23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 14:37

[invité de la revue]

Qu'est-ce que la poésie ?

 ou que dire de la poésie* 

 

 

 

 

 

 

  Jean-Michel Maulpoix

Article reproduit avec l’aimable autorisation  de l’auteur 

 

 

 

 

 

 

 

 


"Les prétendues définitions de la poésie ne sont, et ne peuvent être, que des documents sur la manière de voir et de s'exprimer de leurs auteurs" (Paul Valéry)

 

 

 

 

 

 

La poésie est mal aimée de la critique. Elle constitue un objet d’étude difficile à cerner, en constante mutation à travers l’histoire, et sur lequel la théorie a peu de prise. Bien qu’elle donne lieu à ces nettes découpes de langue qu’on appelle poèmes, si solidement établis dans leur forme propre qu’on n’y pourrait changer un seul mot, il semble qu’elle refuse toujours de s’enclore. De sorte que parler de la poésie conduit la plupart du temps à tenir un discours mal approprié : trop technique ou trop subjectif. Le théoricien désireux de construire un système rigoureux doit se résigner à une navrante déperdition d’efficacité critique.

Comment, pour la décrire, pourrait-on se satisfaire des formules qui fleurissent dans les manuels, telles que « chant de la nature », « célébration des dieux », « expression des sentiments personnels » ou « dérèglement du langage » ? Ce sont là autant de stéréotypes qui étouffent les enjeux véritables de l’écriture. Sans être tout à fait dépourvus de sens, ils négligent les singularités. L’indéfini y trouve refuge. Par les discours qu’on tient sur elle,  la poésie se voit dissoute dans les généralités, plutôt que placée au centre d’une réflexion cruciale sur le langage.

Les « Dictionnaires de poétique » n’offrent guère pour leur part que des outils qui facilitent l’observation des formes, sans ouvrir de véritable accès à la question du sens… À maints égards, la poésie reste l’orpheline de la critique. C’est plutôt dans l’œuvre même des poètes, sur les marges ou au cœur de leurs poèmes, que des clefs nous sont proposées : les préfaces de Victor Hugo, les lettres de Rimbaud, les Divagations de Mallarmé, les Cahiers de Valéry, la Correspondance ou les Elégies de Rilke, etc…

Il n’existe pas, à ma connaissance, de sérieuse étude des discours critiques sur la poésie. Nulle histoire, à proprement parler, n’en a été écrite. Celle-ci pourtant réserverait d’étranges surprises. On y vérifierait combien les commentaires oscillent entre subjectivisme, mysticisme, spontanéisme et formalisme ; mais on y découvrirait également que la poésie suscite autant de vagues discours que de partis pris tranchants. Tout au long de l’époque moderne, il semble que le fossé n’ait cessé de se creuser entre la rigueur des analyses conduites par les poètes eux-mêmes et le caractère approximatif des propos tenus par la tradition universitaire ou par les critiques de profession. Vague au dehors, dur au dedans, est-il un art qui ait vu autant que celui-là son histoire jalonnée de querelles, de ruptures et de manifestes, ni qui se soit autant retourné contre lui-même ? En procès intense avec elle-même, la poésie doit sans cesse rendre des comptes, s’auto justifier et répondre à la question de son pourquoi.

Les fulminations de Charles Baudelaire ou d’Arthur Rimbaud contre Alfred de Musset, les propos rageurs de René Char contre les « paresseux », la vindicte de Francis Ponge contre le lyrisme élégiaque, le soupçon d’Yves Bonnefoy contre l’image, la radicale mise en cause par Philippe Jaccottet des leurres du poétique, autant d’exemples qui vérifient que la poésie est un terrain d’affrontements, voire un champ de bataille à propos du langage et de ses enjeux…

Cette intransigeance intellectuelle est le fait de poètes devant à tout moment réaffirmer bien plus que leur conception de l’art qu’ils pratiquent ou leurs partis pris esthétiques : c’est leur raison d’être même qui est en cause. Parce qu’ils touchent à la langue. Parce qu’ils y nouent le subjectif et l’objectif. Parce qu’ils prennent le risque du mensonge et de l’illusion. Parce qu’ils font souvent parler les choses inanimées et les morts. Parce qu’ils se tournent vers autre chose, sur quoi la raison n’a pas prise.  Parce qu’ils se laissent conduire par la chair et écrivent sans autre contrôle que celui de leur propre vigilance…

Une fois reconnus ces enjeux que l’époque moderne a mis en pleine lumière, il n’est pas étonnant que la poésie se dérobe à toute définition… Son objet n’existe que dans le travail même qu’elle accomplit, tel une cible mouvante que chaque poème localise à sa façon sans l’atteindre jamais. Nul ne peut prétendre définir la poésie, si au sens strict cela consiste à en dégager l’essence, et donc à dire ce qu’elle ne peut pas ne pas être. L’écriture poétique a pour principe de toujours passer outre : il s’agit de « brûler l’enclos », affirmait René Char.

Pourtant, il est aussi dans la vocation de la poésie de travailler sans cesse à se définir, se redéfinir. Ainsi que l’écrit Michel Deguy : « l’inquiétude de la poésie sur son essence habite la poésie dès son commencement grec. » Elle est étrangement ce travail à la fois aveugle et inquiet du langage qui ne peut que chercher toujours à en savoir plus sur ce qu’il fait et sur ce qui se joue en lui. À travers les propositions formelles du poème, elle remet à la fois la langue en jeu et sa propre existence en question.

 

 

C’est à coup sûr l’un des traits particuliers de la modernité que d’avoir dégagé la poésie de motivations extérieures, telles que « la morale » et « l’enseignement », pour la conduire à se pencher de plus en plus sur elle-même : s’observer, se scruter, se décrire… Égarant ses anciens repères, ils l’ont mise hors d’elle-même, hors du vers par exemple, voire hors du poème. Sortie du bien et du beau, ils l’ont retournée contre le « poétisme ». Ils lui ont fait jeter ses richesses aux orties. Ils l’ont dénudée, simplifiée, aplatie à l’extrême.

Désireuse d’isoler ce qui lui est spécifique, pour savoir davantage ce qu’elle peut et ce qu’elle est, la poésie moderne a exaspéré sa propre dimension critique. Plus « problématique » que jamais, elle a engagé elle-même le procès de ses excès, jusqu’à remettre durement en cause certains de ses plus anciens attributs : l’image, le sentiment, l’espérance, la célébration… Chez quelques-uns de nos contemporains les plus lucides, elle s’est voulue possible autrement : en prenant à rebours les excès et les chimères dont elle avait depuis longtemps fait son ordinaire, sans rien sacrifier cependant de ce rapport singulier à l’inexprimable qu’elle autorise, voire en le renforçant par un implacable travail de mise à nu de la parole.

On pourrait aussi bien dire que le poète moderne ne cesse d’en finir, ou qu’il continue en s’efforçant d’en finir : en retournant la poésie contre elle-même, il en éprouve la résistance.

Comme l’écrit encore Michel Deguy : « La poésie est suspendue ; mise en question, aujourd’hui par elle-même au centre d’elle-même. » Il semble que l’on puisse ainsi observer, au long de la modernité, une pression croissante du questionnement philosophique dans la poésie : la question de son sens et de sa raison d’être se voit posée par le poète dans le poème même qui en vient parfois à ne plus exister qu’à travers ces questions. Voici, à titre d’exemple, un extrait d’À la lumière d’hiver de Philippe Jaccottet :

  


Parler est facile, et tracer des mots sur la page, 

en règle générale, est risquer peu de chose : 

un ouvrage de dentellière, calfeutré, 

paisible (on a pu même demander 

à la bougie une clarté plus douce, plus trompeuse), 

tous les mots sont écrits de la même encre,

« fleur » et « peur » par exemple sont presque pareils,

et j’aurai beau répéter « sang » du haut en bas

de la page, elle n’en sera pas tachée,

ni moi blessé.

 


Que la poésie moderne réfléchisse ainsi à haute voix ne signifie pas qu’elle soit devenue spéculative (elle l’a été largement aux temps classiques et romantiques), mais qu’elle est plutôt de plus en plus spéculaire : toute attachée à la mise en œuvre de la réflexivité interne au langage. Procéder au « nettoyage de la situation verbale » : la célèbre formule de Paul Valéry résume assez bien cette exigence.  Où la philosophie définit des concepts, la poésie découpe des objets de langue où se renouvelle notre entente du réel, du sujet et du langage.

 

Je ne peux trouver à la poésie de raison d’être plus évidente que le simple fait que nous soyons des créatures qui parlent. Par cette parole humaine qui nous constitue, nous nous tenons au bord du monde, d’une tout autre manière que les animaux, liés et séparés, à la fois immergés en lui et y faisant face, aussi curieux de ce qui existe que tracassés par ce qui n’existe pas. Puisque nous sommes des créatures parlantes, taraudées par le désir et le souci, une place s’est faite en nous pour ces espèces de notions étranges que sont l’idéal, l’absolu, l’impossible ou l’éternité… La poésie existe parce que le langage articulé inscrit en vérité en nous beaucoup plus que ce que nous pouvons dire, ou parce que les mots ne sont pas une simple monnaie d’échange, mais nous portent au-delà de ce que nous pouvons penser ou saisir. Elle est par excellence le lieu où s’articule notre insatisfaction, notre contradiction. Elle trace, de poème en poème, nos lignes de fuite et donne à entendre notre marche boiteuse et contrariée. Réel et idéal, coupure et liaison, avancée et retournement, chercherie et trouvaille, voilà autant de couples de notions opposées que le travail poétique ne cesse de confronter, tirant de leur contradiction sa force. Le poème est la scène sur laquelle vient se jouer le drame de l’expression propre à la créature parlante. On y voit la langue se débattre. On y entend l’effort de la créature pour s’orienter dans son propre inconnu. Souvenez-vous, par exemple, de l’étrange ouverture de La Jeune Parque de Paul Valéry :

 


Qui pleure là, sinon le vent simple, à cette heure

Seule, avec diamants extrêmes ?… Mais qui pleure,

Si proche de moi-même au moment de pleurer ?


 

Loin donc de m’attacher ici à quelque improbable définition de la poésie, j’ai choisi de la décrire aux prises avec les forces contraires qu’elle met en jeu. Décrire ce que je pourrais appeler ses faits et gestes, en observant quelques-uns de ces couples de notions qui reviennent avec insistance sous la plume des poètes. Telle sera ma façon, nécessairement limitée, de répondre à l'inépuisable question Qu'est-ce que la poésie ?

1. Avancer / se retourner


Quiconque ouvre une anthologie de poésie ne peut qu’être frappé par l’insistance de deux motifs apparemment antagonistes :  l’en-avant et le retournement. D’un côté une célébration de l’éveil, du départ et de l’en allée, orientée vers le futur. De l’autre, une mélancolie crépusculaire, tournée vers la remémoration du passé. Parfois étroitement conjugués l’un à l’autre (comme dans le célèbre poème de Victor Hugo « Demain dès l’aube »), ces deux motifs ont une valeur structurelle forte : ils nous renseignent sur les enjeux de l’expérience lyrique.

Ces deux motifs sont présents dès le mythe d’Orphée que la poésie occidentale n’a cessé de reprendre et de styliser, reconnaissant de longue date en lui quelque chose comme la fable de ses origines.

On se souvient qu’après avoir perdu Eurydice, morte de la morsure d’un serpent, Orphée descendit avec courage aux Enfers dans l’espoir de la ramener. Il y charma de ses chants le passeur, adoucit les trois Juges des Morts, suspendit les supplices des damnés, et finit par obtenir du cruel Hadès la permission de ramener son épouse parmi les vivants. À cela, Hadès mit une condition : qu’Orphée ne se retourne pas jusqu’à ce qu’Eurydice soit revenue sous la lumière du soleil. Or, par coupable impatience, Orphée ne tint pas sa promesse : entrevoyant la lumière du jour, il se retourna pour s’assurer que sa compagne le suivait et il la perdit pour toujours. C’est alors que commença la douloureuse errance qui fit de lui ce chanteur éploré capable d’entraîner à sa suite ces vies muettes que sont les arbres et les animaux sauvages…

Tel que ce mythe le laisse entendre, le chant d’amour naît de la perte : pour ramener à la lumière l’Objet perdu, la poésie va parmi les ombres et traite avec elles. Il peut arriver qu’elle les charme et soit tout près de les vaincre ou de les convaincre… Elle ne descend pas aux Enfers par esprit de conquête, mais par amour, pour tenter de sauver l’amour…

Son en-avant perpétuel a pour origine un regard tourné vers la mort. La « voix errante » d’Orphée prend appui sur le vide. Elle est celle du premier grand « échec », tel qu’il fonde la lyrique. Tordu comme un thyrse, Orphée est à la fois mémoire et prophétie : il invente à partir d’une perte. Le veuf inconsolable est aussi un civilisateur : on l’a dit législateur, philosophe, inventeur à la fois de l’alphabet, de la musique et de la poésie. Première figure de la réflexivité élégiaque, il transforme sa solitude fatale et désespérée en dons pour la communauté des hommes. Il est donc celui qui retourne la perte en don. Aux Enfers déjà, sa douleur et son chant avaient eu la capacité d’émouvoir les ombres sans consistance : une communauté fugace avait pu se créer autour de sa douleur. À partir d’une séparation, il suscite du rapprochement.. Il remembre ce qui s’est disjoint. Il rappelle ce qui s’est perdu. Sa légende raconte une histoire de mots et de créatures qui affluent autour d’un chant. Son père naturel Oeagre était un dieu-fleuve.

