Article du numéro spécial 2015-2016
Parution imprimée le 31 décembre 2016
D’homme à homme :
réflexions sur l’influence mallarménne chez Paul Valéry
Assistant (Enseignant-chercheur)
Département de Lettres Modernes – Université Alassane Ouattara
Résumé
L’intérêt de cette étude est de démontrer que l’esthétique de Paul Valéry n’est ni le prolongement, ni l’actualisation de la poétique mallarméenne. Pendant longtemps, Valéry a été présenté par la critique comme le disciple naturel de Mallarmé. Penser cela cependant, reviendrait à nier l’une des caractéristiques fondamentales de ce poète, à savoir son orgueil. Un orgueil surdimensionné qui marquera son originalité et qui jamais ne lui fera « courber l’échine » face à un autre, encore moins face à Mallarmé. L’influence pourtant qu’il subit, et qui se développe paradoxalement dans un contexte d’admiration et de confrontation, nous renseigne si besoin est encore sur la nature foncière du lien qui les unit, un courtois mais radical désaccord.
Mots clés : Poétique, esthétique, influence, langage, opposition, admiration.
Abstract
The interest of this study is to demonstrate that the esthetics of Paul Valéry is neither the continuation, nor the updating of the Mallarmé ‘s poetics. For a long time, Valéry was presented by the criticism as the natural follower of Mallarmé. To think it however, would mean denying one of the fundamental characteristics of this poet, his pride. An oversize pride which will mark its originality and which never submit him in front of an other one, even less front of Mallarmé. The influence nevertheless that he undergoes, and which is paradoxically developed in a context of admiration and confrontation, still informs us if need be about the nature of the link which harms them, a courteous but radical disagreement.
Keywords : Poetics, esthetics, influence, language, opposition, admiration.
Introduction
Paul Valéry est une icône de la Littérature française qui n’est plus à présenter. Il fait, en effet, partie de cette catégorie de penseurs, qui ont marqué, transformé, et redynamisé la créativité littéraire au cours de ces dernières décennies. L’œuvre immense qu’il a produite, et qu’on peut décomposer sans vacuité, en critiques, notes, essais et poésie, est le témoignage incontestable d’une conscience en quête de dépassement et de pureté. Valéry, non sans raisons, a travaillé à l’élaboration d’une théorie intellectualiste de la poésie, basée sur un épurement du langage. Il est parvenu, au bout d’un long processus, à greffer à ce genre, le sens d’une rigueur martiale, qui fait de l’art poétique un véritable travail d’orfèvre. « Valéry réduit la poésie à sa pure essence. […], elle répond bien à sa volonté d’exclure de ses vers ce qui est le propre de la prose : narration, description, amplification oratoire, prédication morale ou sociale ».1
Une telle vision de la poésie n’est pas sans en rappeler une autre, celle notamment de Mallarmé, qui souligne que le poète doit purifier le langage afin de créer un nouveau monde fait d’essences. Pour ce dernier en effet,
La poésie est essentiellement un art du langage, et c’est en grande partie pour avoir posé ce problème qu’il a été revendiqué comme précurseur de certaines théories contemporaines sur la linguistique et sur la littérature, surtout celles qui soutiennent que la littérature ne renvoie qu’à elle-même2.
La recherche de ce monde essentiel, qui rompt avec l’élan et l’exaltation romantique de la première moitié du XIXe siècle, cristallise à elle seule tout le pendant des réflexions sur la sublimation du vers, par une volonté de restructurer le langage.
On note ainsi un rapprochement entre les aspirations de Mallarmé et celles de Valéry, ou disons plutôt, un certain arrimage de la poétique valéryenne à celle de Mallarmé. L’objectif de la présente étude n’est donc pas de démontrer l’existence d’une interaction entre les deux poètes ; mais nous voulons de manière spécifique, à partir de l’analyse de leur poétique, sonder la profondeur de cette relation, car en l’espèce leurs rapports semblent paradoxalement s’éloigner de ceux du Maître et de l’élève. Quelle a donc été la nature exacte de leur lien ? Et comment une telle expérience a-t-elle impacté la poétique valéryenne ? C’est à ces interrogations que nous tenterons de répondre en nous fondant sur la critique thématique et l’autobiographie des deux poètes.
