Ces deux extraits sont réédités du recueil Rituels et traditions du monde de José Labrosse (éditions La Compagnie Littéraire, 2016) à titre posthume et avec l'aimable autorisation des ayants droit et la maison d'édition citée :
Les roses rouges et les œillets d’Inde toujours jaunes1
Constituent dans la ville un jardin éclatant
Et les sampans fleuris ressemblent à des trônes.
En ce jour unique où reviennent les âmes des morts
Tout le monde ira à la pagode en famille,
Puis un repas de choix sera le réconfort
De tous les Vietnamiens sortis de leur coquille.
Février 2015
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Rituels de purification au Sri Lanka
Dans la maison toute neuve les moines ont entamé
Les chansons de Bouddha qui la purifieront.
Les douces litanies patiemment égrenées
Répondent à cette soif de purification.
Les pères cinghalais, lors de la danse du feu
Tiennent avec amour l’enfant au-dessus des flammes,
Geste qui est rituel et non point un jeu :
Pour éloigner le mal voilà le bon programme.
Il arrive parfois qu’on offre un tronc aux dieux
Et que, la fête finie, on le rejette à l’eau.
Les fidèles s’aspergent d’éclaboussures, joyeux
D’être purifiés par l’intermédiaire des dieux.
Novembre 2015
Note
1 La tradition veut que l’on respecte toujours ces deux couleurs.
Revue culturelle d'Orient & d'Afrique
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Pour citer ces poèmes
José Labrosse,« Rituels de purification et jardin dans Rituels et traditions du monde», Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°12 & Hors-série 2017, mis en ligne le 25 octobre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/10/rituels.html
Ces deux extraits sont réédités du recueil Rituels et traditions du monde de José Labrosse (éditions La Compagnie Littéraire, 2016) à titre posthume et avec l'aimable autorisation des ayants droit et la maison d'édition citée :
1 Les Kumaris sont des jeunes filles incarnant une divinité. Elles sont recrutées selon des critères particuliers physiques et moraux et doivent être issues d’une bonne famille. Elles sont Kumaris jusqu’à la puberté. Elles ne sont scolarisées que depuis 1990 et beaucoup se marient par la sute. Au Népal, il ne subsiste que dix Kumaris.
2Sur un petit autel dans la cuisine brûlait une lampe à huile.
3 L’astrologue lui demanda de porter autour de la taille une amulette suspendue à une chaîne de cuivre. Selon lui, la stérilité était due à la colère des planètes.
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Revue culturelle d'Orient & d'Afrique
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Pour citer ces poèmes
José Labrosse,«Des femmes dans Rituels et traditions du monde», Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°12 & Hors-série 2017, mis en ligne le 25 octobre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/10/traditions.html
D’abord Le Pan Poétique des Muses vous remercie de nous accorder cette brève discussion autour de la parution de votre ouvrage espèce, pourriez-vous nous parler de la genèse du recueil ?
FGL – Au commencement d’espèce il y a comme pour tout début d’écriture un moment d’absence. Ce moment où l’on n’écrit plus, ce moment où l’on écoute le monde, où l’on va chercher dans le moindre recoin de la parole recroquevillée, quelque chose qui peut nous relier au globe dont on s’est absenté. Pour qu’un livre débute, il ne faut pas de première pierre comme pour bâtir une maison solide, durable, sur laquelle on pourra investir. Non, pour qu’un livre débute, il faut un tout petit caillou, un gravier, une brisure minérale imperceptible, qui s’introduit dans la chaussure et rend la marche impossible. Il faut s’arrêter, retirer le soulier, prendre le temps de chercher dans l’obscur, ce fragment de montagne. La semelle tournée vers le haut, la miette tombe dans la main, et le chemin qu’on allait prendre, nous paraît dérisoire. Ce ne sont pas les rochers qui ont interrompu nos pas, c’est cette petite chose pâle, insignifiante.
