« Quand vers toi mes désirs partent en caravane »
Baudelaire, « Sed non satiata », Les Fleurs du mal.
« O Soif, éternité ! Dans cette chair d’une heure, tu conduis mes désirs en longue caravane
vers cette fontaine sacrée qui s’épanche au-delà du terrestre horizon. »
Marguerite Burnat-Provins, Poèmes de la Soif.
« Avec des mots usés pareils à des cailloux, repris et rejetés constamment sur la route, comment dire le matin neuf, le perpétuel rajeunissement et la virginité ardente de ces terres, dans leur vieillesse ?1 »
Peintre et poétesse née en 1872 à Arras et morte à Grasse en 1952, cette artiste s’est très tôt sentie intimement liée au Sud, à sa chaleur, sa sécheresse, sa solitude dominée par le soleil éblouissant des déserts. Elle séjourne d’abord en Égypte, dans les années 1910-1912. Plus tard, elle voyage en Algérie, ce dont témoignent les recueils Poèmes de la Soif et Poèmes du Scorpion, publiés en 1921. On le voit, l’Orient ici désigne presque uniquement le Maghreb, d’où les guillemets qui entourent le terme « Orientales » dans mon titre. On sait que l’artiste a connu le Liban et la Syrie, mais nous n’en avons pas de témoignages dans son œuvre littéraire. On sait aussi qu’entre 1930 et 1935, elle passe ses hivers au Maroc, fuyant le froid et l’humidité de la mauvaise saison européenne.
Si l’artiste développe une louange passionnée au désert, son silence, son immensité, à l’oasis et son miracle vert, au marabout, sentinelle immobile près de l’oued, au mendiant assis à l’ombre d’un mur, si elle évoque la musique arabe, la derbouka et ses rythmes entêtants, la guesba, la raïta, elle porte une attention particulière aux femmes qu’elle a pu rencontrer lors de ses séjours. Comment cette Européenne approche-t-elle les femmes maghrébines, que voit-elle quand elle les regarde, parfois avec son œil de peintre, mais le plus souvent avec l’inquiétude d’une âme à la recherche de la paix qui la fuit ?
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La princesse oisive et l’Ouled-Naïl : un regard très orienté
« Assise dans leur ombre [des palmiers], je cherche les princesses, ma curiosité attend les contes émaillés des mille et un secrets du pays de l’éblouissement.2 »
Le ton est donné : le « je » poétique est à la recherche de Shéhérazade. L’esprit des Mille et une nuits va planer sur cette évocation des femmes africaines. Colliers, bracelets, anneaux de cheville, bagues : c’est d’abord par ses bijoux que la femme algérienne se présente à l’observatrice, bijoux modestes, bracelets qui font chanter ses bras, bague qu’elle tend à l’étrangère, bague d’argent usée, gage de bienvenue et d’hospitalité. Les douceurs offertes semblent elles aussi sous le charme d’un chant, café « miellé », « oranges confites », « pâtisseries qui offrent l’attrait exotique d’avoir été pétries au rythme des bijoux.3 »
Le don du bijou est l’occasion pour la poétesse de faire éclater son œil de peintre, et d’une manière très originale : « La bague que tu m’as tendue, Fatma au turban vert, c’est le cercle d’argent où viendra s’isoler ton ferme et beau visage.4 » Par un mouvement de grossissement, (sorte de zoom), la bague se fait mandorle, où vient se lover le visage féminin. Les mots « cadre », « figure peinte » sont assez explicites, tandis que le poème se referme sur la bague revenue à ses proportions ordinaires, sans avoir livré le secret de celle qui l’a offerte.
Le gynécée inspire à l’artiste un autre tableau, architecturé, ornementé, où les femmes sont transformées en statues vivantes : « Et celle qui s’accoude est venue s’incruster en bas-relief de bronze rare, dans la pâleur laiteuse de la chaux. » Les tapis, les dalles de marbre, les servantes, « un essor blanc gonflant leurs voiles », la maîtresse « au profil de reine », « aux doigts enluminés », la nouvelle mariée, « princesse au front idéalement pur, oisive sous ses pierreries5 », nous sommes en pleine peinture orientaliste. Burnat-Provins se souvient là qu’elle a été l’élève de Jean-Joseph Benjamin-Constant !
Fidèle à la démarche contrastive qui se déploie dans la plupart de ses œuvres, Burnat-Provins s’empare du thème du bijou pour dessiner sa face sombre. En effet, face aux « princesses » se dressent les ouled-naïls, prostituées par métier. Celles-ci arborent leurs bijoux comme les stigmates de leur condition : « Avec sa tête en chapiteau et son impudique fortune, et tous les carcans dont le vice enrichit ses poignets, avec les plaques de sa ceinture, l’Ouled Naïl orfévrée, cupide et chargée de métal, porte le poids brillant de sa luxure et, dans ses veines, la turpitude de son mal.6 »
Ces prostituées, censément appartenir à la tribu arabe des Ouled-Naïls enracinée en Algérie, ont leur rue, lieu assidûment visité par les touristes en mal d’érotisme exotique. L’artiste assume cette représentation orientaliste, littéraire et iconographique de la sexualité vénale des Ouleds-Naïls. Elle lui permet de structurer sa construction binaire des deux mondes féminins qu’elle croit percevoir.