I – Le modèle mallarméen ou la poétique de la maturité
On ne saurait mener cette étude, sans avoir au préalable une idée bien ficelée de l’esthétique mallarméenne. Ce poète est, en effet, assez particulier. Au terme d’une longue et éprouvante crise spirituelle, il faisait cette déclaration : « J’ai fait une assez longue descente au Néant pour pouvoir parler avec certitude. Il n’y a que la Beauté – et elle n’a qu’une expression parfaite, la poésie » 3. Par ces paroles, Mallarmé annonçait une transformation radicale, à la fois de sa personnalité et de sa poétique, qui allait faire de lui, le « Sage » des célèbres « mardis », dont la sapience sera hautement appréciée par l’élite littéraire française et même européenne.
Le Mallarmé de la maturité, nourri aux principes hégéliens de l’évolution de l’esprit, affichait, en effet, une parfaite sérénité et une inébranlable certitude, qui laissent un aperçu réaliste du travail réalisé sur sa personne et du renouvellement esthétique qui s’en suit :
Mallarmé abandonne après 1875, les grandes régions du lyrisme personnel et la mythologie du poète maudit, accablé d’un côté par la platitude du monde et de l’autre par l’implacable ironie de l’Azur inaccessible. Cette singularité tient à plusieurs traits dont ses poésies post-parnassiennes sont porteuses et qui, associés, traduisent non seulement une démarche poétique spécifique, mais aussi une représentation singulière des relations que cette démarche entretient avec son champ social d’exercice.4
Mallarmé, de fait, se pose comme l’archétype de cette poésie hautement spirituelle, qui renvoie de lui l’image d’un « poète retranché du monde, prêtre et prophète à la fois d’une révélation poétique, voué à la seule contemplation de symboles évanescents »5.
Au gré des influences tous azimuts, des lectures et des rencontres, le poète « De l’éternel Azur / …impuissant qui maudit son génie / À travers un désert stérile de Douleurs »6, se détache de l’être qu’il était, de cette partie de lui, « reçu par imprégnation dans un premier milieu de socialisation esthétique, le Parnasse, pour faire advenir […] un autre poète et, […] une conception alternative et durable de l’expérience poétique »7. Sa poésie ainsi se dépersonnalise contrairement aux productions antérieures à 1875, elle est plus rigide, plus condensée, et donc plus hermétique.
Plus de longs poèmes ni d’amples déclamations exprimant l’insurmontable conflit du poète et du monde, mais des textes brefs, à formes fixes et gouvernés par une sorte d’énonciation blanche, froide, distancié, où le je renverra davantage à une fonction textuelle qu’à la personnalité ou aux émotions du poète 8.
Par l’adoption ou la mise en pratique de ce type d’écriture, il opte ostensiblement pour une vision figurative de l’écriture. Le langage n’est plus de façon inconditionnelle un moyen de transmettre un contenu ou un message donné, il devient symphonie, « insolite vaisseau d’inanité sonore »9. Le poème Un Coup de dé jamais n’abolira le hasard en est une parfaite illustration, avec ses dispositions plus qu’originales, ses décalages, son absence de ponctuation, ses blancs et surtout la lecture aléatoire qu’il impose, et qui en l’espèce semble dissoudre toute tentative d’uniformisation du sens.
JAMAIS
QUAND BIEN MÊME LANCE DANS DES CIRCONSTANCES
ÉTERNELLES
DU FOND D’UN NAUFRAGE
SOIT
que
l’Abîme
blanchi
étale
furieux
sous une inclinaison
plane désespérément
d’aile
la sienne
par avance retombée d’un mal à dresser le vol
et couvrant les jaillissements coupant au ras les bonds […]10
Ainsi, on voit à travers cette analyse introductive que Mallarmé n’est plus celui qu’il était. Sa perception poétique a évolué. « À la tradition de l’énonciation claire et directe, […] chère à Boileau et à ses successeurs, Mallarmé opposait la poétique de l’allusion, de la présentation oblique, de la suggestion, du mystère »11. En un sens, son ambition se résume à l’« explication orphique de la terre »12, ambition qui tout bonnement s’insère dans le projet d’une vie (celui du Livre Suprême), et qui devient pour le poète, le devoir littéraire par excellence. Cette capacité à se transcender est sûrement ce qui a capté l’attention de Valéry et qui l’a conduit dans les entrelacs de la pensée mallarméenne.
II – Mallarmé, l’adversaire admiré
C’est en 1892, soit six années avant la disparition de Mallarmé, que ce dernier fait la rencontre de Valéry. Et comme on peut aisément le deviner, Mallarmé est déjà sur le déclin, pendant que Valéry est en pleine évolution. C’est une période charnière pour le jeune Valéry en lutte contre une certaine vision de la poésie, une lutte contre la littérature et ses idoles. Pour Valéry, Mallarmé dans ce contexte fait figure d’«épouvantail » à abattre :
J’ai connu Mallarmé […] au moment même où je guillotinais intérieurement la littérature.