Le petit caillou qui a donné vie à espèce, c’est d’abord une histoire entendue à la radio. Celle d’un jeune alsacien enrôlé de force dans l’armée du Reich pendant la deuxième guerre mondiale. La guerre prend fin, il revient. Aux autres, il ne peut raconter ce qu’il a vu. Il ne parle pas, demande seulement à changer de nom. Pas son patronyme, seulement son prénom. Un tout petit changement, un e en plus, à la fin. Ainsi, il devient femme.
Et puis, c’est une photographie de Timur Kacharava, jeune homme de vingt ans, militant antifasciste assassiné à Pétersbourg par des néonazis dont le procès n’a pas eu lieu. Il revenait d’une distribution de repas vegans qu’il préparait chaque semaine avec ses camarades, pour les indigents de la ville.
Les poèmes en prose d'espèce sont répertoriés sous sept gestes, pourquoi le chiffre sept ? Cela fait-il référence aux sept jours de la création du monde selon la bible ?
FGL – Le 3 et le 7 sont des chiffres auxquels je me sens liée.
Bien sûr, le 7 nous fait tout de suite penser aux 7 jours de Béréchit, au récit de la création. D’autant plus que le livre s’ouvre sur les tohus-bohus, ces objets du monde réel, comme le cœur ou la neige, réfractaires au calcul de la géométrie euclidienne.
Ce qui me fascine, c’est qu’on retrouve ce chiffre, dans pratiquement tous les récits de création du monde, des Dogons aux Tatars en passant par les indiens Pueblo ! Mais on a tendance à l’associer trop souvent avec l’idée d’un parfait accomplissement. Le 7, en effet, est bien la fin d’un cycle, cependant le 7 est un grand anxieux, il ne se repose jamais vraiment car c’est lui, le véhicule de la vie. Après un cycle accompli, il faut qu’un autre vienne… le 7 ne sait jamais de quoi demain sera fait, le 7 c’est l’intranquille.
Et puis pour moi, il reste largement attaché à des œuvres que j’ai aimé et que j’aime toujours : Blanche Neige et les 7 nains, les 7 boules de cristal et aussi, un de mes films culte
7 ans de réflexion !
Votre ouvrage relève de la poéthique, il est composé de chroniques poétiques de la généalogie du cosmos et des faits du quotidien, comment peut-on comprendre votre engagement poétique à rendre ce qui est « évident » et de ce qui est « presque invisible » ? s'agit-il d'une pensée philosophique du monde et/ou d'une description de ses coulisses ?
FGL – L’écriture est un geste alors peut-être qu’espèce est un geste que je tente vers le monde pour me le rendre moins insupportable.
espèce c’est un poème qui accompagne le cheminement de ceux qui refusent l’adhésion à l’exploitation de formes de vie dites inférieures au profit d’autres, considérées comme supérieures. Les formes animales, végétales, minérales sont concernées par l’exploitation, tout autant que les formes humaines.
Quand j’écris espèce, je suis accompagnée par l’impérialisme du même surl’autre de Lévinas*. Tout ce processus de la connaissance qui consiste à ramener l’inconnu au connu, le différent au même. Et ce qui résiste au même, l’animal en nous, doit à tout prix céder à la domestication. Il faut contenir ce qui ne peut l’être, le classer, le trier, en genres et espèces. Certes Lévinas nous parle du rapport à l’Autre-humain. Je franchis cette frontière-là, j’écris aussi pour l’Autre caillou, l’Autre cochon, l’Autre vague scélérate, l’Autre patate… J’écris ce passage incessant entre le visible et l’invisible, le mystère de cet évident-évidant qui ne nous livrera jamais qu’une part infime de l’invisibilité des liens qui nous lient au reste de l’univers sous toutes ses formes, de la masse noire au sombre coléoptère.
Oui je pense que l’écriture est une petite entreprise, pas cotée en bourse, sans siège social, qui travaille à démurer. Elle rentre dans les murs, les retourne, ils deviennent le support de ce qu’ils avaient pour mission d’empêcher.
Êtes-vous antispéciste ? espèce est-il une poésie antispéciste ?