À l’instar d’Orphée, le poète apparaît d’abord comme un homme qui se retourne : Orphée vers Eurydice, Villon vers les « neiges d’antan », Du Bellay vers son Petit Liré, Lamartine vers la voix d’Elvire, Baudelaire vers le « vert paradis des amours enfantines « , Rimbaud cherchant « la petite morte derrière les rosiers », Apollinaire au fil du Rhin, voyant se défleurir les cerisiers de  « Mai »  qui  « se figeaient en arrière », ou encore s’exclamant « Je me retournerai souvent »… Telle est la déclinaison assidue d’un ubi sunt qui alimente la dimension élégiaque de l’écriture : « Où sont nos amoureuses ? », « Que sont nos amis devenus ? »… La poésie dit aussi bien “ je me souviens ” que « Nevermore »…

Que voit, que montre le poète en se retournant ? Ce qui naguère fut réuni : une conjonction, une conjoncture. C’est vers des liens qu’il se retourne, aussi bien que vers des lieux ou vers un temps. Le retournement sollicite conjointement l’espace et le temps. Il est un travail de mémoire. Ainsi le poète s’avère-t-il, selon la formule de Mallarmé, « le Montreur des choses passées », celui qui donne à voir le temps, un professeur de finitude. Son regard se porte sur ce qui n’est plus, aussi bien que sur ce qui est destiné à s’éteindre.

Pour Nietzsche pourtant, ce retournement est aussi une façon d’alléger la vie :

« Les poètes, étant donné qu’eux aussi veulent alléger la vie à l’homme, détournent leur regard du présent pénible ou aident le présent à prendre, par une lueur qu’ils font briller du passé, des couleurs nouvelles. Pour y réussir, il leur faut être eux-mêmes à beaucoup d’égards des êtres tournés en arrière : en sorte qu’ils peuvent servir de pont, pour mener à des époques et à des idées très lointaines, à des religions et à des civilisations mourantes ou mortes. »[1]

Ces époques, ces « idées très lointaines » dont parle Nietzsche, c’est ce que Pascal Quignard appelle le jadis[2]. Il observe que les plus anciennes figurations humaines sont des rétrospections.[3]  « Un présent intense est du jadis vivant » écrit-il.

Sans doute la poésie a-t-elle pour fond la nostalgie. Nostalgie du jadis et du naguère, nostalgie du perdu, de l’origine, de l’impossible.  « Nostalgie » provient d’un mot grec, nostos, qui signifie « retour ». Comme l’écrit encore Quignard « le nostos est le fond de l’âme. La maladie du retour impossible du perdu – la nostalgia – est le premier vice de la pensée, à côté de l’appétence au langage. »[4] Ce sont de très vieux liens qui dans la poésie ne cessent de se dénouer et de se renouer : chant d’amour de la mère, berceuse par quoi les mots se voudraient de souffle et de chair, chaleur du discours et lyrisme donc… Il appartient au poème, par sa musique comme par ses images, de nous lier encore à ce qui a disparu.

Le poète ne se contente pas d’évoquer, de veiller ou de commémorer avec nostalgie le jadis, il le travaille comme une substance vivante, un matériau précieux, mental et verbal : il en réveille l’éclat perdu, il en dessine la scène, il le ramène vers le présent, jusqu’à la présence.

Ce jadis, c’est l’originaire, le fondateur, c’est-à-dire l’assise obscure de l’existence du sujet, aussi bien que la mémoire enfouie de la culture. A la façon du baiser du Prince, l’écriture réveille une mémoire heureuse, aussi bien qu’un jadis endormi dans la langue, dissimulé par exemple dans l’étymologie des mots, la règle syntyaxique, ou dans les mythes et les symboles auxquels s’accordent les images…

Mais si le jadis est de l’originaire, se retourner, c’est aussi bien recommencer. Répéter la façon dont le chaos fut ajointé en monde. C’est reproduire la genèse de la personne et de son désir, aussi bien que celle, toujours imaginaire, de la terre même où nous vivons. Et c’est encore regarder vers le pourquoi du poème. En poursuivre l’indéfinie chercherie.

« Chercher » sera donc mon deuxième motif…

 


2. Chercher / trouver



Nous nous souvenons qu’au Moyen-âge, le poète était dit troubadour ou trouvère, c’est-à-dire trouveur. Les romantiques faisaient encore de lui un élu, un inspiré recevant de la nature et de la rêverie cette espèce de parole heureusement « trouvée » que naguère lui dispensaient les muses. Déconcerter par la surprise comme le souhaitait Baudelaire, être un inventeur d’inconnu comme le voulait Rimbaud « laisser la place à la trouvaille » comme le réclamait Apollinaire, ce sont là quelques-uns des motifs qui placent la poésie au plus près du don gratuit, telle un phénomène d’entente et de réception singulier, dépourvu de cause précise. Cette grâce de la trouvaille, appliquée cette fois au monde extérieur, constitue d’ailleurs un des sujets préférés de l’écriture poétique : qu’il s’agisse de l’éveil de la nature, de l’apparition soudaine d’une figure aimée ou de « l’objet trouvé » cher aux surréalistes, elle privilégie les imprévisibles points de rencontre, les instants où la trajectoire ordinaire de la vie se voit tout à coup traversée par quelque émerveillement.

Mais si le poète est trouveur, il est aussi chercheur. Curieusement, l’une des étymologies parfois proposées du mot « rime » le rapproche non de rythme mais du verbe latin « rimare » qui signifie « rechercher, examiner avec soin ».

 « Il va, il court, il cherche. Que cherche-t-il ? » écrivait Baudelaire à propos du « peintre de la vie moderne » Que cherche donc la poésie, sinon, comme Henri Michaux, à « approcher le problème d’être » ? En posant des questions qui portent moins sur l’être que sur la circonstance : « Où sommes-nous ? » « Quand sommes-nous ? » Ainsi de Rilke demandant dans sa cinquième Élégie : « Où donc, où est le lieu ? » , ou Verlaine faisant dialoguer l’âme et le cœur dans la septième « Ariette oubliée » des Romances sans paroles :

 


Mon âme dit à mon cœur : Sais-je

Moi-même que nous veut ce piège

D’être présents bien qu’exilés,

Encore que loin en allés ?

 


­

Moins chantante qu’interrogative, moins inspirée que questionneuse, la poésie moderne est un tissage de mots dans la perplexité. Par la précision de ses tours, elle entrouvre un peu la langue sur notre ignorance. Peut être dit poète, celui qui nous rappelle, dans le vif du langage, que ce monde n’est pas maîtrisé. Celui qui nous rouvre (en sa profondeur) cet espace que nous croyions fermé. Celui qui nous invite à nous remettre en chemin. Celui qui nous enjoint d’exister, tout simplement. « Que reste-t-il ? Sinon cette façon de poser la question qui se nomme la poésie » écrit Philippe Jaccottet dans Éléments d’un songe. Il illustre à nouveau ce motif dans un texte d’A la lumière d’hiver intitulé « Autres chants » dont voici un extrait :

 


Cherchons plutôt hors de portée, ou par je ne sais quel geste,

quel bond ou quel oubli qui ne s’appelle plus

ni « chercher », ni « trouver »



C’est ainsi à une espèce de retournement radical que la modernité nous donne à assister : l’inspiré naguère protégé des dieux est devenu l’être perplexe qui protège la question.

Dans un de ses essais, Heidegger affirme « Etre poète, c’est mesurer »[5]. La poésie, en effet, est un langage métré, qui arpente le site de « l’habiter » humain, dans « l’entre-deux du ciel et de la terre ». La  créature y prend la mesure de ce qui lui appartient et s’y mesure à ce qui la dépasse. Elle tourne son regard vers les êtres et vers les objets du monde proche, aussi bien que vers d’invisibles lointains ou vers les hauteurs de l’azur. Mesurer l’entre-deux, tel serait le travail du poète dont le parcours est familier autant que périlleux puisqu’il lui faut dire les choses ordinaires de la vie aussi bien que s’acheminer vers des régions extrêmes où s’égare le sens.

Le péril encouru par le poète serait de perdre le (bon) sens et de s’égarer dans l’insensé. De se trouver, par exemple, comme Rimbaud, le passant d’un Enfer, la victime d’une folie…  Car le parcours du poète est bien différent de celui du philosophe. Quand celui-ci se fixe pour objet de retracer les limites qui bornent la condition humaine, il s’attache d’abord méthodiquement à faire tomber les illusions. Quand il demande « Que peut un homme ? », c’est en se détournant avec fermeté de l’impossible. La poésie reste au contraire au contact de l’illusion, elle s’écrit à partir de ce qui perturbe, inspire, mobilise et met en crise le sujet : le sentiment, la passion, la sensation… La raison n’est pas son maître.

La poésie cherche à savoir à travers une inflammation. Elle tend vers la clarté, mais reste solidaire des ténèbres. Son objet n’est pas de fixer des conduites, ni de prescrire des bornes, mais plutôt de savoir à travers quelles sortes de vacillements nous nous tenons debout.

Il me semble en définitive que l’enjeu de la chercherie ne soit ni plus ni moins que la raison d’être. En sa visée ultime, et quel que soit son prétexte, son point de départ plus ou moins circonstanciel, la poésie ne vise rien moins qu’à réévaluer sur le vif (dans le vif d’une expérience) nos raisons d’être. En tenant le réel et l’idéal vis-à-vis l’un de l’autre, en confrontant sur l’axe du temps ce qui est, ce qui a été, ce qui pourrait être, en faisant donc la somme du possible et de l’impossible, la poésie fait valoir et évalue nos raisons de vivre. Elle évolue du côté de la valeur. Ou elle tend vers la valeur.

Faire en sorte que cette vie soit un peu moins absurde, voilà ce que l’on pourrait demander au poète. Ne l’embellissez pas artificiellement, ne nous trompez pas sur la vérité des choses, mais montrez-nous plutôt de quelle pâte nous sommes faits et combien il entre de rêve et de désir dans la composition de nos jours. Expliquez-nous d’un mot, dans le regard de la passante, les conditions de l’espérance et de l’amour. Dites-nous ce qu’est le temps de vivre et de mourir. Empêchez-nous donc de nous perdre et de nous jeter dans ce qui nous dévore. On ne doit attendre rien moins du poète que la vérité toute nue et tout entière, non pas abstraite et générale, mais concrète et radicale, et telle surtout que s’y trouvent ainsi réévaluées nos raisons de vivre.

Au poète d’établir l’espace où puissent entrer la plainte et la louange : tenir le langage de la valeur et du sentiment.

Au poète d’instaurer la résistance du mètre au chiffre, de la mesure à la spéculation et du rythme de la parole humaine aux bruits de la technique et du négoce.

Au poète de faire montre d’une certaine tenue (autre forme de résistance) dans ce qui existe aussi bien que de ce qui existe : cohésion et cohérence, en définitive, de l’être et du milieu en son parler soutenu.

Au poète de montrer les liens, puisque l’homme à travers l’histoire n’a fait qu’accroître la distance et la séparation.

Ce motif constituera le dernier temps de mon développement…

 


3. Couper / lier

 

Depuis le milieu du XIXème siècle, la part de la coupure n’a cessé de s’accentuer dans la poésie. Ecrit au couteau,[6]  ce titre de Christian Prigent est à maints égards emblématique du geste poétique moderne où la conscience critique et la séparation ont pris le pas sur la parole inspirée et chantante. Coupure, plutôt que couture, tel serait le sort moderne :

Le fragment, il faut le faire. Casser, fracturer, fragiliser, tracer l’arête : affaire de décision tranchante de coupures : écrire.[7]

 Présente cependant dès la fable originaire de la poésie occidentale, avec la tête coupée d’Orphée, la coupure est en vérité inhérente à tout travail d’écriture poétique. Elle en conduit le rythme syncopé. Les poèmes sont des objets de langue nettement découpés : des objets dont on pourrait dire qu’ils font image sur la page car c’est à l’œil qu’ils se donnent pour commencer. A la différence du romancier, le poète travaille par « arrêts fréquents » : il lui faut renouer sans cesse avec des commencements de langue, établir un nouveau rapport à l’originaire.

La poésie est une langue mise en coupe, et qui brise la prose usuelle par l’interruption, la segmentation des vers qui sont comme autant de segments ou de phrases plus ou moins rompues, emportées dans une « tourne ». C’est par l’hétérogénéité, la juxtaposition, l’anacoluthe et toutes sortes de court-circuits que la poésie prend les armes contre la rhétorique et parvient à électriser le langage. Au ciseau des figures, elle évide ou fait saillir des creux, des bosses, des lignes de force.

