Ma vieille mamie, bouche ouverte, tête nue, La nuque reposant sur un froid coussin vert, Rêveuse, elle gîte sur ce matelas tendu, Des râles sortent du lit pâle où meurt la lumière.
Son corps est un tronc, elle dort. Sans expression comme Un totem maudit, elle fait un tout petit somme : Soignantes, prêtez-lui votre chaleur : elle a froid. Mon cœur se serre rempli de peine et d’effroi.
L’odeur de mort ne fait pas frémir ses narines ; Songes-tu sous ces néons ? Les mains sur la poitrine, Tranquilles. Un tuyau lui apporte l’air du mur.
Je souhaiterais tant prendre une bouffée d’air pure.
Son corps lâche, l’esprit largue les amarres,
Voguant paisiblement vers de nouveaux rivages.
Au revoir ! Il est déjà l’heure du départ.
J’aurais tant aimé te connaître davantage.
Libérée, c’est fini, elle s’envole loin.
Traversant les murs et les immenses nuages gris,
Promis, je prendrai soin des fleurs de ton jardin,
Faisant de chez toi, un morceau de paradis.
***
Pour citer ce poème
Malik Brahmi, « Le dernier songe », poème inédit,Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événement poétique| Reconfinement « Rêveries fleuries », mis en ligne le 21 novembre 2020. Url :
Crédit photo : Fleur de sel, domaine public, Commons.
Si tu ouvrais la porte et descendais les marches, tu serais la seule à errer dehors. Tu as cru pouvoir rencontrer d’autres passants hasardeux, comme toi. Mais c’est terminé. Alors, tu t’installes à la place sur le canapé gris que tu connais maintenant par cœur, pour y avoir vécu la moitié de ton année, éveillée. Tu inspires, comme on te l’a appris dans divers cours de yoga, et : tu rêves.
Tu es en équilibre. En équilibre. Sur un fil de beurre tranchant, sur la crête : en équilibre. Tes deux pieds posés sur une planche de surf. Tu es goofy : ton pied arrière est le gauche. En équilibre, peut-être un jour sauras-tu changer le croisement de tes jambes d’un petit saut de cabri, hawaïenne en fil de fer au-dessus du récif corallien. Sans perdre la vitesse de la vague claire ? Peut-être. Tu rêves.
Sous tes fenêtres, tu le sais : le noir de la nuit bleue, l’épilepsie des réverbères. Le silence. Les autres sont emprisonnés derrière les murs blancs, lacés dans des corps métalliques. Te rejoindront-ils au milieu de ton rêve ? Tu l’espères. La psyché n’aurait, paraît-il, pas de limites. Et la chair ? Tu n’oublies pas, qu’en premier lieu, un corps te compose. Tu le soulèves, tu l’étires, sur le molleton des coussins grèges.
Au bord du précipice mental, tu marches à présent sur la pointe. Ballerines ? ou bien sont-ce des méduses, pailletées, pour t’agripper sur la planche, patiner. Le wax n’est plus suffisant : le poids des souvenirs te leste. Il est deux heures du matin, deux heures et tu ne te couches jamais aussi tard. C’est la rupture de l’équilibre. Dans Paris, quelque chose cloche, est-ce un son, est-ce le vide, est-ce l’absence ? Cela cloche. Tinte, claironne, ne déraille pas, le timbre des jambes qui balaient les trottoirs sales ? Tu ne l’entends plus, le cristallin. Qui griffera la porcelaine de la ville, insupportable, équivalent craie sur tableau noir ? On est loin de la musicalité de la vague (flottaison auriculaire, apesanteur mélodique, murmure et battements de cœurs amplifiés par l’adrénaline qui coule, coule des branches de ton corps le long des coudes), de la forme et du but. Lorsque tu parviens à produire l’équilibre, tu es une forme, tu as un but, jonction des diverses perfections que tu te dois d’atteindre pour satisfaire les canons d’harmonie que l’on vénère ici-bas. Trop rarement tu te tiens droite, même ainsi couchée, tu virgules.
