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Le deuil éluardien
Illustration de
© Crédit photo : illustration de Martine Sechoy-Wolff, n°3
Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, Paul Éluard a quarante ans. Il est mobilisé dans l’administration de l’armée et est cantonné à Mignières dans le Loiret où Nusch, son épouse, le rejoint . Le poète est démobilisé en 1940 et le couple regagne son appartement de la rue Max Dormoy à Paris. En 1942, Éluard demande sa réinscription au PCF clandestin et publie des tracts et des poèmes que Nusch transporte dans des boîtes à confiseries . L’année suivante, avec son ami écrivain Jean Lescure, il rassemble les textes de nombreux poètes résistants et publie un ouvrage intitulé L’Honneur des poètes qui fera l’objet d’une féroce polémique au sortir de la guerre (Benjamin Péret répondra par Le déshonneur des poètes). Dans L’Honneur des poètes, les poètes chantent l’espoir, la liberté et la fraternité face à l’envahisseur.
À la Libération, fêté avec Louis Aragon comme le grand poète de la Résistance, Paul Éluard est un poète comblé tandis que sur un plan plus personnel, son histoire d’amour avec Nusch1 ne souffre d’aucune ombre :
Je t’ai faite à la taille de ma solitude
Le monde entier pour se cacher
Des jours des nuits pour se comprendre
Pour ne plus rien voir dans tes yeux
Que ce que je pense de toi
Et d’un monde à ton image
Et des jours et des nuits réglés par tes paupières2
Durant l’immédiat après-guerre, le poète met sa poésie au service d’actions sur le terrain. Il anime ainsi des tournées de débats dans les lycées, les usines et enchaîne les lectures de poèmes à Prague, Rome ou Athènes.
Cette euphorie sera de courte durée. Le 28 novembre 1946 survient ce que le poète appelle « le jour en trop », Nusch, compagne et muse du poète depuis dix-sept ans meurt d’une hémorragie cérébrale :
Mon amour mon petit ma couronne d’odeurs
Tu n’avais rien à faire avec la mort
Ton crâne n’avait pas connu la nuit des temps
Mon éphémère écoute je suis là je t’accompagne
Je te parle notre langue elle est minime et va d’un coup
Du grand soleil au grand soleil et nous mourons d’être vivants3
Paru quelques mois après sa disparition, le recueil Le temps déborde est tout entier consacré à Nusch. Le poème En vertu de l’amour est exemplaire de la cassure ressentie par le poète. En effet, la rédaction de ce poème a démarré la veille de la mort de Nusch et s’est poursuivie le lendemain :
J’ai dénoué la chambre où je dors, où je rêve,
Dénoué la campagne et la ville où je passe,
Où je rêve éveillé, où le soleil se lève,
Où, dans mes yeux absents, la lumière s’amasse.
Monde au petit bonheur, sans surface et sans fond,
Aux charmes oubliés sitôt que reconnus,
La naissance et la mort mêlent leur contagion
Dans les plis de la terre et du ciel confondus.
Je n’ai rien séparé mais j’ai doublé mon cœur.
D’aimer, j’ai tout créé : réel, imaginaire,
J’ai donné sa raison, sa forme, sa chaleur
Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire.
27 novembre 1946.
Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six
Nous ne vieillirons pas ensemble
Voici le jour
En trop : le temps déborde.