Faite d’élans, de surprises et d’intensités, l’expérience poétique impose elle-même à l’existence une espèce de violente scansion, ponctuée d’emportements et de chutes. Elle cadre des instants, focalise l’attention sur des objets de rencontre et prend « l’exister » sur le fait. Ses épiphanies ressemblent à des flagrants délits. Elle espace et fracture la répétitive unité de la vie commune. Ainsi dessine-t-elle ce que Christian Prigent appelle « un lieu d’indécision, un espace d’indétermination du sens, pour témoigner de ce lieu (et affirmer que ce lieu est le lieu spécifiquement humain) »[8]

La parole poétique tient à la connaissance (sourde, confuse, obscure…) que l’homme a de ses brisures. Aussi conduit-elle souvent le langage jusqu’à son point de rupture. Elle vient heurter le silence, ou se découpe en lui. Tout près de se taire à son tour. Menacée de rendre dans le délire son dernier « couac » : « je ne sais plus parler » s’exclame Arthur Rimbaud.

Peut-être les plus touchants poèmes sont-ils ceux où l’on entend une voix tout près de se briser. Une langue qui se brise ou qui est faite de bris : « Mon verre s’est brisé dans un éclat de rire »,  écrit Apollinaire.

Pourtant, si segmentée soit-elle, la parole poétique demeure un travail de filage. En vérité, le poète rivalise avec les trois Parques de la mythologie antique : il file la destinée dans la langue, il la mesure et il la coupe. À moins qu’à l’exemple de Pénélope il ne cesse de tisser puis de détisser sa toile…

La création poétique a pour fondement la capacité à discerner, établir, multiplier et révéler des rapports. De ces rapports viennent les images. Pierre Reverdy définit ainsi l’aptitude du poète :



Sa faculté majeure est de discerner, dans les choses, des rapports justes mais non évidents qui, dans un rapprochement violent, seront susceptibles de produire, par un accord imprévu, une émotion que le spectacle des choses elles-mêmes serait incapable de nous donner.[9]

 


Il s’agit donc de produire une émotion seconde, de nature esthétique, issue du rapport lui-même, et dont la force tient aussi bien au renouvellement de la vision qu’à son extension inattendue : voici qu’en ce nouveau phrasé, le réel se montre à la fois plus large et plus serré, plus étendu et plus cohérent. C’est là une manière de réplique à l’usure du temps quotidien : à la monotonie de la répétition, la servitude de la fatalité.

Plus étroitement que tout autre objet littéraire, le poème trame ses motifs au gré de la navette du son et du sens, en métaphores filées, assonances, allitérations, au gré des interruptions et des répétitions qui emportent la tourne des vers. Ce faisant, il tisse sur la page une espèce de toile sombre, semblable à celle de l’araignée, et dont les trous et les blancs valent autant que les lignes. En cette toile faite de vers étrangement soudés les uns aux autres, se laissent prendre, comme dans le piège tissé par l’insecte, quantité de passants imprévus : la toile du poème est pour les choses du monde un danger, autant qu’une espèce de dernière demeure…

Pour définir son travail, le poète Jacques Dupin a recours dans Échancré à la métaphore du ver à soie.  L’écriture est "une oeuvre de manducation et de métamorphose insatiable, qui n'opère, qui ne s'accomplit que dans la solitude, l'obscurité, le silence (...)." Il reconnaît dans le ver à soie cette manière qu'ont aussi les mots de ronger le monde "pour accoucher d'une impondérable et tourbillonnante bouchée de fil", cette boulimie désinvolte qui conduit  à manger la feuille pour dévider le fil, à avaler des monceaux de papier pour juste "l'acuité d'un trait de soie". Écrire consiste à tirer de soi  un "embrouillamini de traces", un "nuage de filaments" qui défie la raison et que l'écrivain a pour tâche de suivre, sans céder à "l'obsession de la prise", en acceptant de demeurer dans l'indécidable.  Certes, l'écrivain répète sur la page le geste ancien de la Parque, mais il dévide cette fois un fil aléatoire qui sort de lui et dont il ne connaît que trop l'extrême fragilité. Voué à la dépossession, à la disparition et à l'effacement, il règne le temps de quelques pages sur un dérisoire empire de déchets : comme le ver collé à sa feuille, il fabrique un diaphane début de beauté. Et s'il écrit parfois en vers, c'est que sa vie même ne tient qu'à ce fil. Sa figure propre n'existe pas: il la nie, la piétine et la consume; elle se diffracte, s'échancre et se perd...  Tel est bien le sort moderne du "sujet" dont Roland Barthes écrivait déjà dans Le Plaisir du texte  qu'il se défait dans l'écriture "telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans les sécrétions constitutives de sa toile".

Tout autant que le dehors, ses circonstances, ses objets et ses passants, c’est donc le plus intime et le plus obscur du sujet lui-même qui dans cette toile se trouve pris. En filant et en découpant la langue, le poète constitue un rythme auquel se reconnaîtra sa voix : il constitue comme la secrète signature de son identité.

De curieux enjeux psychiques travaillent l’écriture poétique, ouverte au régressif aussi bien qu’à l’en avant, à même tout à la fois de rétablir du fusionnel à travers son système de répétitions que d’accentuer l’expression des coupures.

Dans son « Apologie du poète », Pierre Jean Jouve la définit comme un état d’agglutination :

 


 « La Poésie est une pensée — un état psychique — d’agglutination ; c’est-à-dire que des tendances, des images, des échos de souvenir vague, des nostalgies, des espérances, y apparaissent en même temps et comme collés ensemble, provenant de hauteurs tout à fait différentes. » [10]

 


Le poétique conjugue le distinct et l’indistinct, la détermination (l’accentuation, le soulignement, la bordure) et l’hésitation prolongée. Il semble que ce soit du sein d’une plongée dans l’indistinct que le poète travaille à rétablir ou établir de la distinction. Il ressaisit de l’ipse dans de l’idem, du singulier dans de l’identique. Mais il est, plus que tout autre celui qui entre et se déplace tout d’abord dans l’indistinct, voire celui qui affronte le plus directement la confusion intime : nulle clarté ne s’ouvre pour lui  qui ne suppose d’avoir cédé d’abord à l’illusion.

 

Ecrire poétiquement consiste donc à coudre de fil noir la page blanche, aussi bien qu’à en découdre avec le sens, le non-sens, le réel, la chimère… Et c’est encore s’efforcer de recoudre nos déchirures, nos séparations, nos blessures. C’est incessamment reprendre ­ et repriser une couture qui se défait. C’est répéter ainsi indéfiniment le geste qui fut celui de notre naissance. C’est aussi bien se remettre au monde que faire perdurer le lien avec la langue maternelle. S’efforcer de rentrer, de retourner en elle. Parfois se retourner contre elle : aller donc et venir, à mi-chemin de la naissance et de la disparition, dans l’entre-deux qui est le nôtre.

Écrire, c’est avancer sur un fil, un filet de voix, dans la double ignorance de l’origine et de la fin. C’est dire et questionner la vie entre les deux inconnus qui la bordent. C’est nommer avec précision le présent, tel qu’il ignore ce qui le précède et ce qui le suit.

On sait la prédilection des poètes pour les lieux et les moments lisières : ce qui tout à la fois sépare et relie. Ce qui borde, délimite, mais peut aussi bien s’ouvrir, à la façon d’une plage, sur l’illimité. La poésie est une bordure de langue, qui fait face au débordement. Elle dit notre vie bordée de noir par la mort. La vie dans la lumière noire de la mort, « goutte sombre » au fond de l’encrier. Telle qu’elle nous est infiniment précieuse, puisqu’elle doit nous être retirée. Fenêtre de jour entre deux nuits. « Entre la terre et moi je rencontre la mort », écrivait André Chénier.

 

Si je devais parvenir un jour à quelque définition du poète ou de la poésie, celle-ci aurait l’allure d’une mosaïque : elle serait faite de morceaux ajointés, de couleurs et de formes différentes, mais solidaires les uns des autres par quelques côtés. Et s’il me fallait rassembler autour d’un motif central les propositions fragmentaires qui la constituent ce ne pourrait être sans doute qu’une question qui serait celle de notre destinée.

Volontiers, je définirais le poète comme celui qui reste en éveil dans le temps, plus attentif que tout autre à ce qui passe et change, et désireux de retrouver ce qui demeure à travers le passage même du temps qui n’est jamais pour lui un milieu impur, mais un espace sensible où toute forme de vie se montre à la fois précieuse et menacée. En mobilisant toutes les ressources de la langue, le poète donne de la présence à ce qui s’absente inexorablement : ce qui n’existe pas, ou que le temps emporte, ce qui n’est déjà plus, ou ne sera jamais.

Si la tristesse prévaut dans les poèmes, si la pure expression de la joie y est si rare, c’est que la poésie saisit toute chose dans la fuite même du temps. Elle n’a pas affaire à des idées ni à des concepts. La présence n’est pour elle si vive que de se perdre. Un poème est un pont jeté en travers du temps : tous les reflets qu’on y peut voir par en dessous sont ceux de son écoulement. Poète : celui que rien ni personne ne peut consoler de mourir et que la connaissance de la disparition conduit à s’emparer fiévreusement du langage pour y fixer ce qui s’efface, aussi bien que pour y filer à tombeau ouvert sur les routes mêmes du temps.

 



[1] Humain, trop humain, éd. Denoël Gonthier, p. 150.

[2] Pascal Quignard, Sur le jadis, éd. Grasset, 2002.

[3] Id., p. 107.

[4] Abîmes, p. 44.

[5] “L’homme habite en poète”, Essais et conférences, coll. Tel, p. 235.

[6] Publié aux éditions P.O.L en 1993.

[7] Michel Deguy, L’Impair, Farrago éd., 2000, p.57.

[8] Christian Prigent, À quoi bon encore des poètes ?, éd.P.O.L, 1996, p.39.

[9] Cette émotion appelée poésie, op. cit., p. 57.

[10] Apologie du poète, Ed. Le temps qu’il fait, p. 9.

 

 

*Article publié sur le site de l'auteur: Qu'est-ce que la poésie ?

 

 

Pour citer cet article



 

 

Jean-Michel Maulpoix, « Qu'est-ce que la poésie ? ou que dire de la poésie ? » (article reproduit avec l’aimable autorisation   de l’auteur), in Le Pan poétique des muses|Revue de poésie entre théories & pratiques : « Poésie & Crise » [En ligne], n°0|Automne 2011, mis en ligne en octobre  2011. URL. http://0z.fr/X8lTS                   ou

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-qu-est-ce-que-la-poesie-ou-que-dire-de-la-poesie-85220227.html




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Jean-Michel Maulpoix & Cie, poésie moderne, écritures ... (http://www.maulpoix.net/)

 




Auteur(e)


 

 

Jean-Michel Maulpoix


revue-de-poesie-le-pan-poetique - dans n°0|Automne 2011
23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 14:37

 

   

[invité de la revue]

 

 

Neuf questions à propos de la poésie

d'aujourd'hui...*

 

 


(Réponses de Jean-Michel Maulpoix à une enquête de la revue Sud -N°118-119-)

Jean-Michel Maulpoix
Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur

 

 

 

 

 

 

1. Comment continuer la poésie après la poésie?

La poésie n'a jamais fait autre chose que sortir de la poésie. Par principe actif, elle passe outre. Il lui appartient d'aller toujours « plus avant ». C'est cela même qui l'identifie : l'inquiétude, l'impatience, le souci du langage, c'est-à-dire, en définitive, le lyrisme.
Le lyrisme n'est pas la complaisance sentimentale, mais le « transport », l'enthousiasme, le mouvement escaladant qui projette le langage au-devant de lui-même (et laisse le « moi » sur place, en rade dans l'incertain). Energie turbulente, le lyrisme fait bouger la langue et passe au crible ses faiblesses. Il gonfle les baudruches pour les faire éclater. Il refuse de s'en tenir à ce qui est. Je le conçois comme une puissance d'insurrection du langage et de mise à sac de la pensée, capable de se dégager des contraintes formelles, de bousculer l'inertie et de tordre le cou au sentiment élégiaque.
 

2. La question vers / prose

La prose n'est pas la « réserve des formes poétiques », mais la substance sans cesse renouvelée de cet hétérogène qui réclame droit de cité dans le langage. La prose est ce à quoi se mesure la poésie. Ce par quoi elle bouge, s'aventure, se transforme et se renouvelle. C'est par la prose (ou le prosaïque) que la poésie existe et change. C'est par elle que le poème garde le contact avec l'histoire. Le vers n'est rien de plus que l'accélération ou le ralentissement de la prose. Le pouls de la langue change de rythme, comme le sujet de gare de triage. Mobile, enchevêtrée, la poésie est de toutes sortes.


3. « La poésie est une technicité »

La poésie est technique de pointe. En avant. Extrémité. Art simultané de l'avancée et du cadrage. Il s'agit de taper dans le mille de cibles invisibles. L'art poétique est stochastique. Il impose de viser juste face à l'indéterminé. Il fait travailler de concert la limite et l'illimité.
Technique de couturier? Technique de close-combat? La poésie est l'art d'en découdre avec les apparences. Un combat rapproché. La puissance créatrice du poète se mesure à sa faculté de désagrégation et de recombinaison de ce qui est donné.


4. Ecrire un poème aujourd'hui est-ce « s'éclairer à la bougie »?

C'est allumer divers objets : une cigarette, une lampe à pétrole, un phare à Ouessant, un pétard, des projecteurs à iode, un briquet, une bougie, les yeux de Marylou, un feu de paille ou d'artifice, un cierge, un flash, un réacteur...
C'est s'éclairer toujours à la lumière du jour, du désir et de la pensée.
 