FGL –L’idée de la séparation des espèces a été fondée par un système de domination d’un groupe sur un autre. La domestication animale, la société patriarcale et l’oppression des femmes sont apparues en même temps. Je conçois l’antispécisme comme une pensée du monde, issue de courants anarchistes du 19e siècle, qui ont beaucoup œuvré pour la libération des femmes mais aussi pour la libération animale. Élisée Reclus était légumiste et dénonçait l’exploitation capitaliste du sol et du sous-sol. Louise Michel ne militait pas que pour les droits humains, elle a lutté activement contre la corrida et les expérimentations sur le corps animal. On a totalement occulté ces combats liés à l’histoire du mouvement ouvrier et à l’histoire de la Commune. Ces combats internationalistes et universalistes qui œuvraient pour l’abolition de toutes les frontières. En cela, je me sens proche de l’antispécisme et du post-humanisme.
Par contre, en ce qui concerne mon écriture, elle n’est ni blanche, ni noire, ni mâle, ni femelle… Elle n’est pas plus antispéciste.
L'absence des marques hiérarchiques et de la ponctuation dans votre écriture exprime-t-elle une manière d'interroger les assignations et les frontières normatives imposées par la langue et de s'en défaire ?
FGL –espèce ne comporte pas de majuscules, pas de points non plus pour fermer les frontières. Entre les propres et les communs, les rapports de force sont abolis. La langue agit de façon minuscule. espèce n’obéit pas à la voix de ses maîtres mais assemble des voix multiples. Des voix de femmes et d’hommes mais aussi des voix de bras morts, de carottes, de vieux chiens marrons…
Comme l’affirme Peter Szendy dans son essai sur la ponctuation, le point est une meurtrissure. Le texte est découpé selon une logique, mais pourquoi cette logique serait-elle la mienne ? Pourquoi me livrer à ce découpage, ces meurtrissures sur le texte ? Je préfère rendre visible sa discontinuité, par des blancs, des trous que seul le lecteur, dans sa singularité, est apte à combler ou laisser vide. Le point a pour fonction de diviser, de mettre des cloisons, des séparations. La ponctuation est un fléchage dans le couloir du langage, pour nous empêcher littéralement de nous égarer. Mais moi au contraire je tiens à cette perte, cet égarement dans le blanc. Je ne tiens pas à signaler au lecteur quand il devra s’exclamer, se questionner, quand il devra commencer ou finir. Le poème est un lieu de liberté, pas d’asservissement. La ponctuation, moi je la fais en clignant des yeux, et en respirant. Mais chacun respire et cligne des yeux à sa manière.
Qu’est-ce que la poésie ? Et que peut la poésie dans notre vie ?
FGL – « Je ne sais pas du tout ce qu’est la poésie mais assez bien ce qu’est une figue. » disait Francis Ponge.
Voici un poème (une variante du poème) que j’avais envoyé à Nadine Agostini pour le numéro 0 de la revue Bébé consacré à cette belle question :
Déplacée parmi les déplacés depuis tout le temps indocile
indomiciliée elle s’étire sort des bouches humaines bête noire
de la somme des mots langue chargée on suspecte la contagion
elle se rebiffe refuse les soins protège les enfants de l’œil malveillant
des adultes humiliant celui fatigué par sa journée d’école qui
pour jouer prononce les sons sens dessus dessous
on apprendra à se taire à tourner sept fois le morceau de carne
maté domestiqué pour ne dire plus que des termes utiles
jusqu’à ce que la cavité se remplisse de mots négligés mal formés
mal prononcés dévêtus vacants en fin de droits
dans cet obscur là la langue œuvre
entraîne le troupeau l’aide à s’égarer maintenant elle va s’écrire
l’enfant se tait sait où ses mains ne doivent se poser où sa langue
doit cesser jusqu’à ce que la mâchoire bâille
laissant libre le passage aux vocables parasites inusités clandos
de toutes sortes maintenant elle s’écrit ça y est
pas forcément dans le livre souvent à ses côtés sur le corps d’une lettre
d’une image d’un son d’une performance d’une pellicule d’un
mur en tout cas pas là où on croyait la serrer
Quant à ce qu’elle peut, eh bien, simplement déposer du gravier dans nos pompes. Nous empêcher d’accepter la mise au pas, la marche forcée. Et ainsi, dans l’accueil inédit des débris du monde, nous disjoindre de l’acceptation muette et de la collaboration distraite.