J’ai adoré cet homme extraordinaire dans le temps même que j’y voyais la seule tête – hors de prix ! – à couper pour décapiter toute Rome.13
L’aveu de Valéry est pour le moins explicite, il ne s’en prend pas à la personne de Mallarmé, mais à la figure qu’il représente. Le constat d’une littérature décevante s’accompagne d’une dose de méfiance à l’égard de ses représentants. Et l’attitude première du jeune Valéry en présence de Mallarmé, pendant les fameux mardis, est assez parlante. Il est méfiant et reste sur ses gardes ; mais au-delà de cette attitude défensive, on ne peut s’empêcher de noter un fond d’admiration « j’ai adoré cet homme extraordinaire ». Ainsi, Mallarmé devient pour Valéry, une sorte d’oreille attentive, d’interlocuteur privilégié, de père spirituel14, avec qui il enchaine les discussions. Dans le fond, les deux poètes se prennent d’une estime réciproque, quoique pour Valéry l’essentiel soit ailleurs, c’est-à-dire dans la volonté de s’affirmer et donc de se démarquer :
J’ai été frappé par Mallarmé. J’ai admiré – de loin.
Je l’ai aimé – Je l’ai pensé. J’ai senti et développé ma différence.
J’ai cherché en quoi ce qu’il pouvait, ce qu’il voulait se distinguait de ce que je voulais, pouvais – s’y opposait.
J’ai aussi essayé de deviner non seulement sa pensée – impersonnelle mais ses sentiments – Je l’ai vu créant un genre nouveau et singulier –.15
En fixant le point sur ce qui constitue sa différence, Valéry ne révèle pas moins l’importance qu’il accorde à l’édification de son moi, élément focal d’un orgueil en plein essor. « Il faut, souligne t-il, observer les grands hommes à la lumière de leur orgueil et du nôtre »16. Dans cette confrontation idéologique où l’orgueil de l’un se retrouve à se mesurer à celui de l’autre, l’ambition du poète devient l’instrument par lequel il projette sa grandeur. Et Valéry n’hésite pas à se mettre sur le même piédestal que Mallarmé en évoquant, par exemple, une approche tout à fait différente de la littérature.
En dehors de l’inépuisable admiration, émerveillement, amour que son art excitait, je me sentais conduit par là - non loin de lui – car il était finalement obligé de donner – plus ou moins précairement et artificiellement à la littérature, une valeur que je ne pouvais lui accorder, ne pouvant y voir qu’une application particulière17
Ainsi, Valéry n’est pas dans la logique du disciple vis-à-vis de Mallarmé quoique lui témoignant un grand attachement ; un attachement qui sera plus que manifeste à l’annonce de la disparition de ce dernier. La mort de Mallarmé le plonge, en effet, dans une sorte de mutisme poétique ; dialogue interrompu, inachevé, questions en suspend, autant de raisons qui semblent accentuer son désarroi tel qu’il l’explique à Gide :
Cela me soulagera un peu d’écrire, car il y a trois nuits que je ne dors plus, que je pleure comme un enfant et que j’étouffe. Enfin, j’ai perdu l’homme que j’aimais le plus au monde et, de toute façon, pour mes sentiments et ma manière de penser, rien ne le remplacera. Je m’étais habitué avec lui à une familiarité absolument filiale sur ses propres indications. Puis il comprenait toute sorte de pensée, et mes écarts les plus singuliers trouvaient en lui « précédent » et au besoin un appui – opinions mises à part. Tout cela est irréparable18.
La perte de Mallarmé constitue, pour de nombreux spécialistes, une étape fondamentale dans le devenir de la création Valéryenne. En un sens, l’auteur des Cahiers fait montre d’une émotivité, et d’une sensibilité qu’on ne lui connaissait pas, et par laquelle on relève une volonté de pérenniser la mémoire de Mallarmé :
J’ai de ton pur esprit bu le feu le plus beau
Je serai le tombeau
de ton ombre pensive
[…]
Mon âme de ton âme est le vivant tombeau19
Un paradoxe semble toutefois se dégager de cette déclaration. En même temps qu’il a le souci de marquer sa différence et donc d’ouvrir sa propre voie, Valéry s’identifie au « pur esprit » mallarméen et à sa pensée. À y voir de plus près, il n’a pas tord de le dire. Les thématiques mallarméennes qu’il reprend à son compte, ne serais-ce que dans son attitude, nous parlent. Celle de la solitude est par exemple assez présente, solitude méditative, constructive. On sait combien de fois ces profondes introspections, périodes de réflexion et de quête de soi, ont marqué Valéry, et ce jusqu’aux fondements de son système :
Loin du monde, je vis tout seul comme un ermite
Enfermé dans mon cœur mieux que dans un tombeau.