5. Ecrire un poème aujourd'hui est-ce rentrer les sièges avant la pluie ?

Oui. Mais aussi bien les sortir sous l'averse. Détrempe ou brocante. Sauvegarder ou dilapider. Faire commerce de signes. Gâcher les apparences ou les sauver. Oser de grands « lâchez-tout ». Le lyrisme ne rechigne pas à la dépense. Célébration et déploration ne diffèrent guère en vérité.
Depuis un demi-siècle, la poésie française s'est recroquevillée dans la mauvaise conscience. Elle a fait voeu de pauvreté et n'a cessé de voir baisser l'étiage de ses eaux. Il m'apparaît à présent que si quelque vérité ou morale peut être espérée du travail de la langue, c'est à la condition de laisser jouer librement l'ensemble des contradictions dont elle est porteuse. C'est seulement en levant l'embargo éthico-formaliste que la poésie peut faire face au présent.


6. Eprouvez-vous une gêne à être qualifié de poète ?

Oui. Le poète reste en moi l'adversaire de l'écrivain. Son mauvais genre. L'écrivain se tient plus près du principe de réalité. Il fait face à une langue moins amoureuse de ses reflets, ses facilités, ses travers.
Je tiens absolument à garder le contact -simultanément- avec ces deux bonshommes-là.

 


7. Crise de la poésie ou crise de la communication ?

Le poème met à mal la notion galvaudée de « communication ». Il lui substitue celle, plus vivante, de « relation ». Conjoindre ou disjoindre : une affaire de noces et de divorces que l'on tire au clair.

 


8. La voix, la bouche ?

Le poème est le lieu où s'articule une voix. Je le souhaite au plus près du souffle. C'est-à-dire de l'existence-même, de ses contradictions et  sa précarité. Dans la voix, la langue remue son ménage. Les lèvres se joignent et se disjoignent.
Comme le dit le titre du dernier recueil de Claude Esteban, dans le poème « quelqu'un commence à parler dans une chambre ». Quelqu'un s'efforce d'en finir avec le deuil, cherche une orientation hors de la mélancolie, tente une sortie, veut prendre langue...

 

 


9. Traduire ?

Le poète est un herméneute. Il traduit sans cesse. Mais à la manière d'une table de multiplication.

 

 

 

 

*Article paru dans la revue Sud -N°118-119 et sur le site de l'auteur :  Questions de poésie...: réponse à un questionnaire proposé par la revue Sud 


 

Pour citer cet article



 

 

Jean-Michel Maulpoix, « Neuf questions à propos de la poésie d'aujourd'hui... » (article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur), in Le Pan poétique des muses|Revue de poésie entre théories & pratiques : « Poésie & Crise » [En ligne], n°0|Automne 2011, mis en ligne en octobre 2011. URL. http://0z.fr/kOa3L    ou

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-neuf-questions-a-propos-de-la-poesie-d-aujourd-hui-85219802.html

 




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Jean-Michel Maulpoix


 

 

 

 

 

Jean-Michel Mauploix - dans n°0|Automne 2011
23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 14:37

 

Les Dessous du langage

 

 

 

 

 

 

 

Louis Latourre


  version adaptée pour la revue et publiée avec l’aimable autorisation  de l’auteur

 

 

 

 

 

 

 

Sous Le pan poétique, les dessous du langage. Le numéro 0 tombe au point de krisis, ce point du jugement, d'une décision à prendre... Il est temps de trancher. Poésie et crise, poésie et jugement, art, langage, résolution.

 

Descendons prudemment au cœur de la question. Épargnons-nous l'ennui d'une pression verbale excessive. Respectons et marquons les paliers successifs, tel ce : Qu'est-ce que parler?

Ou bien :Qu'est-il possible à l'homme d'exprimer ?

 

Ou, non moins radical : Qu'avons-nous fait de nos langues ?

Qu'avons-nous fait de nos langues, nous humains, depuis ce dernier million d'années ?

 

Les dessous du langage ont des chemins étranges, peu fréquentés sans doute, peut-être trop abrupts. Difficile de forcer la surface des phrases ; de nous en arracher à l’usage réflexe, ordinaire, inconscient.
Nous parlons constamment, - que ce soit en nous-mêmes, remâchant sourdement notre faim de paroles, - que ce soit vers autrui, poussant par le diaphragme notre soif d’exprimer.

Nous parlons : l’attention est captée, la foi dans le discours, le crédit accordé à ce bruit, mots, syntagmes.

Nous parlons, et le sens prend le pas sur le son, l’entendement sur l’ouïe. Le monde des images fécondé par les mots se substitue au monde, la signification fait oublier le signe.

 

Nous parlons, écoutons… Nous venons à répondre. Le moyen de marquer un arrêt, un écart ? Le moyen de sortir de cet automatisme, - sans risquer le vertige ?

Je cherche autour de moi, ce samedi d’octobre[1], quelque point de départ, quelque appui extérieur d’où lancer l’étrange exploration des dessous du langage, - soit un appui technique, qui se donne si possible hors du seul champ littéraire. J’aperçois à l’instant (le ciel m’est favorable) parmi ceux de Byron réunis dans la salle, mon ami Claude Fougères. Je l’invite aussitôt à prendre la parole. La double anecdote qu’appelle sa présence ne saurait mieux ouvrir ni servir mon propos.

L’ingénieur du Centre d’Etudes Nucléaires de Saclay, spécialisé dans la radioprotection, va nous conter d’abord une fièvre surprenante : celle dont un jour de printemps 1986, les instruments de contrôle de son laboratoire lui semblent soudainement saisis… Il entend, il sent même vibrer tous les compteurs, capteurs et détecteurs qui l’entourent. Les voyants rouges clignotent ; les aiguilles s’affolent. Que dit cette confusion ? Le nuage radioactif provoqué par l’accident de la centrale nucléaire de Tchernobyl passe sur l’Ile-de-France, et traverse Paris. L’ingénieur aussitôt prévient le ministère qui l’invite, aussi prompt, à garder le silence : l’information pourrait troubler l’ordre public. (Claude Fougères reste donc - restera pour l’Histoire ! - le premier homme en France averti et conscient de la gravité de l’événement…)

Nul cadran maintenant, ni radar ni relais de senseurs (ni censure - officielle) n’interviennent dans la suite de son récit. Pour ce « guetteur de l’Apocalypse » - comme il arrive à mon ami de désigner lui-même sa fonction - la révélation des dessous du langage opère à sensibilité nue. Une première rencontre… Quelques mots échangés à propos de théâtre, puis sur l’art de l’acteur (dont je découvre qu’il n’est pas sans expérience) et le désir me vient de lui dire quelques vers. Quel est mon étonnement, au fil de la diction, de voir mon auditeur respirer le poème ! Je dis bien : respirer… Frémissement, frissons… Ses yeux se sont fermés, ses lèvres entrouvertes. Dans cette galerie marchande fréquentée et bruyante, Claude Fougères s’est défait de toute inhibition. Il vit de tout son corps les vers que je récite, en toute profondeur, comme un arbre parfois semble vivre le vent qui l’anime. Ni sonde ni spectromètre, - mais la vibration d’une sensibilité naturelle si grande, en telle résonance avec le rayonnement poétique, que l’émotion me gagne à mon tour : je ne peux m’empêcher d’embrasser l’homme-antenne.

Quelles magies n’est-ce pas ? La première mortifère, que les hommes détectent au moyen d’instruments qu’ils ont faits plus rapides et plus sensibles qu’eux-mêmes… La deuxième : de vie, dont l’efficacité n’a de révélateur que le corps de celui qu’elle traverse. Deux nuées pour mieux dire, - de microparticules, de microphonétique, - mais deux rayonnements réels et vérifiables.
Je n’aime pas beaucoup le terme de magie. Comme des termes ineffable, inexprimable, indicible…, son emploi abusif cautionne souvent nos refus de sonder par les mots et la science l’apparence du mystère. Il valide nos paresses en les dissimulant. Aussi bien nous modernes, disposons-nous de magies plus concrètes que celles jamais rêvées des sciences ésotériques : l’image enregistrée, la télédiffusion, les lasers, scanographes… Nous en pouvons pourtant non seulement produire une analyse technique d’une acuité nouvelle, mais appliquer les tout récents prodiges à celle physiologique des facultés cachées de notre perception. Nos sens, notre intellect, - toute notre appréhension de nombreux phénomènes physiques, mesurent par l’effet les nouveaux sortilèges. L’analyse par exemple du langage verbal profite de l’étude des sons enregistrés (que l’on songe aux recherches électroacoustiques, aux travaux sur la voix de synthèse)… Les sciences thérapeutiques, phoniatrie, orthophonie, les approches psychiatriques ou psychanalytiques des pathologies vocales ou auditives, doivent autant qu’elles donnent aux progrès de la science des sons. Et pour « magie » dernière, les actuels supports de la numérisation et l’hyperdiffusion du Web démocratisent les connaissances, et par la voix et l’image les concrétisent souvent mieux que la magie du livre : ainsi de l’ethnolinguistique, de l’ethnomusicologie, de la bioacoustique… En résumé : un vaste élargissement de notre univers, notamment de notre univers sonore -, atteste pour l’espèce un intérêt croissant, excite une capacité d’attention singulière à l’égard de la nature, des facultés et des ressources possibles de l’expression humaine.

La « magie » poétique, cette magie sonore autant que signifiante, l’idée vient - peut venir par là-même - de la sortir un peu de l’univers des Lettres, du discours de l’Histoire, de tout ce qui (ingénieux ou naïf) n’est pas strictement elle, pour en objectiver les facultés concrètes, mesurables, - et si possible dégagées des jugements de nos ethnocentrismes et apriorismes culturels. Je sais que l’écriture, le survol de la lecture muette qu’elle engendre le plus souvent, lecture au rythme indépendant de toute respiration, - interdisent la communication sensible de l’expérience que j’ai ébauchée avec mes auditeurs d’octobre 2006. L’accentuation, les hauteurs, les intensités, les durées, le timbre, les silences…, les gestes, les regards, l’échange - tout ce qui dans la composition et dans la profération poétique élargit la résonance intellectuelle et amplifie le spectre de la signification -, est aboli dans la prose écrite, fît-elle l’objet du travail de composition le plus soutenu. Voiles, masques du logos… Quelle approche auditive - ou visuelle, ou toute corporelle, peut prétendre franchir l’apparence des signes ?... Quelle saisie attentive, patiente, exercée - se voir prête à briser toute saisie réflexe, à devancer, à dépasser la cristallisation du sens ?... Jusqu’à chercher, peut-être, une langue dégagée des pratiques naïves, une langue opérant plus physiquement au cœur de ce qui nous définit, pour nous en … délivrer…



Qu’est-ce donc que parler, s’interroge un poète… Quel est cet acte étrange ? Et d’où vient tant de foi dans cette expiration, dans cette restitution d’un peu de l’air qui nous entoure, changé en verbe par l’appareil de la phonation, et revêtu de sens par l’habitude ? La question en elle-même peut sembler singulière. Voir l’acte de parler comme n’allant pas de soi témoigne un détachement, un recul, - une forme de lucidité qui peut à son tour prêter à l’étonnement. Nous interrogeons-nous sur notre forme humaine ? Nos corps, membres, visages, nous semblent-ils surprenants ?

Dès notre ébauche humaine - dès notre vie intra-utérine, depuis notre formation et durant notre développement fœtal, - quelque chose du verbe et de ses vibrations vient façonner notre être. Nous saluons d’un cri notre venue au monde, à l’air, à la lumière. Rien n’est normal encore ; nous ne sommes pas fixés… Nos yeux s’ouvrent au premier aperçu, puis à l’identification des éléments du décor terrestre de cette vie débutante où la répétition tient le tout premier rôle. Notre oreille s’y déploie également, et commence son éducation directe aux bruits extérieurs de toute sorte, - dont les sons du langage familier, dont notre langue maternelle - seront les plus nombreux à lui être adressés. Ce logos depuis lors nous touche de si près, dans un contact si permanent, - il nous épouse, il fait si bien corps avec nous qu’il nous est impossible de ne pas le parler, de ne pas le comprendre. Travaillés de son bruit dès avant la naissance, soumis à ses figures dès nos balbutiements, dressés à son usage le plus commun par toute notre éducation, nous ne pouvons plus adultes nous défaire ni des notions, ni des questions, ni des schémas de raisonnement contenus par avance dans ses mots imposés. Nous ne pouvons que parler, que croire nos paroles. Comment voir au-delà de nos définitions… Que penser, au-delà des schémas du langage… C’est par quoi rien ne rompt, n’interrompt le mouvement du verbe. Il n’est pas d’objection qu’il ne broie, ne digère ; dont il ne vienne à se nourrir et à croître. Cependant…

Le Logos ce qui est - toujours - les hommes sont incapables de le comprendre, car bien que toutes choses naissent et meurent selon ce Logos, les hommes sont sans expérience quand ils s’essaient à des paroles ou à des actes… Héraclite sait le lien du langage et de l’homme, - le poids de cette attache, l’impuissance ordinaire de la langue à faire acte. L’évangéliste Jean reprend la leçon, Jean selon qui le Verbe se fait chair, puis vient parmi les hommes, incarné par un homme… Mais il n’est pas reçu.