* Voir Emmanuel Levinas, Totalité et infini, sous-titré « essai sur l'extériorité », Nijhoff, La Haye, 1961.
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Pour citer cet entretien
Le Pan Poétique des Muses (LPpdm), « Entretien avec Frédérique Guétat-Liviani à l’occasion de la parution de son recueil espèce aux éditions le Temps des cerises», Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°12 & Hors-série 2017, mis en ligne le 20 octobre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/10/entretien-guetat-liviani.html
Le Maroc célèbre Edgar Morin à Paris avec un hommage vibrant de l’Ambassadeur Chakib Benmoussa. En présence des deux amis proches et complices philosophiques, les sociologues Alain Touraine et Mustapha Saha.
Mustapha Saha rend public, à cette occasion, son texte « Edgar Morin, une pensée faite monde » dont un large extrait ci-dessous.
À quatre-vingt-seize ans, Edgar Morin donne au monde une leçon perpétuelle de jeunesse d’esprit. Une pensée en continuelle immersion dans les complexités labyrinthiques de la raison humaine. Une pensée faite monde. Socrate est parmi nous. Sa voie, Edgar Morin l’a trouvée depuis longtemps, vivre poétiquement, chaque journée, comme une vie entière, la construire comme une œuvre d’art, fournir au cerveau du bon grain à moudre pour l’empêcher de s’empêtrer dans la vase des choses. Sa ligne de conduite, dans son long parcours existentiel, s’inspire du paradoxe lumineux de Blaise Pascal, « la raison prend sa source dans le cœur ». Il n’est donc question pour lui ni d’exclure la raison ni d’admettre que la raison. La voie se trouve probablement dans cet entre-deux étroit, entre science sans conscience et conscience sans science, dans cette fibre sensible qui fait l’humaine humanité.
La présentation du numéro spécial des Cahiers de l’Herne, consacré à Edgar Morin de son vivant, a réuni de nouveau, au milieu d’un quartet d’intellectuels, dandys fatigués de la surexposition médiatique, Edgar Morin et Alain Touraine, fringants nonagénaires, dinosaures de l’agora sociologique, rescapés miraculeux de la glaciation culturelle, combattants indéfectibles de la pensée sociale, adversaires irréductibles de tous les scientismes, monstres sacrés de la critique radicale, incorrigibles empêcheurs de tourner en rond, indémontables guetteurs de l’imprévisible. Le temps des querelles vivifiantes, des controverses revigorantes, des confrontations stimulantes, paraît bel et bien révolu. Ne demeurent que polémiques stérilisantes, platitudes arrogantes et coups d’épée dans l’eau.
Edgar Morin, attentif aux entendus et sous-entendus de ses glorificateurs, console son ennui d’imperturbable bienveillance. Quand le vacarme l’assourdit, Sénèque murmure à son oreille. Il s’installe résolument dans l’économie symbolique du temps pour vivre intensément l’instant présent. Malgré les innombrables sollicitations protocolaires, il se soustrait, le plus possible, à l’abstraction du temps morcelé pour baigner dans le temps naturel, cette durée sans commencement ni fin conceptualisée par Henri Bergson, qui s’accordéonise selon sa propre musique, qui n’a d’autre substance que la volupté d’être. Il ne sert à rien de courir de plus en plus vite pour aller nulle part, sinon à la catastrophe. Blaise Pascal nous le rappelle « Nous errons dans les temps qui ne sont pas les nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient ».