Je raffine mon goût du bizarre et du beau,
Dans la sérénité d’un rêve sans limite.
Car mon esprit, avec un art toujours nouveau,
Sait s’illusionner – quand un désir l’irrite.
L’hallucination merveilleuse l’habite
Et je jouis sans fin de mon propre cerveau.20
Pendant de nombreuses années, Valéry, aux premières lueurs du jour, a cultivé cette solitude en matérialisant sur près de vingt huit mille feuillets, la quintessence de sa pensée. C’est ce qu’il rassemblera plus tard et qu’on connaitra sous le nom des Cahiers.
L’évocation de la solitude s’accompagne aussi de celle du silence, attitude hautement appréciée par Mallarmé et reprise par l’auteur des Cahiers. En entrant chez Mallarmé, nous dit A. Gide, « on trouvait là d’abord un grand silence ; à la porte tous les bruits de la rue mouraient… »21. Mallarmé avait un amour du détail poussé à l’extrême et qui pourrait expliquer la présence assez récurrente, chez lui, de ces périodes de silence qui pouvaient aller jusqu’à un quart d’heure ; comme s’il profitait de ces moments pour réajuster, « aiguiser » sa pensée, lui donner encore plus d’allant. En l’espèce, Valéry n’agit pas autrement ; mais il va plus loin en établissant une corrélation entre silence et absence ; « SILENCE, mon Silence… ABSENCE, mon absence… »22. De plus, la période qui suit la mort de Mallarmé, voit s’installer chez lui un silence que beaucoup verront comme un hommage rendu à l’homme. S’il est vrai qu’il se mura, pendant plusieurs années, dans une quasi improductivité poétique, il n’en demeure pas moins que cette période lui a permis de se renforcer et surtout d’asseoir une esthétique de la pureté. Alors peut-on, sans risque de se tromper, au regard des rapprochements certains, au plan comportemental, mais aussi au plan de la thématique, parler d’une pure relation de Maitre à élève entre Mallarmé et Valéry, surtout à partir de l’analyse même de leur production ?
III – D’Hérodiate à La Jeune Parque : l’originalité valéryenne
Valéry a subi de la part de Mallarmé et de sa poétique, une attraction qu’on ne peut balayer du revers de la main. Mais son retour à la poésie après plusieurs années de silence vient confirmer la profonde différence qui les sépare, différence qui était déjà palpable bien avant la mort de Mallarmé. Dans les faits, l’évolution amorcée depuis la nuit de Gènes23et consolidée par les expériences diverses dont celle de Mallarmé, lui a permis de se singulariser. Il passe d’une approche poétique essentiellement fondée sur l’intellect avec le personnage testien auquel on l’assimile24, à l’adoption de la sensibilité ou de la sensation pure :
La sensation pure et simple est le réel, et rien d’autre ne l’est. J’ai froid. J’ai chaud. J’ai mal. J’ai peur. Noter que le « je » est essentiel. C’est ce qui est plus fort que moi.25
Je me repais ici de sensations… je les recueille et je les chasse et je les décompose en moi…26
Le réel, c’est la sensation. Car c’est cela que rien ne peut annuler27
La différence avec Mallarmé se voit d’emblée, dans la perception du « réel », qui chez Valéry renvoie à « la sensation pure », alors que chez Mallarmé le réel n’est que l’apanage du beau. Ces deux approches « sensation » et « beauté » sont emblématiques ; et même si elles ne reflètent pas de façon exhaustive l’ensemble de leurs œuvres, elles permettent d’aiguiller celles qu’on considère comme les plus symboliques à savoir Hérodiade et l’Après midi d’un faune chez Mallarmé et La Jeune Parque chez Valéry. En établissant par exemple un parallèle entre Hérodiade et La Jeune Parque, l’impression d’une réadaptation du poème mallarméen semble latente ; comme si Valéry s’en était inspiré pour sa Parque.