En équilibre sur le bois lissé, califourchonne, tu hésites souvent à te renverser dans l’eau simplement par plaisir. L’effort est trop douloureux pour remonter d’une main seule, et tu as peur du courant qui t’emporterait ; et puis tu te jettes à l’eau, car là aussi réside le hasard. Te feras-tu prendre par le soleil ? Ton nez te démange et pique. Tu rêves. En attente à nouveau, assise jambes écartées sur la planche, tu ne saisis qu’une chose : l’indécision coûte, propage la douleur. Tu ne devrais pas prendre le temps de lanterner, une seconde de non-choix sera un millimètre de mauvais placement. Tu vas tomber, catapultée dans les mers, roulée tourneboulée par la force aquatique qui t’échoue entre les coquillages. Sur le canapé ton bassin frissonne et se souvient du ruissellement de l’eau.
Lorsque tu chois, c’est à éclater de rire. Tu aurais dû être certaine, en confiance, pour tenir. Tu ne sais pas encore s’il faut être exemplaire ou inégale lorsque tu te redresses, quand puissance annule asymétrie. Tu te sens bornée, bancale lorsque tu es debout mais on te demande de te déployer, ployer sous bénédiction divine des éléments qui te meuvent, et le vent, et l’eau, et la terre d’où viennent réellement les vagues, formées par confrontation à la matière, fond de sable, albâtre.
La cuvette de l’océan qui tangue te fait parfois grincer la mâchoire. Palmiers dans ton dos, au loin, secoués en cadence dans le ciel, épongent tes larmes d’enfant qui a peur, dans ton appartement, enfermée. Tu rêves à l’espace, au large, aux dunes. Et enfin, tu es levée, malgré la propension à te tenir en avant, la roideur de tes jambes cagneuses, malgré la poitrine qui te renverse, ta taille bâtarde qui ne fera jamais de toi la déesse du Pacifique en laquelle tu te rêves dans ta caboche de fourchette. Tu n’as pas d’antennes pour capter une onde meilleure et c’est le peu d’informations t’atteignant qui nourrit ta façon de voir le monde. Tu n’es pas une alpha, te réfugies dans l’alphabet. L’écume te ravale et tu bailles. Ciel indigo, martelé nuages rouges. Radio des bateaux au loin que tu sens résonner dans tes artères.
Tu penses à l’équilibre, et contre la plume, un soubresaut fantasmé : c’est la vague, la vague que tu attends depuis toujours et que tu ne prendras pas ce soir, car à cette heure-ci, tu sombres. La lune n’est pas d’argent mais de bronze. Rien ne fait bruit, pas même les cris de détresse de ton estomac vide. Tu t’endors – seule. Tu te crois libre sur la planche mais tu as senti l’immensité protocolaire : un geste de travers ton corps titube. Tu as beau pourchasser la logique, si tu dérapes, tu flanches, c’est la règle. Si tu atteins l’absolu postural, te sera donnée la chance de glisser quelques secondes et d’oublier – de tout oublier, tout sauf le soleil, aimanté par ta pommette saillante, éblouissant ton œil face. Le bouillon disparaîtra : tu ne chercheras plus la secousse, tu n’attendras plus la prochaine vague. Elle est là. Tu la domines, des algues brunes collées sur tes chevilles.
Vitreuse revenue du lac noir et froid dans lequel flottait squelettes élaborés par des croyances sociétales. Tu survivais en bouche à bouche avec le sort, au blanc de l’air et tu n’attendais que l’envol. Retrouvé sur la planche, à la faveur de l’équilibre. Le surf t’a sauvée, non de la pénombre, mais de la mélancolie. Les embruns ont fouetté ton visage assez pour que le sang à nouveau y circule. Tu es gonflée de tout ce qui te nourrit : dopamine, endorphine, sels minéraux le savais-tu, que l’amour n’est qu’un monceau de chimie, que les oligo-éléments des rivages de Pors Carn te nourriront, fillette ? Étaient-ils si vivants, les pirates, qu’ils parcouraient les mers sans jamais chanceler ? Tu as été définie : tu es trop ceci, pas assez cela. Délimitée dans tes pas. La blessure du kilomètre unique, pour qui se désirait flibustière.