L’accélération du temps métronomise le vertige de la mondialisation. L’interconnexion décisionnelle au sommet, à l’échelle planétaire, broie impitoyablement la dimension humaine, absorbe et digère toutes les productions, toutes les inventions, toutes les créations, ne laisse d’autre alternative à la servitude volontaire que l’exclusion sociale. La mondialisation compressive est chronophage par définition. Elle vampirise implacablement le temps de la contemplation, de la méditation, de la réflexion. Elle récuse le droit à la paresse fécondateur de maturation créative. Elle désintègre la conscience de soi, dissoute dans le mépris sans visage, dans les contrôles électroniques, dans les ordres signalétiques, dans les puces indétectables, qui gangrènent, comme des tumeurs, la vie quotidienne. La mondialisation ultralibérale étouffe la pensée critique dans l’œuf. Les monopoles financiers aux commandes et la technocratie gouvernante à leur solde ignorent eux-mêmes la direction prise par le monde. Ils fonctionnent avec les théories obsolètes et les concepts archaïques hérités du dix-neuvième siècle, passés à la moulinette des statistiques descriptives et des variables aléatoires. L’ordre géométrique triomphant dissèque le réel et ne reconstitue que du virtuel. Foin de l’analyse qualitative !
Seule l’accumulation des données compte. La culture occidentale s’ankylose, depuis des siècles, dans le rationalisme castrateur, s’obstine à imposer son universalisme en modèle civilisationnel indépassable. Depuis le XVIème siècle, l’Occident se prévaut d’une avance scientifique irrattrapable, alibi idéologique de sa fuite en avant dominatrice, de son complexe de supériorité patho-historique. Avec la Révolution numérique, tous les continents, tous les peuples, toutes les localités repartent à pied d’égalité. Je rappelle à mes vieux complices philosophiques que j’ai forgé le concept de diversalisme pour liquider, définitivement, l’héritage colonial. Toutes les cultures du monde, du passé, du présent, du futur, se valent et s’équivalent dès lors qu’elles ne sont pas instrumentalisées comme armes de destruction et comme véhicules d’infériorisation.
La Révolution numérique dépouille le pouvoir, tous les pouvoirs, de leur levier principal, le monopole de l’information, instaure une société transversale en réseaux où le centre se décentre à l’infini, où les périphéries proches et éloignées deviennent instantanément, en temps réel, des centres de focalisation planétaire en fonction des scoops qu’elles propulsent, où l’événement se déclenche, sans préavis, n’importe où, n’importe quand, où l’inattendu se niche dans les indénombrables ordinateurs domestiques. Le flux perpétuel de l’information engloutit ses manipulateurs. La marée communicationnelle avale impitoyablement les désinformateurs. La conscience individuelle interagit désormais, sans intermédiaires institutionnels, avec la conscience planétaire dans son immense diversité, dans une fermentation chaotique propice à toutes les imprévisibles.
Le concept d’alter-mondialisme, aspiration profonde à une autre configuration des rapports planétaires, entre civilisations, entre cultures, entre personnes, au-delà de ses multiples récupérations, tresse, dans le tâtonnement expérimental, des passerelles parallèles. Le succès grandissant des produits biologiques, après les dévastations pathogènes des additifs chimiques, remet progressivement la nature-mère au centre des préoccupations humaines. Les énergies renouvelables, solaires, éoliennes, hydrauliques, géothermiques, le développement durable et l’économie circulaire, s’imposent, peu à peu, comme palliatifs pérennes aux combustibles destructeurs. Les entreprises citoyennes, les coopératives, les mutuelles, le commerce équitable, édifient progressivement une économie interactive, sans grossistes, sans distributeurs, sans spéculateurs. L’actualisation des architectures traditionnelles résout des problèmes insolubles pour les technologies sophistiquées et inopérantes des industries monopolistiques du bâtiment. Les niches écologiques se multiplient dans les interstices du bétonnage ravageur.
Edgar Morin ne s’est jamais embarrassé des prévenances idéologiques. Il se dit atteint d’incurable dissidence. Les distinctions, les décorations, les gratifications, génératrices d’émotions agréables, protègent socialement son âme rebelle. Il est d’autant plus éthiquement juif qu’il a toujours défendu la cause palestinienne. Il invoque, dans un soupir, la Thessalonique de ses origines, terre d’asile de ses ancêtres andalous. Il cultive sa citoyenneté du monde dans sa marocanité adoptive. Quand il convoque son alter ego disparu, Cornelius Castoriadis, en parlant laconiquement du vide de la pensée, il pense d’abord aux acolytes de circonstance. La course à l’audience participe décisivement au décervelage de masse. La technocratisation de la société va de pair avec sa déculturation. L’appauvrissement intellectuel se conjugue à la prolifération des pathologies mentales. L’addiction aux neuroleptiques compense dangereusement la perte de repères, l’absence de sens à l’existence. La spécialisation à outrance atomise la connaissance, pulvérise la pensée, génère, dans tous domaines, des générations de techniciens ignorantistes.