Hérodiade est composé de cent trente quatre alexandrins en rimes plates, comme pour illustrer la quiétude continue, le sentiment de tranquillité, d’apaisement qui se dégage du Mallarmé de la maturité. Le personnage tiré de la Bible et réactualisé par le poète, est le symbole d’une virginité toute hautaine, une « pureté farouche » :
J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolé, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté,
Toi qui te meurt, toi qui brûles de chasteté
[…]28
Cette pureté clamée n’est pas sans rappeler celle de La Jeune Parque, et la coïncidence est pour le moins troublante même si on ne peut évoquer chez Valéry, une reprise subrogatoire du thème de la pureté, qui constituerait un passage de flambeau entre les deux poètes. Mais plus encore, on peut être intrigué par toute l’attention que met Hérodiade dans la contemplation de sa beauté devant le miroir, une scène qui nous ramène au Narcisse valéryen contemplant inlassablement sa propre image.
Au demeurant, Mallarmé formule avec Hérodiade, une théorie poétique qui consiste à « donner les impressions les plus étranges, certes, mais sans que le lecteur n’oublie […] une minute la jouissance que lui procurera la beauté du poème »29. Et il y est parvenu en dépit du caractère inachevé du poème ; « Hérodiade était en effet pour lui le symbole de la Beauté dans la première phase d’un développement triadique, allant de l’innocence, par l’expérience, jusqu’à une sérénité finale où les deux fusionneraient en une synthèse suprême »30. Lorsque qu’il parle de : / sœur solitaire / ô ma sœur éternelle / Mon rêve montera vers toi /31, Mallarmé fait préfigurer un autre monde, une autre dimension qui fait abstraction du réel. Un constat qu’Hugo Friedrich met ici en évidence :
L’imagination poétique (chez Mallarmé) n’est pas une reproduction idéalisante, mais une déformation du réel. […] L’unité de l’activité artistique et de la réflexion sur l’art se justifie, chez lui, dans une pensée dont l’objet principal est l’être en soi et de son rapport avec la langue.32
Cette primauté accordée au langage, également mise en avant par Valéry, participe de la structuration chez lui des poèmes antérieurs. Mais au-delà de l’intérêt pour le langage pur, le point de convergence paraît moins net. Là où Mallarmé fait une part belle à la recherche du « beau », lui se laisse choir dans les profondeurs de la sensibilité. Le paradoxe est encore plus grand lorsque de nombreux exégètes, au nombre desquels figure Jean Hytier33, font de Valéry le disciple et légitime successeur de Mallarmé alors que les deux poètes empruntent des voies différentes. Non pas que Valéry ne soit pas un adepte du beau ou de la beauté, puisqu’il considère qu’« un très beau vers est un élément très pur de poésie »34, mais surtout parce qu’il est obnubilé par l’idée de marquer sa différence. Son approche dans ce contexte est bicamérale ; d’une part il ne suit pas Mallarmé dans ce qu’on pourrait appeler sa logique impersonnelle, ensuite il s’inscrit dans l’idée de se laisser porter par la vague de sensations qui le submerge, après le quasi échec de son expérience de l’intellect. Bien évidemment, La Jeune Parque en est la parfaite illustration. Il est difficile de comprendre le poème sans l’adjoindre ou sans le loger, chez Valéry, dans un processus de transformation ou de construction de soi. L’élaboration du poème qui s’est faite sur quatre années, peut être comparée chez Mallarmé à cette période de crise profonde qui l’a vu se métamorphoser. Mais là n’est pas tant la question puisque nous sommes dans l’optique d’une confirmation ou non de l’ajustement en profondeur de la poétique valéryenne sur celle de Mallarmé. Et de ce point de vue, la prédominance de la « Sensibilité », symbole du retour valéryen à la poésie, et gage d’une maturité acquise, nous parle à plus d’un titre. Suivons le long aveu qu’il fait dans ce sens et qui retrace cette ascèse poético-spirituelle :
Je me livrais, depuis 1892, à des pensées et à des problèmes toujours plus éloignés de la poésie et même de toute littérature praticable. Plus j’allais, plus j’étais sûr, sans y songer, de ne revenir jamais à l’exercice des lettres. J’accumulais seulement des notes ou idées, mais si diverses, et si libres de toute intention de les utiliser, que la seule pensée de les reprendre et d’en faire quelque ouvrage, me paraissait absurde. […]
La guerre vint. Je perdis ma liberté intérieure. Spéculer me parut honteux, ou me devint impossible. Et je voyais bien que toutes mes réflexions sur les évènements étaient vaines ou sottes. L’angoisse, les prévisions inutiles, le sentiment de l’impuissance me dévoraient sans fruit. C’est alors que l’idée en moi naquit de me contraindre, à mes heures de loisir, à une tâche illimitée, soumise à d’étroites conditions formelles. Je m’imposai de faire des vers, de ceux qui sont chargés de chaines. […].