Crédit photo : "She sat motionless as though in a profound reverie", domaine public, Commons.
Ode à toi qui aimes trébucher, qui n’as pas peur du risque. Tu ne veux rien d’une résilience qui à nouveau t’emmènerait dans l’équilibre artificiel de ces êtres humains debout, soutenus par des fils de nylon imaginaires, en tyrolienne, marionnettes ou alpinistes, fausses passions. Tu aimes l’extérieur, et c’est là ton voyage. Sur la pointe et sur la berge, en fracas de rochers disséminés dans l’Égée. Tu ne feras pas l’énième rapprochement au naufrage amoureux : ce qui t’importe est la houle, les rosaces de sel sur ta peau brûlée, les cloques, les ongles incarnés, les hématomes. Fragments de bois qui crépitent autour de toi, ambiance enflammée dans ton salon, par le dernier élément : feu rugissant, qui s’éteint enfin doucement dans l’âtre et réchauffa ton corps soumis au déclin de l’oxygène. De l’équilibre. La sirène ondule sous draps vides, sirène du corps hurlant, constante : où se tient la chaleur des autres ? Où est-elle, entre le creux des foyers et le songe animal, c’est un mystère, ton corps aplani comme une planche. Tu rames, faisandée sous le soleil breton et ta peau néoprène, car tu n’es pas allée plus loin que là-bas : tu ne tiens pas l’équilibre, à quoi bon Tahiti.
Tes cuisses ont fini bleues et sur tes hanches, pointilléés de veines éclatées par le port de la planche, tout contre toi, sans plus jamais de contact avec le cuir des autres. Avec elle, tu as fait corps plus qu’avec les absents, deux fois par jour sous les astres de ton rêve indolore. Pas si sûre. Ils sont mouchetés tachetés piquetés dentelés, tes rêves, Calypso, et s’impriment sur tes bras comme arrache à tes poignets le vêtement étanche un peu de peau parfois. À son tour, cela te fait mal. Tu inventais les corps et l’équilibre, il n’est plus possible ; et ce qui te carence, ce sont les caresses, qui de la mer parcourent ton dos coco abricot, qui pourtant de ce faux lit qui balotte, comme un noyé abandonné au large, ne sont pas absentes. Ce sont les ténèbres qui te touchent et te bercent. Le lampadaire dehors clignote, les vapeurs se diluent dans le halo du petit jour, il ne reste même plus de nuit noire, noire et toi tu n’as rien compris. Aloha. Équilibre.
Après des heures trop peu nombreuses de sommeil, tu t’éveilles avec un peu de douleur sur les paupières frottées. Il fait froid, artifice. L’eau bout, l’avoine gonfle et tu prépares la fourchette à transpercer les myrtilles, diagonalisée par ton geste franc. Tu n’aimes rien de mieux que leur jus dégorgé, rigole infâme, couleur inarticulée, glauque. Tu as veillé seule, dormi seule, ta vie ne tient qu’en équilibre, sur l’axe des abscisses, car personne dans le même appartement que toi ne te sert de référentiel pour identifier le moment où tu débloques, manques de devenir folle. C’est à cela que te servent les gens, fixer démarche sur plancher. Tu apprends, yeux fermés, à faire dériver ta folie dans un sens, dans l’autre, on dit joie et désarroi, toi tu sais : solitude, manque de cœurs. Et toujours, tu as peur des interstices comme de la marée haute. Tu travailles le balancier en diverses poses pour te préparer à la planche. Bras, force, poussée, premier puis second pied, râteau, parfois tu oses le genou quand tu n’es pas sûre de toi. Le genou t’a permis de te lever quand cela était compromis, mais d’une façon qui ne t’amènera pas plus loin : instable à la remontée, tu t’apprêtes à valser tête première, décoiffée sans vergogne. Rien pour te repiquer, repêcher, l’épuisette étant pour les berniques et jusqu’ici, tu t’es préservée de l’insulte.
