dire des femmes en milieu urbain ?
Dans les villes les femmes souvent pauvres et analphabètes travaillent comme employées de maison, femmes de chambre dans les hôtels, serveuses dans les bars-restaurants ou encore baby-sitters. D’autres sont ouvrières sous-traitantes dans les usines d’assemblage nord-américaines. Toutes ces femmes sont soumises à la précarité et à l’insécurité de l’emploi. Il y en a qui sont aussi des vendeuses ambulantes, faute de mieux. Les plus chanceuses s’adonnent au commerce de proximité. Il y en a aussi qui sont grossistes ou détaillantes ou qui débitent leurs produits directement sur le marché.
Dans le secteur tertiaire, elles sont souvent secrétaires de bureau, infirmières, professions qui sont traditionnellement l’apanage des femmes. Elles sont aussi dans l’enseignement primaire et secondaire et exceptionnellement dans l’enseignement universitaire. Toutes ces femmes sont confrontées à un problème commun, celui de la double journée de travail, car la plupart des maris haïtiens se refusent catégoriquement à partager les tâches domestiques.
Dans la catégorie des femmes bourgeoises, on retrouve les intellectuelles, très souvent cadres de la fonction publique, les commerçantes, les industrielles, les rentières dans l’immobilier ou les femmes au foyer à la charge de leur mari ou de leur amant. Par ailleurs, tout ce qui est en relation avec l’organisation familiale est tributaire de la condition féminine. Cela dit, les congés de maladie et de maternité ne sont pas garantis par un contrat de travail et aucune disposition légale n’existe pour contrer les licenciements abusifs.
La famille haïtienne ne peut être qu’une institution bancale calquée sur des principes anachroniques. De toute évidence, il existe une bipolarisation de la famille haïtienne ; la banche rurale est axée sur les traditions ancestrales africaines et la branche urbaine sur les traditions des pays occidentaux.
Dans le domaine juridique, malgré le décret du 22 octobre 1982 conférant à la femme un statut conforme à la Constitution et éliminant toutes les formes de discrimination à son égard, elle n’est pas pour autant l’égal de l’homme dans la vie conjugale ou sociale.
Si les conjoints choisissent de concert la résidence de la famille, cependant le domicile conjugal demeure celui du mari (art. 5).
Si les époux administrent conjointement la communauté, en cas de désaccord, le mot du mari prévaut... (Art. 82). En conclusion, nous pouvons dire que les Haïtiens vivent dans une société matrifocale, c’est-à-dire que la femme gère souvent les activités familiales, soit parce qu’elle est souvent parent isolé avec un ou plusieurs enfants issus d’un homme déjà marié ou en couple, soit que, suite à des déboires affectifs ou à des soucis pécuniaires, elle se retrouve avec des enfants issus de pères différents.
Cependant, même dans les foyers où le père et la mère sont présents, la responsabilité des soins de santé et de l’éducation n’échoit qu’à la mère et ceci quelle que soit la classe sociale. Si la société est indulgente envers les hommes qui dérogent à leurs responsabilités parentales en revanche elle se montre intraitable envers les femmes. Il s’ensuit que les hommes continuent de procréer sans qu’il en résulte forcément de charges additionnelles pour eux, tandis que les femmes, parallèlement, doivent s’imposer davantage de sacrifices, de charges mentales et émotionnelles pour assurer la survie et le bien-être de leurs enfants. En fin de compte, nous convenons avec Claudette Werleight que « les femmes haïtiennes mènent des trains de vie déterminés davantage par leurs conditions économiques, leur origine et position sociales que par leur identité de femme ».
Note
1. Lakou : expression haïtienne signifiant une grande propriété avec plusieurs maisons où vivent les membres d’une même famille, c’est sans doute une déformation de « la cour » en créole.