La recherche universitaire n’échappe pas au confinement. Les techno-sciences, qui s’en alimentent, broient l’humain au profit de l’efficience. La compréhension du monde bute sur le cloisonnement disciplinaire et l’atomisation programmée. L’intrépide humaniste ne cherche pas des solutions, tôt ou tard fossilisées en systèmes, juste des voix de passage, avec l’amour, la poésie et la sagesse comme emblèmes, vers les contrées inexplorées du savoir et du bien-vivre. En élaborant la Charte de la Transdisciplinarité avec Lima de Freitas et Basarab Nicolescu, Edgar Morin pense une nouvelle éthique qui contrebalance les grands risques encourus par le genre humain et son environnement en sortant de l’ombre leurs pendants d’espérance. Cette Charte remet à l’ordre du jour une approche dialectique de la réalité dans sa complexité synergique. L’intégrité morale et physique du vivant est inaliénable. Toute tentative de dissoudre l’humain dans une structure formelle, de l’abstraire comme unité statistique inerte, de le soumettre à des manipulations génétiques monstrueuses, de le transformer en cybernanthrope sans âme, est un crime inexpiable contre l’humanité. La connaissance tenant compte de la variété de la nature et de la diversité du vivant est forcément complexe et globale. L’enfermer dans une logique unique, dans une interprétation monolithique relève de l’obscurantisme.
La dignité humaine ne se réduit pas à sa dimension existentielle, sociale, matérielle, passagère, elle s’inscrit dans l’anamnésie théorisée par Platon deux mille cinq cents ans en amont. Chaque humain est un éclat de l’univers, il porte en lui la mémoire génétique et intellectuelle de l’humanité entière depuis les origines. La terre tout entière appartient à chaque vivant par le seul fait que chaque être est porteur de son feu sacré. Dès lors, la transdisciplinarité se propose d’articuler les domaines artificiellement séparés du savoir pour susciter une compréhension à la fois panoramique et multidimensionnelle de la nature et de la réalité, une compréhension qui restitue à l’humain son bien le plus précieux, sa dignité. En ce sens, l’interdisciplinarité peut se définir comme une intelligence connective. L’intelligence, du latin « intellegere », ne signifie-t-elle pas, étymologiquement, « relier plusieurs lectures » ? L’intelligence n’est-elle pas cette faculté proprement humaine de comprendre le sens et la substance des choses en déchiffrant, au-delà de leurs apparences, les liens organiques qui les animent ? Chaque discipline est traversée par des courants sémantiques, sémiologiques, éthiques, voire mythologiques, qui la dépassent. Il n’est pas de science qui ne soit en même temps allégorique.
La théorie des correspondances de Charles Baudelaire, inspirée de Platon, déclinée dans son poème « Les Correspondances », résume avec justesse ces interactions mystérieuses. Les correspondances verticales tissent des communications secrètes entre le visible et l’invisible, cet invisible visiteur des artistes et des poètes, qui les arrache à l’espace-temps, les plonge dans des sensations célestes incommensurables et les met en état de transe. Paul Klee ne distingue-il pas les artistes par leur don de rendre visible l’invisible ? Les correspondances horizontales réunifient sans cesse le monde, au-delà de ses turbulences, ses désordres, ses violences. Les crises, qui meurtrissent le monde, ne sont-elles pas des résidus lointains du chaos originel dont il est né ? « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent » quand l’âme s’élève suffisamment haut pour capter leur symphonie. La fusion de la subjectivité et de l’objectivité se matérialise dans l’œuvre d’art. L’art et la poésie ne germinent et fleurissent que dans l’imaginaire fertile et l’intuition créative. La seule légitimité des artistes, des poètes, des penseurs, sera leur œuvre dévolue à l’humanité, leur seul juge la postérité à l’aune de leur legs à l’humanité. Mai 68 n’a existé que par sa créativité. Les enfants de mai rêvaient de l’imagination au pouvoir sans savoir que leur rêve était aporétique. Le pouvoir et l’imagination sont et seront irréductiblement antinomiques.