Tu n’aimes plus les diapasons, trouves grâce dans les changements de rythme, la vanité de la caisse claire. Tu ne cherches aucun contrepoids, tu aimes la fragile sensation d’être libre et de pouvoir déferler souvent. Sans remords, rejaillir, basculer dans les tubes, rubans de mer dont tu ne pourras sortir sans chavirer. Te redresser à l’envers, entourée d’horizon, sous le cri des mouettes. T’enfuir n’est pas important. Tu rêves.
***
Pour citer ce poème
Mona Messine, « Fleur de sel », poème en prose inédit,Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événement poétique| Reconfinement « Rêveries fleuries », mis en ligne le 21 novembre 2020. Url :
Poème choisi & transcrit pour cette revue par Dina Sahyouni
Crédit photo : Design pour un livre, domaine public, Commons.
Le texte reproduit ci-dessous provient de LOISEAU Jeanne (1854-1921), Fleurs d'avril : poésies, Paris, Alphonse Lemerre, éditeur, 27-31 passage Choiseul, M DCCC LXXXII (1882), pp. 3-5. Ce recueil appartient au domaine public.
Je t'ai retiré de la vieille armoire,
Précieux grimoire,
Ô mon livre bleu !
Et je veux, ouvrant tes pages que j'aime,
Me trouver moi-même,
Et rêver un peu.
Voici bien encor chaque confidence
Qui, depuis l'enfance,
Dans l'ombre a dormi.
Mieux que moi souvent tu les as gardées,
Mes jeunes idées,
Ô fidèle ami !
Combien autrefois m'auraient fait sourire
Que je ne puis lire
Sans pleurs dans les yeux :
Tant semble avoir pris de mélancolie
À travers ma vie
Leur écho joyeux !
J'en retrouve aussi dont la foi naïve
M'arrache, pensive,
Hélas ! un soupir...
Mais, dans tes feuillets, il n'en est pas une
Dont l'ombre importune
Me fasse rougir.
Ce sont quelquefois de ces accents vagues,
Tels que ceux des vagues
Qu'un alcyon fend,
Qui peuvent monter dans la solitude,
Simples, sans étude,
Du cœur d'un enfant.
Ce sont plus souvent des rêves de gloire ;
Leur vive mémoire,
Encore aujourd'hui,
L'étonnant soudain, fait croire à mon âme
Qu'un éclair de flamme
Sur sa route à lui.
Plus tard, c'est la voix, si tendre et si pure,
Dont en moi murmure
Un premier amour.
Ô mon livre bleu ! voilà ton message...
Mais ta blanche page,
Que sera-ce un jour ?
***
Pour citer ce poème
Jeanne Loiseau, « Mon livre bleu », poème extrait de LOISEAU, Jeanne (1854-1921), Fleurs d'avril : poésies (1882), choisi & transcrit par Dina Sahyouni,Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événement poétique| Reconfinement « Rêveries fleuries », mis en ligne le 20 novembre 2020. Url :
LE SITE « PANDESMUSES.FR » DEVRA BASCULER EN HTTPS DÈS LA FIN DE SA MAINTENANCE ET LE COMPTAGE DE SES PAGES À ACTUALISER. CELA PRENDRA DES MOIS VOIRE UN AN. NOTRE SITE AURA AUSSI UN THÈME GRAPHIQUE UN PEU DIFFÉRENT DU THÈME ACTUEL. POUR UNE MAINTENANCE À COMPTER DU 20 OCTOBRE 2023. CETTE OPÉRATION POURRAIT PERTURBER VOIRE RALENTIR LA MISE EN PAGE DE NOUVEAUX DOCUMENTS. MERCI BIEN DE VOTRE COMPRÉHENSION !
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