Invention de l’Histoire ; enfantement d’origines : Au commencement était… Au commencement surtout, était la croyance, - dont la croyance au commencement. Nous n’avons de pensée, de pensées, que celles qu’à travers leurs structures et leurs formes nos corps et nos langues nous permettent, mais aussi nous imposent. Nous croyons nos lexiques, qui d’un nom propre ou commun qu’ils lui assignent séparent tout objet de ce qui l’environne, - et par l’isolement disent l’identifier, en dégager l’idée. Nous croyons nos syntaxes, qui recueillent, rassemblent et accordent ces bribes sémantiques pour les relier en causes, les relater en faits, assortis d’origines, jalonnés de durées. Relation, relations… Vocabulaire, syntaxe, conjugaisons, modes et temps nous offrent suffisamment de combinaisons possibles pour donner le change. Nous confions notre pensée à ces mots, à ces phrases, dont nous identifions (et substituons) la production intellectuelle à la perception des vérités et des réalités qu’ils sont censés couvrir, - et qu’ils inventent, ou réinventent, ou créent.

L’enracinement est tel, si profond, si viscéral, du langage en nous-mêmes, qu’il participe de l’être de façon toute physique, réflexe, cérébro-spinale : une douleur soudaine, par exemple française, se traduira par « aïe ! » ; une allemande : « aoua ! »…


Ne sommes-nous dos au mur ? Nos langues ne nous possèdent-elles, bien plus profondément que nous ne pensons les posséder ? Quels chemins, quels champs défricher, quel… chant déchiffrer hors de leurs formes familières ? hors le « déjà frayé » ? Que faisons-nous de nos langues ? Qu’est-il possible à l’homme d’exprimer ? Notre poète insiste, non sans quelque impatience. J’écris entre guillemets les mots que je lui laisse : sa pensée risque, en effet, sinon de dépasser la mienne, du moins de s’exprimer parfois avec une liberté excessive…

« Le meilleur philosophe prétend faire table rase, qui s’engage aussitôt dans les « sicut », « sed », « enim», qui cède aux déductions, reprend les objections, propage les sempiternelles assertions du raisonnement logique. Explications ? Transpositions d’un mot ou d’un groupe de mots dans un autre au moyen du verbe être, ou bien du parce que… Transfert du sens au sens. Jamais table, - écritoire, ne fut plus encombré. »

« Un fort penseur allemand s’avise que parler, penser, écrire, n’est pas l’entière façon d’appréhender le monde. D’autres hommes sans doute s’en étaient aperçus… Mais notre penseur lui, voit sur la table un verre ; il le porte à ses lèvres : il se découvre en être, dans l’acception totale du verbe infinitif ! Il se découvre là… Son « Da sein » doit dès lors proclamer l’évidence, en prolonger l’extase à travers le récit. N’est-il pas en devoir d’ébruiter l’expérience, indubitable objet d’intérêt pour autrui… »

« Faut-il d’autres exemples ? Cet astronome naïf nous voit poussière d’étoiles, il en publie un livre afin de nous instruire !... Mais cinq siècles avant lui Paracelse s’exalte : Les étoiles intérieures de l’homme sont dans leur nature, leur espèce, leur position et leurs mouvements, semblables à ses étoiles extérieures, car les étoiles et le chaos tout entier se retrouvent dans l’homme… Alchimiste, astronome, philosophe, évangéliste… L’homme surtout passe son temps à se payer de mots, - son ressassement verbal donné pour nouveauté habille son ignorance, déguise son manque de mémoire. Dire qu’une chose est une chose ne dit rien.»



Voilà d’étranges coups, d’une étrange vigueur... Reprocher à ceux qui parlent par profession de croire ce qu’ils disent, ou bien d’escamoter les failles du discours… Reproche-t-il au ciel de l’avoir fait… poète ? Ne tombe-t-il jamais lui dans la naïveté de nos agencements verbaux ? Jalouserait-il ceux pour qui la parole ne dépend pas du chant ?... Nos langues n’ont de sens que par des conventions que la force d’habitude nous rend insensibles. Nous ne pensons jamais, et pour cause, quelles pensées notre langage nous empêche de former. A supposer que les mots de « réalité », de « réel » aient un sens, nous croyons, nous persistons à croire que cette réalité et ce réel soient convertibles en prose… Hors d’elle : l’indicible, l’ineffable, - le consensus douillet des termes paresseux. Nous nous lassons si vite.

Le métier cependant d’agencer des paroles, sans autre conséquence que verbale à son tour ; sans autre réponse qu’une course infinie de phrases en phrases, de mots en mots..., ce métier compte sûrement parmi les plus anciens du monde. En matière d’idées - j’entends : de celles non directement liées aux nécessités et au gouvernement de la vie matérielle ou sociale, mais relevant de ce que nous appelons le domaine de l’esprit -, nos évaluations, affirmations, réfutations, nos négations, nos concessions, démonstrations… - nos questions mêmes et (en résumé) toutes les figures de nos discussions - voire de nos querelles publiques comme intérieures -, ne se prennent jamais, au plus loin que nous les poussions, qu’à l’impuissance radicale de la parole. Elles en sont les fruits. Nous pouvons protester qu’« il faut bien », « mais enfin… » ; mais il n’est pas de fin, de cause, d’explication - sinon par convention, fatigue, renoncement à prolonger le jeu par de nouveaux « pourquoi ». Et s’il faut quelque chose, ce sera se méfier du verbe falloir, qui nous empêche de dépasser nos habitudes et nos blocages de raisonnement. Tels lorsqu’à tout propos, tout sujet, nous persistons à chercher une raison, un dessein, une direction, un sens et parfois un devoir… La poésie devrait, se disent…



Le poète m’interrompt : « La poésie devrait défier son exégèse. La poésie devrait détourner la langue, opérer aux limites que lui fixe l’usage - et tendre à les franchir. Elle devrait explorer, exploiter toutes ressources sémantiques, phonétiques, au point d’aller plus loin que ce qu’on en peut dire. Elle devrait emmener l’homme au-delà du connu, des croyances, des limites inconscientes de ses schémas verbaux et mentaux. La poésie devrait … »

« Le jeune français Rimbaud, dans une lettre fameuse, trahit son impuissance à sortir de ces chaînes. Il trépigne, s’emporte. Il condamne presque tout ce que l’art poétique a produit avant lui. (Tout ? - c’est-à-dire : le peu qu’au XIXe siècle l’Europe et lui-même, pouvaient connaître de la poésie du monde…) Ce n’est qu’un jeu d’oisif, ou de la prose rimée. Il excepte les Grecs chez qui « vers et lyres rythment l’action ». Il rêve d’une poésie future qui celle-là sera « en avant », œuvre, acte d’un poète parvenu à l’état de voyant par un « long dérèglement de tous les sens »… Il écrit ses Illuminations, de brèves proses exotiques, impatientes, - mais fort loin du miracle rêvé. Rimbaud paie aux paroles leur tribut sémantique, métaphorique, multiple, - il oublie d’exploiter le matériau sonore, celui qu’un travail phonétique poussé peut donner au lecteur le vertige de saisir, sous les mots familiers.

« Il est vrai qu’emprunté à l’anglais, le titre renvoie aux « painting plates » ou « colored plates », - en français : gravures colorées… Nullement à l’extase de quelque éblouissement. L’idée de surface, de trace, de couleur appelle davantage l’imagination littéraire que les structures mentales vouées à la spatialité et à la résonance. Nul travail sur le bruit dont les mots se composent. Plus encore : l’abondance lexicale qui alourdit ces textes, favorise l’inconscience des propriétés physiques de la parole, corollaire de son usage courant. De nombreux adjectifs, de très nombreux articles (déterminants dont le français pullule), scories de la prose, trahissent la faiblesse du travail syntaxique et dissolvent l’énergie poétique attendue. »

« Mallarmé n’échappe pas non plus à l’impuissance… Même s’il en fait une Muse. Contrairement à Rimbaud (son jeune contemporain) lui s’obstine, persiste presque sa vie durant, au risque de sa santé physique et mentale, à creuser, rajeunir la forme usée du vers. Son dessein rigoureux le rend stérile et rare, - du moins l’oppose-t-il à l’abondance vaine de la production poétique de son temps. Le vers n’est pas pour lui une forme préétablie dans laquelle l’art n’aurait qu’à se couler sans effort : le vers est ce qui affecte le plus profondément la langue. »

« Mallarmé veut, poète, «
donner un sens plus pur aux mots de la tribu », « reprendre à la musique son bien ». C’est de « l’intellectuelle parole à son apogée » que naîtra la Musique… Des procédés classiques de rimes intérieures, d’assonances et d’allitérations, des liens cachés d’étymologie, la tension - jusqu’à la ténuité - de liens métaphoriques sous-jacents, une syntaxe sinueuse, tentent de renforcer un tissage poétique d’autant plus singulier, et déconcertant, qu’inscrit parfois dans la rigueur de cadres formels éprouvés (tel celui du sonnet)… Nommer, dit le poète, est détruire la jouissance : l’idéal est de suggérer. Mais le vocabulaire exotique de l’époque, quand bien juste allusif, le mot rare qui arrête la lecture, heurtant le suivi des plans métaphoriques - le vers souffrant visiblement de ne pouvoir le résorber -, l’apposition souvent sollicitée ainsi que l’incidence (deux procédés d’allongement syntaxique faciles), témoignent la fatigue du combat solitaire. L’air vient vite à manquer à tant d’isolement … « Le monde, croit Mallarmé est fait pour aboutir à un livre »… C’est un monde poétique tout anaérobie que Mallarmé, Rimbaud lèguent au siècle suivant. »


Je demande au lecteur d’excuser mon poète. L’expression violente, radicale, vient souvent à l’artiste sensible. Tout être passionné pèche par impatience : il voudrait que sa soif, son sentiment d’un manque, cette possibilité et ce désir d’une forme qu’il se croit encore seul à entrevoir, soient ressentis de tous. Nous voir nous satisfaire des œuvres déjà faites décourage son effort. Mais surtout, nous entendre opposer la leçon des formes en vigueur, des chemins recensés, des mots d’ordre reçus - à la singularité du projet qu’il porte, peut aigrir son discours. « Il est sage de cultiver la patience » dit volontiers Vinci.

Mais il est sage encore de sentir nos œillères - culturelles, lexicales. Quelques clics sur la toile, quelques heures de vol... Voici l'Afrique, l'Inde, la Chine et cent contrées, cent mondes nous offrant leurs poètes, leurs chantres virtuoses, leurs shamans exaltés - naïfs, conscients, lucides, maîtres de leurs moyens, inspirés dans leur art. Leurs langues, classiques, dialectales, leurs styles secs ou fleuris y portent aussi bien à l’émotion intime qu’à l’introspection ou à la transe collective. Les fioritures extrêmes du kriti, le « récitatif aux huit timbres », le « chant chuchoté » - tant d’extraordinaires particularités de tous les arts du monde, les uns traditionnels, les autres récents (y compris les concerts de l’art pop, l’art vidéo, les « performances », la « culture urbaine »…) vivent manifestement hors cadre rimbaldien, mallarméen, mais saisissent le rapport au monde et rythment l’action bien plus sensiblement qu’un poème dans son livre.

La leçon n’est pas tendre. Notre religion n’est plus la bonne. Notre Terre n’est plus le centre de l'Univers. Mais nous vivons ce temps où sous toutes latitudes, de toutes nations, toutes langues, - mieux instruits des visages multiples de leur art, éclairés des progrès des sciences du langage, les poètes peuvent enfin comparer leurs approches, leurs efforts respectifs, mesurer fertilement les chemins déjà faits, œuvrer de conséquence, en conscience plus grande.

Les poètes peuvent, pourraient… Je ne suis pas naïf outre mesure. S’agissant de traquer nos codes inconscients - lexicaux, syntaxiques, phoniques et phonétiques, morpho et étymologiques - la chasse est périlleuse. Nos chimères verbales sont puissantes, difficiles à tromper, bien près d’être invincibles. Interrogeons nos sciences : la neurobiologie, la physiologie, la psychologie de nos fonctionnements perceptifs...

Dès l’approche sensorielle, dès la perception physique, - auditive de l’émission vocale sonore, visuelle de la parole écrite -, ces sciences montrent que l’oreille, que l’œil, quelle que soit la culture, adressent au cerveau des messages ponctuels (phonèmes, pixels…) qu’il reconstruit à partir des signes, des sonorités, des images, des mots et des structures d’intellection qu’il possède en mémoire, préalablement stockés. L’encéphale procède par identification et déduction rapides, quasi instantanées, affirmant le langage dans son rôle d’agent de communication. Descriptive, narrative, explicative, injonctive… Les linguistes sondant la fonctionnalité doivent dès lors intégrer ces nouveaux paramètres dans leur étude. Si complexe qu’il soit le processus échappe à la conscience par la vitesse de son opération, dans un système demande-réponse qui gouverne la plus grande partie de nos échanges humains.

Qu’une parole ne se change pas simplement dans le geste ordinaire qu’elle appelle ; qu’un propos ne tombe pas dans l’indifférence d’une réponse polie ou réflexe ; qu’une question nous arrête, qu’un assemblage de mots heurte notre habitude…, notre réflexion, notre réaction rapide ou plus lentement pesée n’en porte pas moins spontanément sur le sens de l’énoncé, sur la valeur informative du signifiant comme du signifié - inscrits déjà dans nos références : langue vernaculaire, véhiculaire, courante, littéraire, philosophique…, qu’il importe de rétablir dans les lignes de ce que nous appelons communément notre compréhension. Toute marge d’inconnu portée par le message doit être résorbée.