Je l’ai fait dans l’anxiété, et à demi mot contre elle. J’avais fini par me suggérer que j’accomplissais un devoir, que je rendais un culte à quelque chose en perdition. […]. Il n’y avait aucune sérénité en moi…35
Il est indéniable que la survenance de la guerre ait eu un impact sur le retour à la poésie, et ait participé à la résurgence d’une écriture bâtie sur le mode longtemps dédaigné de la sensibilité. Cette optique, au demeurant, préfigure déjà une grande différenciation avec Mallarmé. Mais elle se veut encore plus nette lorsque nous mettons en parallèle leurs deux états d’esprit. L’attitude sapientiale, faite de sérénité, qui accompagne le premier, fait place chez le second, à un profond sentiment d’anxiété qui sera le socle de La Jeune Parque.
La différence avec Hérodiade est palpable, puisque Valéry ajoute à son œuvre une tension supplémentaire par laquelle l’imminence de la mort fait accroître la volonté de vivre et surtout le besoin d’expérimenter le désir dans sa plénitude. La Parque paraît déboussolée : « […] à demi morte ; et peut être, à demi // Immortelle, rêvant que le futur lui-même // Ne fût qu’un diamant formant le diadème »36. La force d’écriture que dégage Valéry, permet à son art poétique d’accéder à une dimension non atteinte jusque là. Avec ce poème, il met la sensibilité à la base de toute son activité mentale37.
Il faut de plus, et toujours dans l’optique de la mise en parallèle d’Hérodiade et de La Jeune Parque, évoquer la musicalité qui les soutient, comme si Valéry dans le sillon de Mallarmé, avait cette ambition de faire du langage poétique un chant. Un chant qui dirait la beauté du poème (nous pensons ici à Mallarmé) et qui serait par ricochet, le symbole valéryen d’un exercice d’élaboration poussé à l’extrême. Mais là où le premier fait prévaloir l’inspiration poétique, le second parle lui de « fabrication », d’« extraction » pure de vers, avec cette haute contrainte qu’exige une œuvre de qualité. On ne le soulignera jamais assez, Valéry a exalté chez Mallarmé « le pouvoir verbal de combiner, pour quelque fin suprême, les idées qui naissent des mots »38, ce qui le conduit à user du langage à sa guise, en partant de formes dont l’agencement, souvent complexe et incompréhensible, permet d’aboutir au sens. Le passage qui suit, et qui annonce l’éventualité de la mort de La Jeune Parque, peut être apprécié dans ce contexte :
[…]
De l’âme les apprêts sous la tempe calmée,
Ma mort, enfant secrète et déjà si formée,
Et vous, divins dégoûts qui me donniez l’essor,
Chastes éloignements des lustres de mon sort,
Ne fûtes-vous, ferveur, qu’une noble durée ?
Nulle jamais des dieux plus près aventurée
N’osa peindre à son front leur souffle ravisseur,
Et de la nuit parfaite implorant l’épaisseur,
Prétendre par la lèvre au suprême murmure.
[…]39
Le sens, on le constate, se dessine difficilement dans l’enchainement des mots ; mais de leur association se dégage un chant mélodieux. Ainsi, l’« encordage » avec Mallarmé, pour employer le vocabulaire marin, est un peu plus précis; même si un esprit aussi « rebelle » et aussi libertaire que celui de Valéry ne saurait s’en accommoder. La justification d’une telle attitude se trouve dans une lettre adressée à André Gide, datant de Novembre 1894 : « Te rappelles-tu : je te disais abandonner les idées que j’avais, dès que d’autres me semblaient les avoir. C’est toujours vrai. Je veux être maître chez moi »40. À travers une telle exigence, Valéry montre que l’une des seules manières, pour lui, de subir une influence, c’est dans l’opposition ou dans la prise de distance envers les positions qui se rapprocheraient des siennes. On comprend mieux alors l’influence mallarméenne, qui se fait sur fond d’opposition.
Georges Morin nous l’explique clairement lorsqu’il évoque la contradiction fondamentale entre les deux hommes41. À la question « À quoi sert la poésie ? », la position de Mallarmé est sans ambiguïté, à rien d’utile. Sa grandeur repose sur son caractère non pratique ; alors que pour Valéry, elle est d’une utilité indéniable42 puisqu’elle « agit sur nous »43. Deux points de vue donc qu’on ne peut véritablement concilier44, et qui certainement tiennent du mystère qui unit les deux poètes.