Alain Touraine rappelle sa réfutation permanente des théories systémiques, réduisant les individus à des unités comptables, son aversion des logiques statistiques sans âme, des méthodologies technocratiques déshumanisantes. Face aux machines robotisantes, vulgarisées par le technicisme conquérant, il a toujours développé une sociologie des acteurs, exploré les dynamiques transformatrices des mouvements sociaux, scruter les évasures de la libération. Il s’attache particulièrement à l’utilité de la sociologie, ses théorisations devant naître des pratiques réelles et leur donner sens en retour, avec le souci constant de transformer les consommateurs passifs en sujets actifs dans un monde déboussolé, qui a perdu ses ressorts d’espérance. Le retour du sujet, dans le marasme économique et l’ankylose politique, est, depuis longtemps, son exaltant cheval de bataille. Il n’est d’épanouissement social que dans la synergie des singularités. Alain Touraine fait du concept de subjectivation son étendard, autrement dit l’affirmation de soi comme être libre, responsable et créateur. Je me ressource à cette évocation dans Mai 68.
Les idées singulières doivent descendre dans la rue. L’action citoyenne n’a d’autre moteur pour impacter le devenir commun que l’interactivité créative à la base, sur le terrain, hors sentiers battus, par l’apport créatif de chacun. La singularité ne se réalise pleinement que dans la liquidation définitive de la sacralité du pouvoir. Pendant des siècles, seuls les artistes, les poètes, les saltimbanques accédaient à cette liberté d’être sous masque d’amuseurs du roi ou sous guenille de gueux. L’expression de minorité agissante, galvaudée par le pouvoir pour dévaloriser les agitateurs indisciplinables, désigne justement ces groupuscules, sommes de singularités sans entraves, délivrées des chaînes de la productivité, de la rentabilité, de la compétitivité, capables, par leur créativité et leur imaginaire en action, de s’investir dans l’intérêt général et de déclencher des lames de fond dévastatrices de l’ordre établi. Leur déviance, comme le dit justement Edgar Morin, dès lors qu’elle rencontre une attente collective, se mue en tendance pour devenir une force historique. Ainsi se réalise l’improbable qui, au moment où tout semble perdu, sauve l’humain du désastre annoncé.
Alain Touraine étudie, dès leur émergence, les mouvements étudiants, les activismes féministes, les bouillonnements incontrôlables, façonneurs d’un autre rapport au monde. Il se proclame membre à part entière du cénacle frondeur d’Edgar Morin, Paul Lefort et CorneIius Castoriadis. Il a tôt pressenti, sous les soubresauts des crises répétitives, l’agonie du vieux monde industriel et la gestation, dans la parole et le sang, d’une société nouvelle, en Amérique latine et ailleurs. Il salue la revanche historique de la dialectique hégélienne sur le positivisme kantien. Le souvenir du père spirituel, Georges Friedmann, hante toujours autant la mémoire des deux patriarches. La condition humaine est leur passion conceptuelle, la politique leur terrain de jeu analytique. Correspondance de leurs destinées conjugales, frappées par la disparition de leurs épouses-muses. Amoureux éternels de l’irremplaçable, ils sont, tous les deux, repartis, au tournant de l’âge, après abattement mortifère, pour une autre vie sentimentale. Quand souffle la tempête, leur donquichottisme, fièrement assumé, leur sert de radeau de sauvetage.
