16 octobre 2017 1 16 /10 /octobre /2017 14:04

 

N °7 | Dossier majeur | Articles & témoignages

 

 

 

 

La peinture de Louise Cara ou

 

 

 

l'espace du monde en son féminin

 

 

 

 

Nicole Barrière

 

Illustration de

 

 

Louise Cara

 

   

 

© Crédit photo : Toile "Trames" (157 x 150 cm,  TM,  2013) de de l'artiste peintre Louise Cara.

 

 

 

 

La musique ancienne de la ville

 

 

C’est une ville intense, c’est une ville de profondes blessures, d’ouragans dévastateurs, d’attaques terribles, d’expéditions lointaines. Peu à peu on remonte le fleuve et on se souvient.

Les tableaux de Louise Cara sont comme des vaisseaux qui remontent le fleuve. On largue les amarres, sur le quai, parmi les portefaix, les départs et les adieux, remonte une musique ancienne d’expéditions, de mauvais garçons et de filles de joie, de bals par delà les remparts où des esclaves noirs dansaient avec des masques indiens. Retrouvailles dans le même rythme sinon la même peau dans le berceau originel de la ville, digues, rambardes entourant la pauvreté et la tristesse. Lenteur de la ville, lenteur à lever son damier jusqu’à la verticale, à cette levée il faut un rythme, trompette d’Amstrong ou danse zoulou, le courage danse avec le rythme.

 

 

Et l’angoisse au fond des rues à gratte-ciel

Levant des yeux de chouette parmi l’éclipse du soleil.

Sulfureuse ta lumière et les fûts livides, dont les têtes foudroient le ciel

Les gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d’acier et leur peau patinée de pierres.1

 

 

Nous voilà sans repères comme le premier habitant découvrant son espace et tentant d’établir un lien intime avec lui. Ville minérale, dure, traversée de lumière rauque, détourée de son profil esclave jusqu'à cet instant :

 

 

C’est l’heure pure où dans les rues, Dieu fait germer la vie d’avant mémoire

-----

Écoute au loin battre ton cœur nocturne, rythme et sang du tam-tam, tam-tam sang et tam-tam.

-----

Voici revenir les temps très anciens, l’unité retrouvée, la réconciliation du Lion, du Taureau et de l’Arbre.

L’idée liée à l'acte, l’oreille au cœur le signe au sens.

 

 

La ville rêve, de ce rêve immense des villes, depuis la dalle horizontale jusqu’à l’élan vertical de son ambition. Elle étend son rêve jusqu’aux lointains des trains et des banlieues. Elle ouvre ses coins secrets, ses déserts à l’odeur humble des matins. Des pas pressés et la nonchalance du regard sur un square au fond d’une rue, le soleil levant sur une maison improbable, peuplée d’errants et de chats sauvages !

Louise Cara ne met pas en ordre la ville, elle ne la préserve pas, elle s’efforce d’en creuser la faille, d’en ouvrir le flanc jusqu’à faire apparaître l’espace du labyrinthe.

 

 

J’ai trouvé que la terre était fragile, et la mer, légère ; j’ai appris que la langue et la métaphore ne suffisent point pour fournir un lieu au lieu.

N’ayant pu trouver ma place sur la terre, j’ai tenté de la trouver dans l’Histoire. Et l’Histoire ne peut se réduire à une compensation de la géographie perdue. C’est également un point d’observation des ombres, de soi et de l’Autre, saisis dans un cheminement humain plus complexe. 2

 

 

Il y a une vision en miroir dans les tableaux de Louise Cara, résonances de lieux, passages de grandes histoires et d’événements intimes, expérience humaine collective et expérience spirituelle personnelle, cette vision est métaphore et elle arrime le moment présent aux significations de milliers d’années d’humanité.

On pourrait penser à un bégaiement dans ses tableaux où s’entrecroisent inlassablement des traits de noir et de couleur, croisements de pas, de mémoires, bégaiement de la ville en sa langue, répétition d'oublis, qui creusent en leur évidement une tectonique du temps, creusement du temps dans le sillage des morts.