Mon amour si léger prend le poids d’un supplice4
Le lecteur ne peut qu’être troublé par le dernier vers du 27 novembre – « Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire » – en ce qu’il décrète l’immortalité pour celle qui mourra le lendemain. Et le vers suivant « Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six » écrit en toutes lettres comme pour rendre visible ce temps qui déborde. Tout au long du recueil Le Temps déborde, le poète se replie sur lui-même, effeuillant les pages d’un calendrier qui l’éloigne inexorablement du « jour en trop ». Pour la première fois de son existence, Éluard s’avère incapable d’éloigner l’obscurité : « Mes yeux soudain horriblement / Ne voient pas plus loin que moi / Je fais des gestes dans le vide / Je suis comme un aveugle-né / De son unique nuit témoin5 ». Mais très vite, à force de faire « des gestes dans le vide », le poète voit également se dérober la « vision » poétique puisque les mots mêmes le quittent : « Tout le souci tout le tourment / De vivre encore et d’être absent / D’écrire ce poème / Au lieu du poème vivant / Que je n’écrirai pas / Puisque tu n’es pas là6 ». Le poème Notre vie constitue un précipité de l’état d’esprit d’Éluard à ce moment-là :
Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie
Aurore d’une ville un beau matin de mai
Sur laquelle la terre a refermé son poing
Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires
Et la mort entre en moi comme dans un moulin
Notre vie disais-tu si contente de vivre
Et de donner la vie à ce que nous aimions
Mais la mort a rompu l’équilibre du temps
La mort qui vient la mort qui va la mort vécue
La mort visible boit et mange à mes dépens
Morte visible Nusch invisible et plus dure
Que la faim et la soif à mon corps épuisé
Masque de neige sur la terre et sous la terre
Source des larmes dans la nuit masque d’aveugle
Mon passé se dissout je fais place au silence7
La mort vécue, formule paradoxale s’il en est, décrit l’immense tristesse d’Éluard. La parole éluardienne semble, en outre, avoir coupé les ponts avec l’Autre alors même qu’elle s’est toujours abreuvée de façon très généreuse à la source de l’Autre. En effet, Éluard, d’ordinaire si prompt à réunir les Hommes à travers son chant, se retrouve rapidement désemparé lorsqu’il s’agit de parler et de vivre sa relation aux autres : « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres8 ». Sans doute alors, le retour à la vie du poète ne pourra pas faire l’économie d’un pas vers l’Autre. Et le cheminement emprunté par Éluard pour retrouver trace de l’Autre va s’avérer extrêmement fécond.
C’est tout d’abord avec la parution de Corps mémorable en 1947 que le poète semble retrouver une certaine joie de vivre. D’un érotisme prégnant, ce recueil est dédié à Jacqueline Trutat ; « Jacqueline me prolonge9 » écrit le poète dans sa dédicace. Cette dernière, avec son compagnon, Alain, aide Éluard à surmonter l’épreuve de la perte de Nusch. À la demande du poète, Jacqueline et Alain s’installent chez lui et l’accompagnent dans ses différents déplacements à l’étranger. Petit à petit, une expérience amoureuse et érotique naît entre eux trois et le poète retrouve alors « le désir de durer » :
Parfois je prends tes sandales
Et je marche vers toi
Parfois je revêts ta robe
Et j’ai tes seins et j’ai ton ventre
Alors je me vois sous ton masque
Et je me reconnais10
Durant l’année 1948, ce chemin vers une réconciliation avec l’Autre se poursuit grâce à l’écriture des Poèmes politiques. La mention qui titre la première partie de cet ouvrage – De l’horizon d’un homme à l’horizon de tous – ne souffre d’aucune équivoque. Le choc de la mort de l’aimée fait prendre conscience au poète de la misère des autres. Au fur et à mesure de l’avancée du recueil, Éluard s’ouvre aux autres, il n’est plus seul et veut partager son envie de vivre à nouveau. La cassure, si douloureuse soit-elle, se fait renaissance. Néanmoins, les premiers « poèmes politiques » apparaissent toujours aussi désespérés. Ainsi, dans Chant du dernier délai, Éluard affirme : « Noire c’est mon nom quand je m’éveille / Noir le signe qui me tracasse / Qui grimace moule à manies / Devant le miroir de ma nuit / Noire c’est mon poids de déraison / C’est ma moitié froide pourrie11 ». Pourtant, le poète opère bientôt sa mue et écrit quelques pages plus loin : « Et par l’entremise des sens, peu à peu renaissait la solidarité […] De nouveau, les hommes se rassemblent et le malheureux se reprit à leur sourire, d’un sourire peut-être un peu moins aimable qu’avant, mais plus juste, meilleur12 ». Cette acceptation progressive de la perte irrémédiable de l’aimée conduit Éluard à renouer tant bien que mal les fils d’un dialogue tragiquement interrompu. Les mots que le poète affectionnait jadis retrouvent vie sous sa plume. Il confesse pourtant bien vite que la douleur du deuil est toujours présente puisque « les liens de la mort [l]e retiennent encore » :
Laissez-moi donc juger de ce qui m’aide à vivre
Mon désir de fraîcheur a consumé les fièvres
Neige sous le soleil je suis né d’une femme
Parfois j’ai sa vertu
Le golfe de son ventre fait les hommes libres
Vivre c’est partager je hais la solitude
Les liens de la mort me retiennent encore
Je n’embrasse vraiment personne comme avant
Le pain était un signe de félicité
Le bon pain qui nous rend plus chaud notre baiser13
Le dernier vers de la première partie des Poèmes politiques laisse à penser que le poète est sur la voie de la résilience : « L’enfant rajeunissant d’homme en homme et riant14 ». Le recueil se découpe ensuite en deux parties distinctes l’« Avant » et l’« Après » retraçant la difficile marche du poète vers les Hommes. L’« Avant » correspond à l’attitude du poète vis-à-vis des autres lorsque Nusch était encore auprès de lui et l’« Après » expose les douloureux moments suite à sa disparition. « Après » s’ouvre sur le poème Dit de la force de l’amour qui s’achève sur ce vers, « Tu rêvais d’être libre et je te continue15 ». Le lecteur se trouve ainsi de nouveau en présence d’un indice prouvant les retrouvailles du poète avec l’Autre. Les Poèmes politiques se closent enfin sur ce très beau vers significatif de l’ouverture définitive du poète au monde : « Chaque visage aura droit aux caresses16 ». D’une souffrance personnelle, Éluard en vient ainsi à dire la souffrance collective à travers un retour à la vie qui le fait regarder à nouveau ce qui se passe dans le monde qui l’entoure.