L’emprise absolue des pouvoirs écrasants des finances et des médias formatent, d’avance, les besoins, façonnent les opinions, réduisent méthodiquement les marges de liberté. Je pense à mon ami Jean Baudrillard, toujours incompris post-mortem. Le pouvoir pour le pouvoir anéantit subrepticement les droits fondamentaux de l’être humain, neutralise anticipativement ses velléités de révolte, anesthésie sournoisement son exigence vitale de dignité. L’embrigadement brutal des totalitarismes massifs a laissé place aux circuits tentaculaires de contrôle et de surveillance. Dans « la société bureaucratique de consommation dirigée » selon la formulation d’Henri Lefebvre, son cours magistral à Nanterre germinateur de la révolte étudiante, le social est partout évacué au profit de la manipulation politique. Je revis nos discussions interminables avec Henri Lefebvre dans son appartement Rue Rambuteau, nos promenades rituelles jusqu’à la Place des Vosges où la nostalgie de son époque surréaliste, avant d’être vampirisé par le stalinisme, le transfigurait ? Le poète ressurgissait par magie sous la stature du professeur vénéré.
Je souligne qu’aujourd’hui, plus qu’hier, le citoyen opprimé lui-même, est sommé, pour se faire entendre, d’intégrer un réseau lobbyiste sous peine de disparaître comme sujet. L’urbanisation technocratique de la planète dénie le droit à la ville jusque dans l’architecture. Le citadin, téléguidé dans des passages obligés, se métamorphose en spectre urbain. Des forces obscures, cependant, forment sourdement, solidairement, inventivement, des galeries souterraines d’émancipation dans les quartiers populaires. La transversalité sape, dans ses fondements, la prépotence pyramidale. Mai 68, chassé par la grande porte, revient par l’issue de secours. Mai 68, objet politique non identifiable, artefact historique non élucidable, s’invoque pieusement comme un paradigme utopique, une lanterne mythique, un sémaphore symbolique. Alain Touraine cite Mai 68 ; La Brèche (éditions Fayard, 1968), ouvrage écrit dans le vif de la Révolution ludique par Edgar Morin, Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. Il omet volontairement d’évoquer, élégance intellectuelle oblige, son propre livre du même cru Le mouvement de mai ou le communisme utopique (éditions du Seuil, 1968). Visions empathiques de mandarins engagés ne saisissant de la conscience estudiantine révoltée que sa pellicule politique. Et pourtant, sous folklore ouvriériste, il n’eut que la soif de liberté, rien de plus, rien de moins. Au premier rang de l’auditorium, je me revois à l’époque, vêtu de noir comme aujourd’hui, cofondateur du Mouvement du 22 mars à la faculté de Nanterre, animateur romantique du temps des barricades, rêveur impénitent de rivages inaccessibles, calfeutré dans une distanciation de bonne aloi, souriant de la récupération académique et de l’émotion sincère des doctes nostalgiques. Je me contente d’objecter, pendant le dîner, quelques apophtegmes amphigouriques. Mai 68, perceur de traverses transgressives, fécondateur d’idées intempestives, porteur d’intemporalité poétique, féconde toujours l’avenir, au-delà des mutations éprouvantes. Le virus politique empêche la pensée de prendre son envol philosophique. La société transversale creuse, irréversiblement, ses cheminements invisibles. Les concepts de pouvoir et de politique sont définitivement obsolètes. Il n’est de salut que par l’art et la poésie.
La soirée se prolonge dans l’ambiance exotique et feutrée du restaurant marocain L’Atlas, boulevard Saint-Germain. Une douzaines de convives, triés sur le volet par la direction des Cahiers de l’Herne, puissance invitante, couvent Edgar Morin et Alain Touraine de leur affectueuse présence. Les cellériers lobbyistes de l’événement restent à la porte. Le pouvoir sans pouvoir puise sa raison d’exister dans les secrets d’alcôve. Les deux philosophes partagent bonnes anecdotes et tajines d’agneau embaumés d’effluves orientaux. Edgar Morin entonne à voix chaude des chansons classiques des années folles. La sociologue marocaine et complice épouse, Sabah Abouessalam-Morin, savoure en silence la déclaration d’amour.
* Mustapha Saha, sociologue, poète, artiste peintre, cofondateur du Mouvement du 22 Mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de Mai 68.
Sociologie, poésie, féminisme & Mai 68
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Pour citer ce texte
Mustapha Saha,« Edgar Morin, une pensée faite monde», reportage photographique par Élisabeth et Mustapha Saha,Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°11 & Hors-série 2017, mis en ligne le 17 septembre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/9/edgar-morin.html
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