Conclusion
On retiendra ainsi au terme de notre réflexion que Mallarmé, de par son aura et de par sa grandeur poétique, a été une véritable source d’inspiration pour le monde de la littérature et notamment pour Valéry. Ni trop proches, ni trop éloignés, la relation entre les deux hommes s’est forgée dans un jeu d’« attraction-répulsion », d’« admiration-opposition », surtout pour le plus jeune qui y trouvera matière à évolution. Mais qu’on ne s’y trompe pas, jamais Valéry, surtout pas celui de la maturité, ne revendiquera un quelconque arrimage de sa poétique à celle de Mallarmé, et encore moins ne se présentera en disciple comme beaucoup le pensent. Valéry, même s’il a subi, étant jeune, l’influence de Mallarmé, comme ce fut le cas avec Huysmans ou Edgard Poe, a construit et préservé une certaine indépendance qui a permis à son œuvre de s’assumer pleinement, et de ne pas être le prolongement d’une autre. Et comme pourrait conclure Valéry, « Le puissant esprit… bat sa propre monnaie »45.
Bibliographie
DURAND, Pascal, De Duchamp à Mallarmé : Formalisme esthétique et formalité sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001.
GIDE, André, Prétextes, Paris, Mercure de France, 1919.
GIFFORD, Paul, Paul Valéry, Le Dialogue des choses divines, Paris, Corti, 1989.
HYTIER, Jean, La poétique de Valéry, Paris, Armand Colin, 1970.
HUGO, Friedrich, Structure de la poésie moderne, Paris, Le livre de poche, 1999.
MALLARMÉ, Stéphane, Poésies, Paris, Flammarion, 1989 ; Sonnet allégorique de lui-même, Œuvres Complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1998.
MORIN, Georges, Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992.
VALÉRY, Paul, Album de vers anciens, Paris, Nouvelle Revue Française, 1933 ; La Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1974.
Notes
1 Robert Monestier, « Notice » sur Charmes, Paris, Librairie Larousse, 1975, p. 19.
2 Lloyd James Austin, « Introduction », Poésies, Paris, Flammarion, 1989, p. 16.
3 Stéphane Mallarmé, Correspondance, Édition de B. Marchal, Gallimard, 1995, p. 243.
4 Pascal Durand, De Duchamp à Mallarmé : Formalisme esthétique et formalité sociale, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 35.
5 Ibid.
6 Stéphane Mallarmé, « L’Azur », Poésies, Paris, Flammarion, 1989, p. 59.
7 Pascal Durand, op.cit., p. 270.
8 Id., p. 35.
9 Stéphane Mallarmé, Sonnet allégorique de lui-même , Œuvres Complètes, t. I, Paris, Gallimard, 1998, p.131.
10Id., Un Coup de dé…, Paris, NRF, 1914, p. 2,
11 Lloyd James Austin, « Introduction » , Poésies, op.cit., p. 15.
12 Stéphane Mallarmé, Correspondance II, op.cit., p. 301.
13 Lettre à A. Thibaudet, 10 mars 1913 [daté 1912] in Lettres à quelques-uns, coll. Blanche, Gallimard, 1952 ; réed. dans la coll. Imaginaire/Gallimard, 1987, p. 95. Les deux lettres de Valéry à Thibaudet (qui prépare un livre sur Mallarmé) reproduites dans le volume (pp. 93-100) font le point sur son rapport à Mallarmé, donne son témoignage et son analyse de sa relation personnelle avec le poète, mais aussi de la place que Mallarmé a tenue auprès de jeunes et de moins jeunes « littérateurs » d’abord admiratifs, mais dominés et in fine préférant se précipiter à toutes les latrines du troupeau » (p. 99). Un brouillon de la lettre datée du 10 mars 1913, contenant le passage cité, se trouve dans le Cahier K 1913 (in vol. 4, éd. facs du CNRS des Cahiers, p. 911, passage cité dans l’anthologie des Cahiers, Bibl. de la Pléiade, 1973, T.I, p. 60). Rappelons que Valéry n’est pas un ami de Thibaudet, mais que leurs rapports sont empreints d’une profonde considération.
14 Paul Gifford présente Mallarmé comme « Le véritable père spirituel du projet de Valéry », Paul Valéry, Le Dialogue des choses divines, Paris, Corti, 1989, p. 266
15 Paul Valéry, Cahier XXVI, CNRS, 488 ; Pléiade, II, 1942, p. 1137.
16 Id., Cahier V, p. 205.
17 Id., Cahiers, éd. facs. CNRS, vol. 20, pp. 911-912.
18 Correspondances Gide-Valéry, Cahier XXVI, op.cit., p. 331-333.
19 Paul Valéry, Album de vers anciens, Paris, Éd. de la Nouvelle Revue Française, 1933, p. 146.
20 Ibid., « Solitude », p. 118.
21 André Gide, Prétextes, Paris, Mercure de France, 1919, p. 245.
22 Jean Levaillant, Préface à la Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1974, p. 8.
23 La nuit du 04 au 05 Octobre 1892, marque chez Valéry le début d’une véritable crise existentielle, qui le conduira à l’abandon de toute littérature, de toute idée de poésie, pour se consacrer à ce qu’il a lui-même appelé « la vie de l’esprit ».