La danse, après les bijoux, permet aussi la confrontation. Elle est la marque de l’innocence de la folle : « Droite sous ses lambeaux et d’allure hautaine, elle danse à petits pas, la tête levée, les pieds sûrs, dans le frisson contenu d’un corps mince.7 » ; de la pureté de l’enfant : « Elle palpite sous les lampes, étrange papillon de nuit, ses pieds sont si petits qu’ils semblent deux souris joueuses, au bord de la robe enfantine8 » ; de la beauté des femmes du harem dans leur cadre de marbres et de parfums : « L’orchestre aveugle joue et les sultanes dansent dans la galerie de faïence qui fleurit le long du jardin […] Les sultanes ont souri et repris leurs poses coutumières sur les ramages des tapis.9 »
En revanche, la danse souligne l’impudicité de la prostituée : « Dos oblique et ventre jeté comme une pastèque enfermée dans un sac vert cerclé d’argent, l’ouled danse pudiquement une danse lubrique.10 »
Si l’artiste entrevoit que ces femmes sont les esclaves du désir de l’homme11, et qu’avec elles, c’est aussi la mort qui danse (« Leur corps battu est pareil à la route où chacun passe, elles ressemblent à des servantes carnavalesques de la mort12 »), cette intuition ne l’amène qu’à une nouvelle opposition : la vie, elle, est du côté des « princesses du désert ». Leurs nombreuses maternités en sont la preuve, face à la stérilité des courtisanes. Et, alors que les prostituées n’ont que la désignation de leur appartenance à un groupe ethnique, les « princesses » possèdent un nom, qui fait d’elles des individus à part entière : « Alia, Turkia, qui paraissez esclaves, vous êtes de vraies femmes, des mères, inconscientes prêtresses du rite universel et vous servez la vie, sur l’humble autel que sont les pierres noires de votre âtre rustique.13 »
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Les vraies valeurs
Ignorance, humilité, rusticité, sont des mots clés dans l’œuvre de Burnat-Provins. Dans les Petits tableaux valaisans, son premier livre (1903), elle chante le mode de vie des paysans du plateau saviésan, proche de ce qu’elle considère comme les vraies valeurs, primitivité, simplicité, longue fidélité au legs des ancêtres, fusion avec la nature, qu’elle oppose à l’existence faisandée des habitants des villes, coupés de leur passé : « Autour de l’entassement noir des villes, la Nature consternée lutte, trop grande pour entrer, trop fière pour venir se souiller, et recule jusqu’au jour où elle s’enfuit découragée.14 » Ce balancement est caractéristique de la pensée de Burnat-Provins ; il est aussi présent ici, avec des modulations propres au cadre orientaliste.
C’est ainsi qu’en offrant ses anneaux, Messaouda exprime l’ardent désir d’apprendre de l’étrangère « ce qu’[elle a] vu dans les villes, de l’autre côté de la mer. » À quoi la visiteuse répond : « Tu ne connais pas ton bonheur de ne pouvoir aller là-bas où les hommes sont noirs, les femmes découvertes, le ciel saturé de laideur ». Face à l’authenticité de « ce visage brun doré » qu’encadre (encore un terme de peinture) le voile, qualifié d’« antique ouvrage », voici la facticité du monde d’au-delà des mers, qui a perdu ses liens avec les ancêtres et cultive les fausses valeurs : la science qui masque les vrais problèmes, la stérilité d’une civilisation « où l’on cherche à côté le bonheur », la trompeuse liberté des cités. Qu’Alia ou Turkia n’envient pas celles qui marchent dans la rue à visage découvert : leur vie n’est que mensonge, prison dont elles ne peuvent s’échapper. Dans sa fureur à dénigrer l’Europe, Burnat-Provins va jusqu’à parler de « névrose » face à la belle santé mentale des femmes orientales : « Vous êtes les plus grandes et le sourire européen vient s’émousser contre l’airain de vos statues, maternité candide, sainte ignorance prolongée.15 »
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Fusion et altérité : le voyage d’une âme
« O Soif, faite de sable et d’azur et de vent, Soif, mère des mirages et des fièvres divines, ô Soif d’eau sans mélange et d’amour sans douleur, ô Soif de nuit et de néant, où tout se rafraîchisse enfin dans la mort calme, je t’adore et te chante en face du désert.16 »
Cette très belle invocation qui inaugure les Poèmes de la Soif dessine le difficile cheminement d’une âme en quête d’apaisement, qu’elle n’espérera finalement trouver que dans la mort. Burnat-Provins a été toute sa vie en lutte avec la face sombre, violente et chaotique de sa nature inquiète. Pour gagner cette paix dont elle a soif, elle va essayer de s’approcher du mode de vie des femmes algériennes, tenter une fusion avec ces créatures qu’elle imagine baignant dans l’état auquel elle aspire.
