Critique & réception
Lettres à Anne (1962-1995), éd. Gallimard, 2016
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Quel est l’intérêt véritable des études de genre liées aux fortes mutations technologiques ? Leurs conséquences humaines et artistiques ne sont pas quantifiables ; soit nous gardons l’esprit des êtres de l’Antiquité, soit le monde se renouvèle*, sans racines, au prix d’un lavage de cerveau permanent.
Le grand changement semblait installé jusqu’au soir où j’ai entendu sur une radio d’État la voix d’une femme : Anne Pingeot. Elle offrait sa voix « nue » pour parler de ses rapports intimes avec l’ancien président de la République française, François Mitterrand, fort courtisé et fort plaisanté durant son double septennat, et que l’on surnommait familièrement « Tonton ».
Entre Anne et Tonton s’est élaborée une correspondance « privée » que l’édition française juge opportun de rendre publique, sans crainte du double emploi, car paraît en même temps un livre à couverture cartonnée présenté comme le « journal » de l’homme d’État. Personne ne parle des remaniements, personne ne dit pourquoi ni comment les lettres de la femme ont disparu, selon la pratique des Lettres à Sophie Volland et tant d’autres. Le lecteur en mal de croyance supposé adhérer à la « tonton-manie » ne décèlera pas les stratégies commerciales pour préparer un « énorme succès ».
La courtisanerie des éditeurs se calfeutre d’analyse littéraire négligeant les apports de la théorie des genres. Ils ont mis en place un apparat critique pour glorifier la prose mitterrandienne, en reprenant vaillamment les invariants du genre. Ils « dévoilent », selon un rite galvaudé. Les médias ont rarement aussi bien pratiqué l’exercice. On lit, on écoute. L’ultime buzz est la voix d’Anne (je reprends le titre du livre) dans la conversation de la série « à voix nue ». Une conversation qui n’en est pas une, à cause du manque de culture, puis d’un rapport entre un homme qui interroge et une femme digne des speakerines glamour des années 1950, des visages que l’on regarde et que l’on n’écoute pas. Avant, les hommes se raillaient de la parole de la femme amoureuse...
Ladite situation d’édition contient tant de modèles caducs sur les privilèges masculins qu’elle donne l’opportunité de (re)lire Luxun : « Il est permis à l’homme mâle de faire usage de sa femme à son gré, chaque fois que cela lui convient, mais elle, de son côté, est tenue d’observer rigoureusement les règles de la vertu » (« L’évolution de l’homme mâle, dans La Vie et la Mort injustes des femmes). Luxun a sapé les bases de la Chine féodale machiste en réclamant la libération des femmes. La France est donc en retard. L’écoute des propos d’Anne, femme publique, rappelle le personnage de Mme Angot des comédies poissardes prisées par l’aristocratie, dont il est judicieux de citer le refrain :
Barras est roi, Lange est sa reine
C’n’était pas la peine (bis)
Non pas la peine, assurément
De changer de gouvernement !
L’amour secret de Mitterrand remet en mémoire les femmes humiliées, cloîtrées, sacrifiées à des hommes de pouvoir qui pensent que le pouvoir attire les femmes. Non, seulement des Mme Angot, intrigantes, prétentieuses. Son rire me navre. Une image s’impose : la poule qui trouve que le renard est un héros. Su Tong, dans Épouses et concubines met en scène les dites mentalités, circonstanciées et aujourd’hui considérées abjectes, mais pour cela, il aura fallu tant de victimes, Tant de Philomèles en ce monde où l’homme voulu souverain ne cherchera pas à créer une confiance.
Le rire d’Anne retentit à chaque question que pose l’homme, happé par cette ex amoureuse. C’est exaspérant, le rire d’une femme qui creuse l’intimité. En public, répétés à satiété, ces rires-là font nunuche. L’être féminin n’a pas à être démystifié.
Au point de vue de la satiété, la contradiction entre « correspondance confidentielle » et « cible grand public » nous gave plus qu’elle ne nous appâte. Tel Neptune, l’amante féroce, jalouse et exclusive se dessine : « Moi qui garde tout » !
Le public écoute l’information de la soirée. La fille née de cet amour adultère devait avoir un prénom spécifique, afin de ne pas rappeler à la mère une des maîtresses du grand séducteur. Mazarine, le nom pour revenir vers le livre. Quand l’autorité suprême donne naissance, c’est encore la surenchère du grand homme !
La « voix nue » est tellement encombrée de clichés qu’elle fait « grue ». Avec un zeste d’humour, disons que l’oiseau symbole de la sagesse de la Chine ancienne est un avatar de la femme dominée consentante. Dans cette conversation où tout est convenu, on se demande comment des femmes ont pu s’effacer à ce point, en pensant qu’ainsi traitées, leur orgueil triompherait. Tout revient à l’orgueil, aux feux de la vanité, à la prétention. Sans vraie pensée.