Littéraire, musical… L’art n'échappe pas mieux aux approches rituelles. La neurobiologie, chez les gens dits « normaux », montre l’inhibition réciproque des deux hémisphères cérébraux selon l’appréhension nécessaire à la circonstance. Une approche cloisonnée, bien étanche - spatiale ou linéaire - seule à pouvoir répondre au besoin d’art moyen : 1) Du théâtre parlé, du roman, de la prose, l’excroissance expressive dans l’ordre linéaire séduit notre cerveau - lui dont l’asymétrie constitutive en faveur du langage verbal, concernerait la région sylvienne localisée dans son hémisphère gauche ; 2) De l’orchestre, de la musique: l'appréhension requiert la dimension spatiale, résonante, émotionnelle - autre forme si l’on veut d’hémiplégie (quoi de plus étrange que d’écouter un concert...) ; 3) De l’opéra, du chant : la juxtaposition, la superposition arbitraire des formes précédentes, engendrent ce collage dont l’habitude nous cache l'expression exagérée, jusqu'à l’extravagance souvent pompeuse. Notons que, la plupart, nous goûtons sans recul ces formes culturelles codifiées, cloisonnées. Leurs limites sont les nôtres.

… Mais qu’un poète lui, sente, pressente tout autre chose… Mais que son art s’efforce, tente d’approcher ce qu’il exprime en acte - non sous forme imagée, non en récit mais comme physiquement… Où, comment l’art en lui prendra-t-il source, souffle ? Par quels actes innés, conscients, cultivés, pourra s’en incarner l’énergie singulière, - celle dont bien que l’objet semble indéterminé l’acte lui, pour certains, paraît être vital ?…

 

 

Quelques vers de Racine :

D’un temps Si préCieux quel compte puiS-Je rendre ?
Où Sont CeS-heureux Jours que Je faiSaiS-attendre ?
Quels pleurS-ai-Je SéCHés ? Dans quelS-yeux SatiSfaitS-
Ai-Je déJà goûté le fruit de mes bienfaits ?
L’univerS-a-t-il vu CHanGer Ses deStinées ?
Sais-Je combien le Ciel m’a compté de Journées ?
Et de Ce peu de Jours, Si longtempS-attendus,
Ah ! malheureux, combien J’en ai déJà perdus…


Du moins mal que je puis, je tente de rendre par les majuscules et les traits d’union le travail singulier portant sur les sifflantes (S, Z - quitte à exagérer les liaisons) et les chuintantes (CH, J), dans ce remarquable extrait de la Bérénice. L’abus de ces consonnes renvoie à l’expression radicale, élémentaire, quasi archaïque d’un être exaspéré, et comme parvenu au terme des ressources d’expression de sa langue natale. Mais toujours une tirade de Racine distribue de façon magistrale les sons élémentaires de la langue française, - langue dont les ressources vocaliques notamment, permettent au poète la richesse des modulations internes de son vers. Entre autres remarquons ici l’économie des diphtongues, des nasales, celle des « é » et des « è » alternés, le monnayage des différents sons EU (jE, quE, pEU, plEUrs, yEUx...), - et tantôt ce filage tantôt ce martèlement sonore par quoi la langue poétique se rend singulièrement consciente de son bruit. L’écrit, je le déplore, n’en rend qu’un faible compte. La mélodie de timbres, le rythme, le phrasé, demandant la voix haute - et la voix exercée.

« La voix humaine, affirme Maspero dans ses Etudes de mythologie et d’archéologie égyptiennes, est l’instrument magique par excellence, celui sans lequel les opérations les plus hautes de l’art ne sauraient réussir. Chacune de ses émissions porte dans le domaine des invisibles, et y met en jeu des forces multiples dont le vulgaire ne soupçonne ni les actions multiples ni même l’existence. Sans doute le texte d’une évocation, la séquence des mots dont elle est composée, a sa valeur réelle : pour devenir efficace, la conjuration doit s’accompagner d’un chant, être une incantation, un carmen. Quand on la déclame avec la mélopée sacramentelle, sans en modifier une modulation, elle produit nécessairement ses effets : une fausse note, une erreur de mesure, l’interversion de deux sons dont elle se compose, et elle s’annule… »

Une magie encore, mais que l’égyptologue peint sans naïveté. Ni sceptique ni crédule il s’en tient à la description d’une action rituelle dont le détail du déroulement s’est perdu. Le message visuel des papyrus, tablettes, stèles, opère faiblement à la lecture muette : le vrai charme prend chair de la voix qui le scande. Relisons nos huit vers. Ne croyons pas facile d’en dire les dessous… Sans doute l’écriture n’est-elle un premier temps que support de mémoire, ou transmission de signes à des êtres hors de portée de voix. Mais (je l’ai dit déjà) elle permet bientôt, elle permet toujours le parcours à fleur d’yeux, le survol des mots dont nous savons le sens, et mesurons la résonance aux schémas de nos habitudes de pensée. Or le regard, le souffle, le mouvement physique, toute la tension de l’être vers l’auditoire, tout ce qui fait corps avec le discours vrai, demande d’être appelé dès le papier, la page, - l’écran d’ordinateur. La poésie en fait un art très singulier.

Ainsi que l’art du chant, en sortant la parole de l’usage ordinaire, lui confère une forme élémentaire d’universalité par des repères de hauteurs, de durées, d’intensités sonores plus dépendants de l’intention et du sentiment que du sens littéral, ainsi bien des langues distinctes, au sein de cultures produites en différentes parties du monde, demandent l’écriture de leurs textes sacrés - célébrations, invocations, prières, prophéties, cosmologies…, à la poésie même. Bible, Coran, Védas et cent textes rituels, psalmodiés en maints lieux et formes de culte, témoignent de nos jours combien la foi se plaît à l’expression orale et poétique. Le parler, le prier sont mêmement couverts par l’orare latin. De l’art profane encore, - du chant à l’évidence, et même du théâtre non musical, comme la mémoire du théâtre occidental le montre - le plein succès s’attache aux qualités de l’interprétation vocale. Mais encore un constat où l’étude fait défaut. Manquent à la description l’analyse des fréquences, l’étude physiologique des processus de production, d’émission et de réception des sons de la parole, et bien entendu les récents travaux portant sur la psychologie de la perception. Maspero a beau lui, insister sur le rôle des « hommes à la voix juste », souligner « l’importance de la justesse de voix dans le résultat heureux ou malheureux de l’opération », et « le rôle prépondérant de la voix dans l’offrande, dans la prière à intention déterminée, dans l’évocation »… Il ne dit pas pourquoi, par quoi « les dieux sont liés » ; il ne définit pas la « justesse » de voix. Il concède seulement : « Le texte d’une évocation, la séquence des mots dont elle est composée, a sa valeur réelle » (Thôt maître des écrits pouvait mieux l’inspirer). La notion de valeur - de force de vie, au sens étymologique du terme - qu’il veut bien accorder comme réelle au texte non encore proféré, aussi bien tout rapport de la composition d’un texte avec sa diction, sont passés sous silence.

J’ai ébauché ailleurs, sur ces mêmes questions, des théories appuyées de la connaissance de diverses formes d’expression poétique et théâtrale, et fondées sur le travail avec les comédiens[2] . Plus, mieux que l’art du chant, la déclamation (qui en est une forme subtile, voire cachée lorsqu’elle est maîtrisée) -, élargit les structures mentales vouées à l’oralité aux champs de la spatialité et de la résonance, mais sans les cloisonner. L’homme sensible, intuitif (et habile), peut dès les temps anciens se sentir approcher par la parole soutenue - écrite, proférée - le domaine des invisibles qu’évoque Maspero, un domaine longtemps hors de notre appréhension mesurable, mais dont les avancées récentes de la science peuvent concrétiser au moins une forme de réalité… Je pense par exemple, à l’établissement du tableau des rayonnements électromagnétiques, aux observations de l’imagerie cérébrale, aux modélisations de la neurobiologie. La connaissance moderne pénètre les structures profondes, décèle les processus d'échange et d'induction de l'art et du vivant.

On trouve chez Racine un bout de chemin fait. Un stade du langage à explorer, franchir. Nous comprenons Racine si nous en sommes compris, - chantre dont la rigueur formelle, la maîtrise de l’apport lexical, le plein emploi des ressources phoniques (composition d’éléments des plus étrangers à toute idée de traduction dans une langue particulière) et le jeu syntaxique et abstrait de l’esprit transcendent le prétexte des anecdotes humaines, en même temps qu’ils dépassent nos facultés courantes d’expression. On voit comme s’élargit la signification d’une langue qui intègre les éléments préverbaux du langage : une pensée, une pesée élargie à l’expérience charnelle, corporelle, physique, d’une lente agrégation de ses phonèmes en mots, recule son désir, l’accroît, le comble de sa propre attente… Claude Fougères frissonne.


Qu’est-il possible donc à l’homme d’exprimer ? Ce que nous sentons être, sans doute, ce logos qui nous forme, et nous compose un temps avec assez de force pour nous inspirer l’erreur de nous croire durables, - plus durables que lui… Les ondes du langage n’ont-elles leurs infrarouges et leurs ultra-violets, dont les bornes sont précisément celles que l’effort poétique tente d’approcher, de dépasser... Peut-être le plaisir sensoriel de la diction - que le vers semble toujours conçu pour susciter - s’explique-t-il par la sensation d’épouser pleinement certaines régions de leur spectre phonique, et par l’excitation d’en risquer des explorations nouvelles de la profondeur ou des limites sensibles.

Le travail d’un sauvage, la foi d’un charbonnier (plutôt du type Satan), suffisent-ils à vouloir qu’un Hindou, qu’un Chinois, non francophone, sente la vertu particulière d’un poème arraché à notre langue avec maîtrise et bonheur… Les mouvements du nombre, de l’allitération, de l’assonance, de la rime parfois concourent à l’élaboration plus ou moins libre - plus ou moins contrainte - du vers. Ces éléments, j’y reviens et insiste, sont repérables indépendamment du sens d’aucune langue natale - mais je ne dis pas bien sûr, que tout idéogramme soit aisément identifiable à tel ou tel de nos morphèmes alphabétiques, - pas davantage, que tout phonème soit aisément reproductible par tout gosier. Un sonnet, un haïku, n’en sont pas moins - … pourraient n’en pas moins être… - calligraphies sonores et visuelles d’une langue projetée hors de l’usage réflexe, plus consciente qu’une autre de tous ses paramètres, qui compose les bruits de quoi les mots sont faits, dont l’articulation sonore étaie la pensée, qui fait procès au sens ; - un concentré du plus rare ou du plus simple que le génie propre à cette langue puisse produire.
Le nombre, la rime et le reste n’y paraissent plus que la conséquence du travail profond qu’ils ont appelé : la composition d’accents, de timbres, de couleurs phoniques dont le poieîn saisit et fixe les rapprochements les plus expressifs. Le poème se fait chambre de résonance : la pensée, l’expression cherchent l’accord extrême, - le point idéal où entendre et comprendre ne seraient plus qu’un mot de même sens.

Qu’une oreille chinoise, qu’une oreille péruvienne, ou française, entendent différemment les bruits de leurs phonèmes : l'immersion par naissance détermine et aiguise la perception sonore dans le champ phonétique d’une langue donnée. L’appréhension physique, proprement acoustique n’en dépasse pas moins la discrimination locale, - jusqu’à toucher les dessous du langage à quoi, plus attentive qu’une autre, plus déliée, dénouée de l’habitude, l’oreille de l’écrivain poète sensiblement s’attache.



[1] Maison des Sciences de l’Homme, Paris (24 octobre 2006 - réunion de la Société Française des Études Byronniennes) 

[2] Louis Latourre, Vers un théâtre d'art, in Paul Valéry 10 - du théâtre, la Scène et le Symbole - La Revue des Lettres Modernes, Collection fondée et dirigée par Michel Minard. Éditeur de la Série Paul Valéry : Huguette Laurenti - Lettres Modernes Minard - PARIS – CAEN 2003 _ Voir aussi : L. Latourre, Représentation d'Adonis in Adonis - PARIS, Théâtre d'Art, 1997.

 


 

 

Pour citer cet article

 

 

 

 


 

Louis Latourre, « Les dessous du langage » (version adaptée pour la revue et publiée avec l’aimable autorisation de l’auteur), in Le Pan poétique des muses|Revue de poésie entre théories & pratiques : « Poésie & Crise » [En ligne], n°0|Automne 2011, mis en ligne en octobre 2011. URL. http://0z.fr/MjeO2       ou

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-les-dessus-du-langage-86482260.html

 

 

 

 

 

Pour visiter le site de l'auteur(e)



 

Theatre d'art project  ou http://theatreartproject.com/   



Auteur(e)

 

 

 

 


Louis Latourre

 







Louis Latourre - dans n°0|Automne 2011
23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 14:37

  

 

  [invitée de la revue]

 


La poésie en crise ?