Curieusement, l’une des qualités dont elle pare les « orientales » est leur oisiveté. Même quand elles tissent la laine ou broient le couscous, ce sont des « souveraines de paresse17 », qui renvoient l’agitation frénétique des cités à leur inutilité. Leur beauté est aussi garante de l’état bienheureux où elles baignent : mouvements rapides, corps flexible, rythme, grâce native, mains aux doigts fins, bouches et talons peints, yeux approfondis par le kohl. Elles jouissent de la liberté des êtres simples et ignorants, et ni les anneaux de leurs chaînes d’argent qui rythment leurs gestes, ni le haïk qui enserre leur tête ne sont des signes de servilité : « Vous ignorez ce qui entraîne loin du devoir, loin du foyer et votre race vit de la force des chaînes qui gardent votre honneur avec votre raison.18 »
La poétesse tente de se fondre dans ces êtres privilégiés, qui tiennent entre leurs mains « enflammées de henné, sans le savoir, […] un pur trésor.19 » Un repas partagé lui offre l’occasion de se mêler à celles qui l’invitent autour d’une table « entourée d’yeux de femmes, qui parlent cette langue d’âme comprise partout ». Sans paroles, la communion se fait et le « je » poétique atteint, pour un instant béni, la paix recherchée : « O paisible tentation ! ô Soif de joie intime, tapie au creux d’un silence odorant ! Dans la galerie fraîche, allonger sa paresse, entendre sans rien écouter ; sans dormir, rêver et sans remuer, vivre, tandis que, sourdement, la derbouka bat comme un cœur, dans la ville assoupie.20 »
Le thème de la folie parcourt l’œuvre poétique de Burnat-Provins. La folle est une créature bénie, car elle est l’exemple même de la totale ignorance, de la pure inconscience du monde. Dans sa soif de paix, la poétesse est saisie de l’illusion d’une fraternité avec cet être vêtu de lambeaux, qui se roule dans la poussière puis claudique sur sa jambe unique… « et nous sommes deux dépouillées à marcher sur la grand-route de Touggourt, où mon âme effrangée vient mendier du soleil.21 »
Mais la tentative se solde par un échec : « on n’enlève pas sa chair et ses années comme un vêtement déchiré. Avec mon privilège d’errer, je m’en retourne sous le séculaire fardeau, plus esclave d’avoir connu l’immensité. » Impossible de « briser [la] gangue occidentale, où sont pétrifiés tant de rêves déçus22 ». La fusion désirée n’est pas possible, l’autre restera à tout jamais « autre » et le voyage entrepris ne s’achèvera qu’« entre les murs [du] tombeau.23 »
L’aveu brûlant de cet échec s’exprime alors dans un cri d’incrédulité douloureuse et passionnée : « Je t’envie, Alima ! Ma chaude jalousie est dans le soir comme une panthère aux aguets. As-tu vraiment sur moi, ô sombre créature, ce droit énorme de posséder la paix ?24 »
Notes
1. Marguerite Burnat-Provins, Poèmes de la Soif, Paris, Sansot, 1921, p. 56.
2. Ibid, p. 28.
3. Ibid, p. 44.
4. Ibid, p. 38.
5. Ibid., p. 110-111.
6. Ibid., p. 101.
7. Ibid., p. 100.
8. Ibid., p. 98.
9. Ibid., pp.119-120.
10. Ibid., p. 105.
11. Mais les femmes du harem le sont aussi, et la poétesse le sait bien : « C’est un jeu séducteur de pieds et de mains […] dans le dessein jaloux de retenir un cœur. » Ibid., p.119. Ce qui change tout ici, c’est le cadre : somptuosité du palais contre abjection de la rue des ouleds, « rut des mâles noirs, autour des femelles brillantes » contre contemplation rêveuse du maître du harem : « Hadji Ahmed, sur son divan bas les regarde, et ne voit rien que des couleurs. ».
12. Ibid., p. 103.
13. Ibid. p. 65.
14. Petits tableaux valaisans, « L’homme qui chantait », Vevey, äuberlin & Pfeiffer, 1903 ; reprint Genève, Slatkine, 1985, p. 121.
15. Poèmes de la Soif, op.cit., pp. 33-34 ; pp. 64-65.
16. Ibid., p. 9.
17. Ibid., p. 75.
18. Ibid., p. 64.
19. Ibid., p. 64-65.
20. Ibid., p. 44-45.
21. Poèmes du Scorpion, Paris, Sansot, 1921, p. 70.
22. Voir Catherine Dubuis, Les Forges du paradis, Histoire d’une vie : Marguerite Burnat-Provins, Vevey, l’Aire bleue, 2010.
23. Poèmes de la Soif, op.cit., p. 35.
24. Poèmes du Scorpion, op. cit., p. 47.