Ce lent retour à l’Autre est également marqué par un nouveau désir du poète, celui de renouer le dialogue avec les poètes du passé. La parole politique amorcée dans les Poèmes politiques trouve ainsi un prolongement original lorsqu’Éluard se plonge dans une relecture passionnée des poètes du passé. Pour lui, les poètes sont des « frères » qui ont commencé à frayer un chemin, chemin que lui-même emprunte et que d’autres, demain, suivront à leur tour pour chanter sans relâche les beautés du monde. Pourquoi une telle entreprise ? Parce que le poète doit prendre conscience « de son âme ancienne, son âme héréditaire qui s’éparpille sur son chemin17 ». En 1947, Éluard rédige ainsi la préface d’un ouvrage qu’il intitule Le meilleur choix de poèmes est celui que l’on fait pour soi (1818-1918) et insiste sur la subjectivité de son entreprise : « Pourtant, faute d’un miroir commun, nous échangeons notre portrait. Je vous offre aujourd’hui l’un des miens, le plus hospitalier, sinon le plus ressemblant : les poèmes que j’ai le plus aimés. Donnez-moi le vôtre et nous confronterons nos goûts ; nous réduirons nos différences18 ». Quatre ans plus tard, il poursuit cette relecture des poètes passés en rédigeant la Première Anthologie vivante de la Poésie du Passé : « On n’est jamais poète, ni lecteur de poèmes, sans un brin d’oisiveté (…) Cette vacance dépend de la somme des soucis que nous donnent les malheurs, les luttes, les certitudes de nos frères. La poésie dépend, notre passé en est témoin, de la vie triomphante19 ». Avec ces deux anthologies, Éluard se fait le passeur entre les poètes des siècles antérieurs et les Hommes d’aujourd’hui.
Ce retour à l’Autre, par le biais de la parole poétique, n’empêche pas le poète de s’engager sur le terrain. En mai 1949, il se rend ainsi en Grèce aux côtés des partisans qui combattent pour un régime démocratique sous les ordres du général Markos contre les soldats de l’armée monarchiste dans les montagnes macédoniennes du Grammos et du Visti. Durant ce voyage, le poète écrit à sa fille quelques mots qui sont le plus bel exemple d’un retour du poète au sein de la communauté des vivants : « Je fais un merveilleux voyage en Grèce libre. Je vis là, réellement, toute une époque de ma vie. Les combattants et les combattantes sont prodigieux de courage, d’espoir et de beauté […] La nuit dernière, quatre mille paysans et soldats nous portaient en triomphe. On avait lu mon poème Athéna. C’était un meeting pour la paix mondiale et tous chantaient, dansaient…20 » Le recueil Une Leçon de morale qui paraît en 1949 célèbre alors les retrouvailles de la littérature et du militantisme : « Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens, faute de tout perdre. Contre toute morale résignée, nous dissiperons la douleur et l’erreur. Puisque nous avons eu confiance21 ». Cette même année, Éluard rencontre Dominique22. La douleur du deuil se fait résurrection, comme en témoigne, en 1951, le titre du recueil Le Phénix. Dans le poème La mort l’amour la vie dont les mots du titre ne sont séparés par aucun signe de ponctuation, le poète parle à nouveau de sa difficulté à supporter la mort de Nusch : « Je voulais désunir la vie / Je voulais partager la mort avec la mort / Rendre mon cœur au vide et le vide à la vie ». Pourtant, lorsqu’il s’agit de décrire son chagrin, Éluard n’emploie plus le présent mais l’imparfait ; Dominique est arrivée : « Tu es venue le feu s’est alors ranimé / L’ombre a cédé le froid d’en bas s’est étoilé / Et la terre s’est recouverte / De ta chair claire et je me suis senti léger23 ». Tout au long de ce poème, la rencontre amoureuse s’assimile aux retrouvailles du poète avec la lumière : « J’allais vers toi j’allais sans fin vers la lumière », « le feu », « le rayon de tes bras entrouvraient le brouillard ». Ce que la disparition de l’être aimé avait détruit, l’amour pour Dominique le fait revivre. Le sentiment amoureux redonne espoir, confiance et inspiration au poète.