 

 

 

 

 

   

 

Marie-Ève Lacasse

  Article reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteure

 

 

 

 

 

 

 

J’aimerais revenir sur la phrase de Barthes dans Le Degré zéro de l’écriture à partir de laquelle ont été disputés différents points de vue sur la définition même de la poésie : « La poésie classique était sentie comme une variation ornementale de la prose, le fruit d’un art (c’est-à-dire d’une technique) jamais comme un langage différent ou comme le produit d’une sensibilité particulière… De cette structure, on sait qu’il ne reste rien dans la poésie moderne, celle qui part, non de Baudelaire, mais de Rimbaud. »

 


Dire des poètes post-rimbaldiens qu’ils négligent la technique (et il faudrait relire à ce sujet ce que Heidegger a écrit dans Acheminement vers la parole), pour comprendre jusqu’où la technique semble toujours être l’obstacle majeur à contourner pour avoir accès à une certaine vérité de l’être. Le problème, c’est que cette vision des poètes et de la poésie me semble aussi grossière que celle de dire que les artistes contemporains ne savent plus peindre. Au contraire, je dirais que la poésie contemporaine supporte encore moins la médiocrité et l’approximation, puisqu’elle n’a rien d’autre qu’elle-même pour justifier sa raison d’être ; il n’y a plus de rois, de victoires guerrières ou encore de dieu à célébrer ; la poésie est rarement commandée ; elle a au contraire atteint un idéal d’art pour l’art.

Il y a tout un ensemble d’idées sur la poésie colportées par le XIXe siècle dont il faudrait arriver à se défaire avant de lire les poètes du XVIIIe et du XXe siècles. L’idée de définir la poésie à partir d’une approximation, d’un flou, ou bien dire que le sens ne préexiste pas au poème, qu’il échappe à son auteur, sont des critères esthétiques propres aux poètes romantiques. En d’autres mots, parler d’une vérité insaisissable, relative et mystérieuse (parler par exemple du désir, de l’amour, de la mort, de la liberté, de la jalousie, du doute, de la nostalgie, tous ces états parfois contradictoires et difficiles à saisir et qui sont des territoires de la conscience qui excluent la science), ces états peuvent aussi se révéler à l’aide d’un bagage théorique fort.

C’est à l’opposé de cette approximation et de ce flou que se sont exprimés des hommes de lettres comme Houdar de la Motte au XVIIIe siècle.
S’il fallait que je cite à mon tour une phrase qui viendrait inverser complètement la vision barthésienne (et donc romantique) de la poésie, je citerais Jean Genet dans Notre-Dame-des-Fleurs, ce roman majeur paru chez Gallimard en 1948 qui peut aussi être lu comme un grand poème en prose : « La poésie est une vision du monde obtenue par un effort, quelque fois épuisant, de la volonté tendue, arc-boutée. La poésie est volontaire. Elle n’est pas un abandon, une entrée libre par les sens ; elle ne se confond pas avec la sensualité. » Il faudrait aussi citer Ponge, dans les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, lorsqu’il dit : « J’utilise le magma poétique, mais pour m’en débarrasser. Les Symbolistes (…) cela me répugnait, me semblait vaseux, (…) c’est-à-dire faible, lâche, déliquescent ; ça me semblait d’un lyrisme mou. »1

En d’autres mots, à une poésie romantique, inspirée, s’oppose celle d’un poète (en l’occurrence Francis Ponge) qui désire utiliser le langage pour le modifier d’une façon poétique. A cette écriture approximative, Francis Ponge oppose le lent travail de l’écriture, la précision, ainsi qu’une humble et perpétuelle volonté d’inachèvement. Si tout ceci n’est pas une technique, de quoi parle-t-on ?

Finalement, à cette phrase de Barthes, j’opposerai aussi celle de Julia Kristeva dans La Révolution du langage poétique, paru au Seuil en 1974, où elle dit ceci : « Le langage poétique est ce lieu où la jouissance ne passe par le code que pour le transformer, il introduit donc, dans les structures linguistiques et la constitution du sujet parlant, la négativité, la rupture. » Au XXe siècle, on pourrait dire que la poésie de Francis Ponge, mais aussi de plusieurs avant-gardistes, dont je parlerai un peu plus tard, opère à tous les niveaux depuis cette révolution. L’idée n’est pas d’aller chercher la poésie dans les tréfonds de l’inconscient comme l’ont peut-être fait les dadaïstes ou encore les expérimentateurs de l’écriture automatique avec les surréalistes, mais plutôt de détruire, au contraire, cette image du poète que rien ne pourrait atteindre pour laisser place, à l’égal des propos de Francis Ponge, à une poésie réfléchie et volontaire.

Pour appuyer ces propos, je me pencherai notamment sur les théories développées par un poète assez méconnu, Denis Roche, qui a écrit un nombre important de poèmes et d’articles théoriques sur la question dans la revue Tel Quel entre 1960 et 1972. (Je rappelle au passage que la Déclaration du n°1 de Tel Quel en 1960, groupe qui aura mis au monde tout un ensemble de théories littéraires dans la lignée de Barthes pourtant, mettait bien « la poésie à la plus haute place de l’esprit »). Mais avant de s’attaquer au XXe siècle, il faudrait d’abord s’intéresser aux sources de ce débat qui sont beaucoup plus anciennes.

La poésie est une branche de la littérature particulièrement marquée par des déterminations génériques traditionnelles. La volonté d’en bousculer les codes, de la remettre en question, n’est pas un débat neuf ; on a souvent oublié que ces questions ont été soulevées bien avant le XXe siècle, dans un siècle plutôt assez anti-poétique en apparences, et j’insiste sur le « en apparences » ; je parle donc du XVIIIe. On pourrait penser que dans cette période de Lumières, de philosophie, de science, de découvertes, de rigueur, il n’y avait pas de place pour les états d’âmes des poètes. Or, nous verrons en quoi, chez les poètes de cette époque, il n’y a justement pas d’opposition aussi claire entre le « fruit d’une technique » et la « sensibilité particulière » ; nous verrons au contraire des poètes qui ont chanté la science et la technique avec une véritable « sensibilité particulière », une montée en puissance du sentiment d’individualité, et un intérêt marqué pour ce que l’on pourrait appeler « l’expérience intérieure» bien avant la lettre, des découvertes qui ne sont rien de moins que les premiers balbutiements de la poésie romantique.

 

Le débat sur la poésie au XVIIIe siècle

 

 

 

a) Dans la foulée de la Querelle des Anciens et des Modernes

Il est évident que la première idée qui nous vient, lorsque l’on pense à la pauvreté de la poésie au XVIIIe siècle, est le fait qu’il s’agit avant tout du siècle du rationalisme et de l’empirisme. Il faut dire que la première moitié du XVIIIe siècle est encore aux prises avec la Querelle des Anciens et des Modernes. Au siècle d’or, deux clans d’écrivains et intellectuels se forment : d’un côté, les partisans de la suprématie antique (Boileau, Racine, La Fontaine, Bossuet, La Bruyère) qui se réclament de littérature gréco-latine, qui prônent l’imitation des genres anciens parce que selon eux les genres anciens échappent aux modes éphémères ; d’un autre côté, leurs adversaires sont plutôt des auteurs jeunes (Charles Perrault, Fontenelle), des mondains et des amateurs de genres nouveaux (opéra, contes, romans) qui croient à l’innovation, et posent surtout la question du progrès en art. Pour les Anciens, le progrès est impossible ; (La Bruyère : Préface du Discours de réception à l’Académie Française : "Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent"). Tandis que pour les Modernes, le progrès est essentiel : (Charles Perrault, Parallèles des Anciens et des Modernes : "Le temps a découvert plusieurs secrets dans les arts, qui, joints à ceux que les Anciens nous ont laissé, les ont rendus plus accomplis").
Les conséquences de cette querelle ne sont pas négligeables. La remise en cause des modèles du passé ébranle les notions de tradition et d’autorité. Au XVIIIe, le goût classique ne peut plus imposer son esthétique qui puise uniquement dans l’Antiquité, et l’esprit critique qui résulte de l’affrontement va s’imposer. La Querelle des Anciens et des Modernes annonce ainsi la philosophie des Lumières.
Mais les Modernes ne se contentent pas seulement de mettre en cause la supériorité de l’Antiquité gréco-latine et le poids de la tradition ; ils dénoncent aussi le formalisme d’une poésie guindée dans ses règles. Comme le feront plusieurs poètes du XXe siècle, les poètes du XVIIIe comme Houdar de la Motte, Du Bos, André Chénier, remettent en question les matériaux formels propres à la poésie : syntaxiques, énonciatifs, rhétoriques, métriques, phonétiques, de même que la longueur des vers et surtout la sacro-sainte rime.

b) Le débat sur la rime

Les poètes du XVIIIe « mettent non seulement en cause la rime, mais aussi la frivolité de la poésie, la hiérarchie du vers et de la prose, les vertus de la rime, le rôle de l’inspiration, et les notions de décadence ou de progrès littéraire. »

D’un point de vue purement rhétorique, il me semble que le débat le plus intéressant concerne la rime. Je voudrais citer un extrait de la préface de Michel Delon dans son Anthologie de la poésie française, parue chez Gallimard dans la collection "Poésie" en 1997, qui parle de ce débat : « Les assonances et la rime constituent des moyens mnémotechniques, des marques qui rythmaient la mémoire et l’échange verbal. La poésie était d’abord chanson, air d’opéra, déclamation théâtrale, profération des vers. » (p.13) En d’autres mots, au XVIIIe, la rime était devenue une contrainte inutile que l’on remettait enfin en question.

Sylvain Menant, professeur de littérature à la Sorbonne, a mené une importante et rare enquête sur ce qu’il a appelé la « crise de la poésie française au XVIIIe siècle ». Le fruit de ses travaux a été publié sous le titre de La chute d’Icare : la crise de la poésie française 1700-1750, édité par la Librairie Groz, Genève-Paris en 1981. J’insiste sur les dates pour dire à quel point on a paresseusement négligé l’importance de la poésie au XVIIIe siècle. Tous ces travaux, toutes ces questions font l’objet de recherches récentes.

Ces questions sont soulevées dans plusieurs poèmes de cette époque, et j’en citerai un de Houdar de La Motte :

« Ainsi la raison sait nous plaire ;
Partout elle charme, elle éclaire
L’esprit avide qui la suit.
Mais une poésie outrée
N’en fait qu’une beauté plâtrée,
Et, voulant l’orner, la détruit. »

Le cœur du débat, c’est la peur que la poésie soit considérée comme une sorte d’éloquence vide, un simple ornement ou un détour inutile supplémentaire. Mais à l’opposé de Houdar de la Motte, quelqu’un comme Fontenelle (Bernard le Bouyer de) (1657-1757) qui avait pris parti pour les Modernes dans la querelle des Anciens et des Modernes: « J’avoue que la poésie, par son langage mesuré qui flatte l’oreille, par l’idée qu’elle offre à l’esprit d’une difficulté vaincue, a des charmes réels. »

c) La raison et la passion

Il est vrai que le problème au XVIIIe siècle, c’est que la poésie, désormais au prise avec une remise en question profonde de ce qui la constitue comme genre, doit trouver non seulement des sujets mais aussi un souffle neuf dans le développement des sciences et de la philosophie. Comment chanter les découvertes de la science ? La solution se trouve peut-être dans ce vers de Jacques Delille (1738-1813), a écrit ce vers qui me semble englober tout ce qui fait le caractère complexe, contradictoire et passionnant de ce siècle: « Tout entre dans l’esprit par la porte des sens. » En d’autres mots, les écrivains Français du XVIIIe siècle sont partagés, et on le voit notamment d’une manière éclatante chez Jean-Jacques Rousseau, entre une grande rigueur intellectuelle et un intérêt marqué pour les élans de la chair. La poésie amoureuse et libertine, parfois pornographique du XVIIIe siècle en offre un bon exemple : le désir est force créatrice sur le plan de l’esprit.  Par la forme provocante de ce langage, aucune théorie ne parvient à s’accrocher et à justifier un tel débordement de sensualité ; d’un autre côté, la poésie libertine est propice à un apaisement du désir, et laisse l’esprit libre de se concentrer aux réflexions philosophiques. On observe cela dans la composition des romans du Marquis de Sade : dans la Philosophie dans le boudoir, ou encore dans Histoire de Juliette, par exemple, chaque scène de luxure laisse place à des passages philosophiques, avant de revenir à une autre scène pornographique, puis philosophique, etc, dans une logique sans cesse circulaire.  

Il y aurait peut-être aussi une explication politique et psychanalytique à donner par rapport à ce duel entre la philosophie et la poésie, entre la raison et la passion dans la littérature poétique du XVIIIe. Ce que l’on constate, c’est que la pléthore de poèmes écrits sous Louis XV et Louis XVI nous donne bien la preuve que « L’histoire de la poésie ne s’arrête pas avec l’avènement de la raison. » Dans le contexte pré et post-révolutionnaire  qu’a été le XVIIIe siècle, le monde pastoral des poètes mais aussi les opéras, les tableaux, les gravures ou les chansons qui en dérivent, devient le refuge de l’imagination angoissée. (on n’a qu’à penser au charme surnaturel des peintures de Fragonard ; comme dit René Char, "le bonheur n’est peut-être ici que de l’anxiété différée"). On ne peut oublier que, pour les nobles à qui ces poèmes, ces opéras et ces tableaux sont destinés, et pour le peuple qui sait peut-être inconsciemment qu’il assassinera son roi, c’est le règne du libre-arbitre, du Je, de l’individualité qui commence à poindre et prendra la place que l’on sait au XIXe siècle ; une réaction d’intériorisation se produit alors. Dans un sens plus psychanalytique, l’angoisse inhérente à la perte d’un surmoi (dieu, ou le roi) provoque des réactions de défense et laisse une place plus importante à l’émancipation du Moi. Voilà qui expliquerait peut-être la non-contradiction entre ce siècle de science mais aussi, en raison de son contexte politiquement angoissant et violent, de poésie.