24 Valéry était assimilé à cette première création de jeunesse et à la puissance étonnante qu’il a mise dans ce personnage. Pendant les quelques vingt ans de son silence littéraire, jusqu’à la parution de la Jeune Parque, il ne fut guère connu que comme l’auteur de M. Teste. C’est pour cette raison surement que toute sa production littéraire ultérieure fut jugée sous l’éclairage de ce personnage, au point que la plupart des critiques ont cru pouvoir identifier Valéry à M. Teste, et le réduire ainsi à une intelligence froidement analytique, pure pensée ne participant en rien à la vie, esprit hautain, exclusif de toute sensibilité, raison orgueilleuse méprisant les voix du cœur.
25 Cahiers 29, p. 897.
26 Correspondance, avec G. Fourment, p. 67,
27 Cahiers 24, p. 347.
28 Stéphane Mallarmé, Hérodiade, Scène I, Poésies, op.cit., p.72.
29 Id., Correspondance I, op.cit. p.193.
30 Ibid., p. 246
31 Id., Hérodiade, Scène I, op.cit., p. 72,
32 Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, Paris, Le livre de poche, 1999, p.134.
33 « Valéry a exalté chez son maître… » ; HYTIER, Jean, La poétique de Valéry, Paris, Armand Colin, 1970, p.83.
34 Paul Valéry, in Mélange, Paris, Gallimard, 1941, p. 161.
35 Id., Lettres à quelques-uns, Paris, Gallimard, 1952, p. 179.
36 Paul Valéry, La Jeune Parque, Paris, Gallimard, 1974, p. 24.
37 La référence à la sensibilité témoigne d’une « psychographie » de Valéry, ou plus précisément d’une conception personnelle du fonctionnement psychologique chez lui. Et en l’espèce, les écrits sont nombreux qui focalisent l’attention de Valéry sur l’état naturel d’incohérence et de dispersion de la sensibilité, chose qu’on ne retrouverait pas chez Mallarmé tant tout est « verrouillé » à dessein.
38 Stéphane Mallarmé, in Vues, Paris, La Table ronde, 1948, p. 185.
39 Paul Valéry, La Jeune Parque, op.cit., p. 31.
40 Correspondance Valéry-Gide du 10 Novembre 1894, in L’Arche, Octobre 1945, p. 22.
41 Georges Morin, Sept poètes et le langage, Paris, Gallimard, 1992, p. 32.
42 Ibid.
43 Paul Valéry, Œuvres, Pléiade, t.I, 1937, p. 432.
44 « Chez Mallarmé le Grand-Œuvre consistait à déchiffrer l’univers en le recomposant grâce à une alchimie du Verbe poétique qui devait rejoindre, à la limite de sa puissance, le Néant ou l’Idée, principe caché de tous les phénomènes. Le Livre consacrait ce que Valéry appelle à juste titre une tentative de « représenter le mystère de toute les choses par le mystère du langage ». Écartant cette métaphysique du langage et de l’acte poétique, Valéry fait du Moi le grimoire à déchiffrer et le Grand-Œuvre à faire. » Paul Gifford, Paul Valéry, Le Dialogue des choses divines, op.cit., p. 266.
45 Paul Valéry, Rhumbs, in Tel Quel, II, Paris, Gallimard, 1933, p. 85.
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Biographie
Ange-Valéry Kouassi Kouakou est né en Côte d’Ivoire en 1979. Après de brillantes études universitaires, il obtient une bourse du Gouvernement Français,qui le conduira à l’Université Blaise Pascal de Clermont Ferrand, où il soutient en 2013 une thèse de Doctorat en Littérature Française option poésie. Ses recherches sont essentiellement consacrées à l'analyse de la poétique de, Pierre Jean Jouve, Georges Bataille et Paul Valéry. Il est actuellement Enseignant-chercheur à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké.
Ange-Valéry Kouassi Kouakou, « D’homme à homme : réflexions sur l’influence mallarménne chez Paul Valéry », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°9 (publication partielle de nos derniers numéros imprimés de 2016) [En ligne], mis en ligne le 14 décembre 2016. Url : http://www.pandesmuses.fr/valery.html |
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