Tout au long de son œuvre, Éluard s’est fait un point d’honneur à toujours « tout dire ». « Tout dire », c’est « donner à voir », selon l’expression très souvent employée par le poète lui-même, le monde tel qu’il est, c’est-à-dire sans chercher à en gommer la brutalité, mais en ne cessant jamais non plus d’en magnifier la beauté. Et en cela, le « tout dire » éluardien nous révèle à nous-mêmes. En effet, si chaque être humain est unique, un fonds de sentiments demeure commun à l’humanité entière. Le poète donne alors forme à ces sentiments, les plus heureux comme les plus dramatiques, que chacun de nous porte en lui et à travers son chant poétique, nous nous trouvons plus riches d’aspiration à la beauté d’être vivant. En ne cachant rien de son chagrin, le poète ne fait ainsi que nous rappeler la fragilité de la vie, et par-là même sa beauté. Colette Guedj l’a bien compris lorsqu’elle affirme que la poésie constitue une main rassurante tendue vers l’Autre : « La poésie est bien le gage de notre secrète filiation avec une communauté de pensée, invisible mais bien réelle qui, au-delà de nos sentiments personnels, nous unit dans un chœur de voix consolatrices. Et nous ne sommes plus seuls24 ». Dès lors, la parole endeuillée d’Éluard est à la fois le cri d’un homme qui dit sa peur de tomber dans les griffes d’une solitude sans fin mais aussi l’affirmation que rien n’est jamais perdu car :
La nuit n’est jamais complète
Il y a toujours puisque je le dis
Puisque je l’affirme
Au bout du chagrin une fenêtre ouverte
Une fenêtre éclairée
Il y a toujours un rêve qui veille
Désir à combler faim à satisfaire
Un cœur généreux
Une main tendue une main ouverte
Des yeux attentifs
Une vie à se partager25
Notes
1 Nusch Éluard, née Maria Benz (1906-1946) est l’égérie de nombreux surréalistes tel Man Ray. Elle rencontre Paul Éluard en 1929 et se marie avec lui cinq ans plus tard.
2 Paul Éluard, Œuvres complètes, volume I, Paris, Gallimard collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, recueil Les yeux fertiles, poème intitulé Intimes, p. 509.
3 Paul Éluard, Œuvres complètes, volume II, Paris, Gallimard collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, recueil Le temps déborde, poème intitulé Vivante et morte séparée, p. 113.
4 Ibid., poème En vertu de l’amour, p. 108-109.
5 Ibid., poème Les limites du malheur, p. 109.
6 Ibid., p. 110, poème Négation de la poésie.
7 Ibid., p. 112, poème Notre vie.
8 Ibid., p. 110, poème Ma morte vivante.
9 Ibid., p. 131.
10 Ibid., p. 136, poème Un livre de chair.
11 Ibid., p. 207, poème Chant du dernier délai.
12 Ibid., p. 214.
13 Ibid., p. 215.
14 Ibid., p. 216.
15 Ibid., p. 223, poème Dit de la force de l’amour.
16 Ibid., p. 233, poème Sœurs d’espérance.
17 Ibid., p. 521.
18 Ibid., p. 147.
19 Ibid., p. 390.
20 Ibid., p. 1114, note n° 91 à propos du recueil Grèce ma rose de raison, p. 275.
21 Ibid., p. 304, préface.
22 Dominique Éluard (1914-2000), née Odette Lemort. Journaliste, elle rencontre Paul Éluard en 1949 avec lequel elle se marie deux ans plus tard.
23 Ibid., p. 441, poème La mort l’amour la vie.
24 Colette Guedj, Ces mots qui nous consolent, Jean-Claude Lattès, 2002, p. 21.
25 Op.cit., p. 444, poème « Et un sourire », Œuvres complètes, volume II.
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Alexandre Massipe, « Le deuil éluardien », illustration de Martine Sechoy-Wolff, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/deuil-eluardien.html
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