Dossier majeur | Textes poétiques
Lettre à Maison de retraite
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Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions tituli
© Crédit photo : 1ère et 4ème de couverture d'Une dernière brassée de lettres
Alignés comme noix sur un bâton, ils te regardent, ces retraités de la quatrième heure. Pour s’évader peut-être, de tes si jolis murs où poussent les fleurs de papier. Des fleurs, pourquoi pas, ose un larynx, mais pas que des chrysanthèmes ! Un silence éloquent étouffe le râleur. Certains fixent leurs bouts de chaussons troués, se disant que la feutrine est bien passagère et que le repas du dernier soir va arriver : triomphal remue-ménage pour pitance et tisanes délavées, le docteur ayant ordonné régimes secs et carafes d’eau pure.
Tu les appelles résidents car ils résident sans résister. Ou par leurs prénoms, comme si ce rapport de dépendance te donnait des droits sur eux, telle une maîtresse d’école. À moins que l’un d’eux ne s’indigne. Heureusement, on a les moyens d’étouffer les printemps gériatriques !
Jeanne, tu te l’es appropriée, elle qui tombait cent fois à domicile. Son fils avait juré de la laisser chez elle. Il a pleuré quand rien n’était plus possible, quand tu t’es emparée d’elle. Tu l’as mise en chaise, alors qu’elle pouvait encore marcher. D’allure secourable, le verdict fut prison à perpétuité. Il fallait surtout relever le score de dépendance, question subsides et comptes de fin d’année.
Affriolants stratagèmes pour survie en déroute. Tu t’es faite l’arrogante professionnelle de familles à bout de souffle.
Dès lors, Jeanne est ta chose. La perle rare a été enfilée sur ta ficelle pour devenir collier. Il faut manger ! Et la cuillère s’enfourne dans la bouche édentée.
Bien sûr, il y a cette infirmière noire qui l’a prise dans ses bras encore chauds des savanes, l’Indonésien qui la regarde comme sa mère, le monsieur d’Algérie qui lui apporte dans ses poches un morceau de soleil. Il y a les rires de ces jeunesses vivifiant la mère-grand qui a perdu son Chaperon. Beaucoup de patience, des mots jolis et un cornet d’affection.
D’autres rangent les hères, juste après la biscotte du soir, sur les claies d’un automne exsangue, pendant que tu polis tes factures détaillées : l’industrie des vieux jamais ne se contente de bons sentiments.
On tourne le bouton. Il est vingt heures trente, la télévision est rassasiée. Le lit est impatient, la veilleuse pointe son nez. Colloque vite fait, noix alignées. On change d’équipe comme on a changé les couches. Madame sonne pour sa deuxième camomille : on tire la prise, c’est vite réglé. Ose-t-elle protester ? C’est qu’on a les moyens. Une eau tiède et sa pilule immaculée : mais si, Jeanne, pour ne pas avoir de nuit blanche. Hop sur la langue, pas besoin de dentier !
Les fleurs de papier se sont éteintes comme flammes qu’on souffle. Rebelles et insoumis sont entrés dans leur camisole chimique. Et pourvu qu’ils ne fassent pas leur attaque cette nuit. Les bien-nommés patients peuvent attendre demain.
Tu as digéré tes hussards disloqués. La retraite de Russie a fait le deuil de sa Bérézina. Leurs artères se glacent : rassure-toi, nul ne va s’évader.
Jeanne lève le petit doigt. Mais elle est dans le noir. À la télévision de la veilleuse, le film va commencer.
* Extrait d'Une dernière brassée de lettres, Éditions tituli, Paris, 4e trim., 2016.
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Claude Luezior, « Lettre à Maison de retraite », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/maison-de-retraite.html
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