En plus de toutes ces hypothèses, j’ajouterais celle de Michel Delon qui rejoint les théories sur l’histoire de la lecture et de l’esthétique de la réception : « Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, la diffusion des recueils lyriques comme celle des romans sensibles suppose de plus en plus une lecture individualisée, un tête-à-tête avec le livre, une intimité solitaire entre la poésie et son lecteur ou sa lectrice. L’émotion s’intériorise et le code ne s’énonce plus scolairement. »(p.13) Pour le dire autrement, l’émergence d’une poésie plus intime est devenue possible parce que, au tournant du siècle, plutôt qu’être déclamée dans les salons, elle investit la sphère silencieuse de la vie privée.

d) Différentes catégories de poèmes au XVIIIe siècle

Dans cette poésie qui se cherche, plusieurs styles et courants poétiques s’illustreront au cours du XVIIIe : la poésie pastorale, le conte, la chanson, la poésie de circonstance, la poésie érotique, les poésies dites fugitives, c’est-à-dire les vers qui accompagnaient les fleurs, les fruits et tous les cadeaux qui circulaient d’un hôtel à l’autre, donc qui n’étaient pas destinés à la publication ou à un travail métaphysique mais simplement à célébrer le quotidien dans toute sa mondanité et sa jouissance, et finalement les poèmes historiques, héroïques et patriotiques. 

 "La crise de la poésie française n’est donc pas, comme voulaient le faire croire les ennemis de la nouveauté, une crise du sentiment poétique, causée par l’abus de la raison géométrique. Fontenelle a été l’un des défenseurs de la pastorale, Voltaire s’émeut avant même de penser, Rousseau est à la fois le logicien implacable des Discours et du Contrat social, et le modèle des âmes sensibles."

Voici ce que disait Sylvain Menant en conclusion de son livre. Le professeur propose de lire la poésie du XVIIIe non pas comme un travail achevé, mais comme l’inévitable pont vers le très poétique XIXe siècle. Il écrit, p.357 : « Loin d’être figée, la poésie est animée d’une insatisfaction permanente, qui fait sa richesse et l’empêche de produire des chefs-d’œuvre. Nul doute que dans l’histoire, une telle période constitue un moment de transition. Mais l’enjeu est d’une rare importance : de cette crise va sortir la figure du poète moderne. Plus jamais il ne sera enfermé dans les compartiments des poétiques anciennes : si les formes survivent, les genres s’effacent, alors même que la prose foisonnante en invente. »

 


Conclusion



Il est étonnant de voir à quel point le genre poétique suscite toujours des réactions épidermiques dans des contextes politiquement fragiles : au XVIIIe siècle, on a parlé de pré et de post-révolution ; au XXe siècle, les théories isouïennes se développent juste après la deuxième guerre mondiale en 1946, et pour Roche, juste avant Mai 68. Etant le comble de l’inutilité, le genre poétique, est, dans ces contextes d’instabilité, toujours remis en cause : il faut le supprimer, ou le justifier, mais dans tous les cas, la poésie et sa pseudo-fonction d’apparat posent systématiquement problème. D'où son caractère révolutionnaire.

 

 

 

 

 

Pour citer cet article


 

Marie-Eve Lacasse, « La poésie en crise » (article reproduit avec l’aimable autorisation   de l’auteure), in Le Pan poétique des muses|Revue de poésie entre théories & pratiques : « Poésie & Crise » [En ligne], n°0|Automne 2011, mis en ligne en octobre 2011.

URL http://0z.fr/CJh3M         ou

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-la-poesie-en-crise-85217119.html

 

 

 


Pour visiter le site de l'auteur(e)



  La vie de biais - La poésie en crise ? ou  www.marie-eve-lacasse.net/  



 

Auteur(e)

 

 

 


 Marie-Ève Lacasse




Marie-Ève Lacasse - dans n°0|Automne 2011
23 octobre 2011 7 23 /10 /octobre /2011 14:37

Femmes

 

 

Comme des vagues vers une côte se dirigeant, défilent le sort  des femmes sous le regard du temps impassible qui, à l’usure emporte leurs chairs. Griffures du destin déchirant bien des cœurs abandonnés.

Les unes glissent vers les abîmes sur un dernier souffle, un râle brûlant semant le désespoir, Et coulent les peines en rivières au goût amer.

Les autres se blottissent dans des bras secours attendant que s’ouvrent les yeux sur un souffle d’espoir.

Ainsi l’être se veut maître du vivre,  la femme dans  son regard, il reste scrutant,   allume ou éteint  son temps,  décide de son parcours d’un pas long ou court qui lentement perd de ses droits  jusqu’à disparaître…. Dans un nuage noir.


 

Fialyne.H.Olivès

 

 

 

 

 

 

 

 

Née quelque part

 

 


 

 

    

   Seule, étendue sur le divan de l'oubli,
   L'esprit gris promenant à son gré son errance
   Sous le regard  muet de  toute indifférence,
   Tandis que le temps secret passe en emportant
   Dans ses mille bras retords son sort  sanglotant.
     
     
   Ses pleurs nus se jettent à la mer en ruisseau,
   Peu importe ; les larmes ne sont que des eaux ,
   Qu'importe ;  quand la colère monte très haut
   Elle suivra son cours pour s'évanouir en peine
   Sur la même rive vraie, puis s'éteindre  vaine.
     
   Elle feuillette les jours au souffle de ses nuits.
   Entre ses paupières brille l'unique vœu :
   Rechercher ses racines et trouver ses aïeux !
   Arroser de source sûre  sa graine d’âme,
   Pour que repousse alors fort son arbre de vie,
   Et reviennent ses rêves fous et ses envies.
     
   Ses yeux pers admirent la lune qui se pare
     Étendant sa crinière, fière d'être belle ;
   La clarté dans sa douceur  anime  le ciel
   Réveillant les amours éteints  qui étincellent
   Dans la nuit du silence,  tels  des perles rares.
     
   Ainsi se pâme l'astre de nuit rassurante
   Quand, pleine et mûre elle affirme  son existence ;
   Lointaine,  elle pleure de vivre qu'à demi
   Puisque son moi est amputé d’une partie
   Perdue  ailleurs dans le brouillard dru de l'absence.
     
   Elle voudrait offrir à ses yeux lourds le sommeil,
   S'habiller vertement du feuillage de l’ancêtre,
   Recousant ses tiges des deux demis puis être ;
   Soigner sa blessure vive et enfin en guérir ,
   Vivre enfin son moi plein avant que de mourir.

 


   
  
Fialyne.H.Olivès

  
  

 

 

 

Le bleu de la mer

 

 

 


 

 

Mon regard caresse l'abîme de la mer ;
Il souffle dans les eaux noyant le fil amer ;
Déboire de la mort, présence qui torture, 

Signe l'absence d'une douleur qui perdure.
         
Vois-le traverser nu le brouillard de l’enfer.
Sans phare, il navigue en bateau solitaire,
Le hasard du « gré-mûr » l’emporte en son sillage …
Qu'importe la voie et qu'importe le rivage.
         
Se déchaînent les vagues en râlant de colère.
Pâle, monte une plainte au destin malheureux
Qui perd ses secrets nés dans son parcours houleux.
         
Le soleil généreux, de sa claire lumière,
Répand ses reflets d'argent sur le tapis bleu ; 

De mon père ondule l'image de ses yeux.
         
         
Fialyne H Olivès

 

 

 

 

 

Le rêve dIlda

 

 

 


 



Ilda ferme ses yeux si beaux
Entre ses longs cils, s'enfuit l'eau.
Sur ses joues, se versent  en rivières
Elle rêve. Elle suit la lumière.

Entre ses longs cils, s'enfuit l'eau
L'espoir scintille sur les flots
Elle rêve, elle suit la lumière
Sur le chemin de ses prières.

L'espoir scintille sur les flots
Les reflets dansent sous le soleil ardent
Sur le chemin de ses prières
Elle court, dans les vertes prairies erre.
 
Les reflets dansent sous le soleil ardent
Ils miroitent sur son visage innocent
Elle court, dans les vertes prairies erre
Le vent  soulève de fines poussières.
 
Ils miroitent sur son visage innocent
Un sourire s'y dessine ravissant
Elle court, dans les vertes prairies erre
Le vent soulève de fines poussières.
 

Un sourire s'y dessine ravissant
Les anges tournent en dansant
Elle court dans les vertes prairies
Elle est heureuse et elle sourit.


Les anges tournent en dansant
Les bras du ciel s'ouvrent l'enlaçant
Elle est telle une princesse de château
Dans le cœur du prince brille des mots.
 
Les bras du ciel s'ouvrent l'enlaçant
Les nuages émus glissent en pleurant
Dans  le cœur du prince, brille des mots
S'y blottit son âme et porte l'anneau.


Les larmes de bonheur du prince coulant
S'y blottit  son âme et porte l'anneau
Les nuages émus glissent en  pleurant
Ilda ferme ses yeux si beaux.

 

  Fialyne.H.Olivès
 

 

 


 

Dans la paume d'une main

 

 

 




 

Des images me reviennent,

Telles des gifles et je revois...

Je revois dans une paume,

Des femmes et des hommes

Aux mains qui écrasent,

Qui tuent

Aux mains qui saignent,

Qui se tiennent si fort...

Si fort.

Des mains qui pansent,

Qui murmurent :

Lève-toi...

C'est ta terre qui s'effrite

Frappée en plein cœur

Et ton toit se broie

Mais ne pleure pas

Même...

Même quand la mort frappe,

Quand tout se noie

Sous la pluie  rebelle

Sous les vagues assassines

Quand tout craque

Sur une terre qui vacille

Et que tout est ruine

Ne pleure pas...


Dans le creux de la main

Que de sang et de cris

Que de sang et de pleurs !

Et je pleure
L’enfant qui a faim
L’enfant qui meurt…

Pleure ô mère pleure !
Quand poussent des tiges d'aciers
Qui fleurissent sur les corps

Pleure...

La tristesse d’un jardin noir ...
D’un  fleuve rouge-sang

D’un silence discret
Qui fredonne sur les tombes
La symphonie des sorts.

 

 

 

Fialyne.H.Olivès

 

 

 

 


Fleur de jasmin

 

 

 


 


 

 


Je serai là-bas sur ce blanc nuage
Comme toujours silencieuse et sage.
Je serai sous les rayons du soleil
Dans cette lumière qui me veille
Dans un lit de pétales, sur cette terre
Sous le vent qui fredonne ses airs
Je serai durant cette belle saison
Quand le bleu azur donne raison
A l'espoir où se répand l'amour
Et la lune l'éclairant comme le jour
Quand la nuit lentement descend
Dans les yeux, les étoiles dansant.
Je serai là, sur cet arbre si petit
Je serai ta fleur douce, épanouie
Et dans ton
cœur vibrera le souvenir
De nous, sur ce chemin des soupirs
Tu me poseras au creux de ta main
Disant 'je t'aime, ma fleur de jasmin'
.

 

Fialyne.H.Olivès

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

Raconte-lui

 

 


 



 

Conte-lui des histoires et laisse-la rêver
Raconte-lui le temps d’il était une fois
D'un prince d'orient, d'une reine ou d'un roi
De la belle perdant et la vue et la voix,
D'un jeune cavalier ou d'un homme de loi.

Conte-lui ces récits d’il était une fois
De la bête vivant cachée dans la forêt,
Et de l’enfant fragile qui s’y promenait
Ou la douce beauté qui s'y perd en chemin
Raconte-lui la Blanche Neige et ses sept nains.

Raconte-lui comment ils furent tous sauvés

Assure-la bien fort qu’elle aussi le serait.
Raconte-lui des contes et laisse-la rêver,
Si le monde est trop dur pour pouvoir avancer ;
Conte-lui des histoires et laisse-la aller.

 

 

  Fialyne.H.Olivès
 

 

 


 

 

 

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http://www.ilv-edition.com/librairie/sous_les_jasmins.html

 

 

 

                

 

 

 

Pour citer ce(s) poème(s)



 

 

 Fialyne.H.Olivès, Femmes, Née quelque part , Le bleu de la mer, Le rêve d'Ilda, Dans la paume d'une main, Fleur de jasmin, Raconte-lui, (poème(s) reproduit(s) avec l’aimable autorisation  de l’auteure), in Le Pan poétique des muses|Revue de poésie entre théories & pratiques : « Poésie & Crise » [En ligne], n°0|Automne 2011, mis en ligne en octobre 2011. URL. http://0z.fr/CYhHu       ou

URL. http://www.pandesmuses.fr/article-n-0-poemes-de-fialyne-h-olives-85133187.html

 

 

 

 

 

 


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 Fialyne.H.Olivès 




 



 

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