Est-il possible que l’on en soit encore là ? À l’heure des études de genre et des fortes mutations technologiques, le sacrifice de la femme pour l’homme de pouvoir fascine, qu’elle soit grue ou parvenue.
Il manquait la Bible ! Anne en parle, pour résumer ainsi son amour : « Moi qui allais toujours à la messe, j’ai perdu la foi ».
Pas d’autodérision. Comme les ambitieux auxquels il incombe de vivre une aventure extravagante, Anne trouve la pitoyable bigamie « extraordinaire », « extraordinaire ».
Les hommes d’État ont souvent une face minable, constat qui devrait les pousser à trouver un autre modèle que celui de « la servante et la maîtresse » pour apaiser leur soif d’amour. L’une castrée, car le mâle crispé pense que c’est elle ou lui (Benazir Bhutto a été tuée par son mari, l’actuel président du Pakistan) ; l’autre cachée, puisque le désir sexuel est honteux. Dans les deux cas, des usines à souffrances qui exploitent les femmes incultes. L’homme infligeant ces vaines douleurs se veulent « écrivains ». Ils fabriquent l’exclusion de la femme créatrice, entretenant à outrance le modèle de domination.
À ne pas s’écarter des modèles, on brûle d’un « cancer avec métastases » : « Et là j’ai vu ce que c’était le courage… »
Tout est au premier degré, mais on réduit la distance avec le public pour fabriquer un « document d’histoire » ! Coteries, courtisanerie.
« C’est pas moi qu’ai pris la photo sur le lit de mort, pourtant j’aime tellement prendre des photos. »
L’Histoire ne suffit pas. Anne s’émeut au moment de lire les poèmes de Mitterrand. On entend un long froissement : Anne a sorti un poème. Moment hyper intense. Figuration de poète, amours secrètes, Président de la République...
Elle lit. Est-il possible de lire ainsi la poésie, aussi dévitalisée soit-elle ?
La critique, gendarme de notre expression, considère ces banalités « écrites au plus juste »… « L’amour fidèle » est aussi l’un des thèmes du lancement de ce livre. Amusant, non ?
L’Anne qui lit laisse exploser son émotion, puis donne à cette « poésie » la componction d’une dévotion : dans « la passion de chaque étreinte », par exemple. On donne l’heure d’écriture de la lettre où « ils se sont déclaré leur amour ».
Chroniquer l’oralité, et non l’épistolaire, fait signe : la voix de cette femme est présence, alors qu’elle n’est pas figurée dans cette correspondance qui fut pourtant croisée. À l’oral, le tandem « homme de pouvoir vs maîtresse cachée » révèle ses chimères, rejetons difformes d’une société irresponsable.
Les « pardonne-moi mon Anne » sont si bien lus que l’on entend « âne ». « Pardonne-moi mon âne », la voix répète ces mots comme un refrain, ânonnant des images emphatiques ; inutile d’en citer d’autres, alors qu’il y a de grands poètes télépathes de notre monde méconnus de la critique. Quand on est pris en main par les marchands, il manque l’intuition du génie.
Le livre va-t-il faire fureur, comme tant d’autres issus d’arrangements entre éditeurs pour un succès de librairie, alors que les librairies ferment ? Tonton-écrivain-poète-épistolier contrarié a eu la plus haute fonction sociale en perpétuant les drames des gynécées. Le gynécée est une affaire de régime féodal et d’obscurantisme. Byron en a dépeint les atouts pour les femmes d’un harem albanais, dans Childe Harold, pensant que c’était la meilleure situation pour la femme se devant à la joie d’être mère. Dans un monde opaque, un monde de brutes, où s’épuise la douleur des femmes.
Si le grand changement tient toujours, à l’heure où le respect de la fonction présidentielle touche le fond du fond, pourquoi publier des lettres intimement liées à l’asservissement de la femme ? Les hommes peuvent se défouler quand ils veulent, cela fonctionne, mais n’a-t-on pas au XXIème siècle un public majoritairement féministe ? À ce public-là de donner aux femmes — sans être l’absente, l’autre, le produit consommable, sans être l’égérie ou la muse —, vertu universelle.
* S'écrit aussi "se renouvelle", cf. CNRTL : http://www.cnrtl.fr/morphologie/renouveler
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Camille Aubaude, « Lettres à Anne (1962-1995), éd. Gallimard, 2016 », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°9 (publication partielle de nos derniers numéros imprimés de 2016) [En ligne], mis en ligne le 14 novembre 2016. Url : http://www.pandesmuses.fr/lettres.html
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Texte mis à jour le 20 novembre 2016