Ses tableaux n’enferment pas : villes ouvertes sur le sens, Louise Cara observe leur modernité, et le temps s’y enfonce. Dans l’espace de la ville, Louise Cara, dans ses tableaux creuse la profondeur. Le génie de cette peintre est de ne pas proposer une lecture d’un espace-temps géologique, stratifié et immobile mais d’entrer dans le mouvement de la ville, de ne pas retourner vers le passé en luttant à contre-courant, mais de descendre de la ligne verticale de ses villes-totems jusqu’à l’origine d’événements les plus lointains qui communiquent et rattachent aux mêmes racines.

 

 

Un exercice spirituel déternité

 

 

L’exercice spirituel auquel nous convoque Louise Cara est celui de l’éternité ! Elle abolit les distances, traçant les contours d’une ville la nuit jusqu’au labyrinthe serré de Gaza, à celui plus lâche de Bethléem, libère allégrement Thésée et nous tend le fil salvateur de la déesse.

Nous voilà sur le métier à tisser de l’éternel. Ville, tapis, tissage, maille. Louise Cara franchit un pas nouveau dans son exploration de l’espace, à la ville ouverte, à son damier serré, répondent maintenant les tapis Kilim, espace intime de séparation du dehors et du dedans, de la terre et de la couche, du vent et du soleil, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort. Résonne là, cette parole de Teilhard de Chardin : « L’énergie représente pour la science la forme la plus primitive de l’étoffe de l’univers. »

En Anatolie, dans une des plus vieilles villes du monde, Catal Hühük dont le niveau le plus ancien date du VIIe millénaire avant J.-C, on a mis au jour des peintures murales représentant des motifs de kilims identiques à ceux que les femmes tissent encore aujourd’hui dans les villages.

À voix basse, on entend le chant des femmes tissant les fils de couleur. Couleur ocre, couleur gris, de ce gris lumineux de nuage d’avant l’orage, le tapis fait face, détourne la terreur de l’orage, couleur rouge, de ce rouge du sang des femmes et de la fertilité, couleur jaune de la terre et du blé, couleur fertilité. Couleurs mêlées entremêlées dans le beige sous-jacent du temps des prières, beige limoneux des tombes.

Tapis de métissage des éléments et tapis de séparation des âges de la vie : tapis pour aimer et naître, tapis pour découvrir et connaître, tapis pour prier et mourir. L’art du tapis est protection du dehors, de la nuit, des éléments, des esprits. L’art du tapis est langage de cette langue ancienne qui fait surgir le motif de la mère, terre-mère des vases anciens, terre fertile et féconde, comme le motif de la femme. Motifs animaux, pas et traces, motifs oiseaux de la métaphore ancienne d’amoureux lançant leur cri jusqu’à la joie du ciel, cri résonnant de son allégresse jusqu’aux Andes.

Tapis de lecture, espace coloré et doux sur lequel l’enfant déchiffre en même temps que l’amour et l’art de la mère, le récit ancien des symboles : silhouettes, représentations du cosmos, rose et épi de blé, fils de lumière tressés avec la nuit. L’oreille contre le tapis, l’enfant retrouve le geste indien d’écoute : il entend la mélodie improvisée qui traverse le songe d’être jusqu’à la rumeur de vivre. Espace intime, le tapis livre le monde et ses différences, la planète et ses habitants, les comptines et les chansons qui vibrent selon la fibre : laine, soie, et on entend le son différent des nœuds tressés, nœuds des contes et des comptes, quipus indiens, nœud symétrique ou jumeau, nœud décalé et dense, nomade dans l’écart.

Dans ses tableaux, Louise Cara recherche le mouvement de la vie, fait naître de l’immobile des figures rupestres enchâssées sur les parois de la grotte, la femme d’Oppède, le Christ dansant sa passion depuis la terre de Palestine, le jazz de New-York depuis la terre d’Afrique.

 

 

Du tapis au mythe, l'espace-temps du tableau

 

 

L’étoffe de l’univers forme un tout depuis la racine d’arbre jusqu’au tremblant de la feuille. Ses tableaux remuent comme remue le passé : hommes et bêtes, bruits de la nuit et de la forêt, vent sur la lande et le rocher, rythmes, rythmes, rythmes des pas, fils de la chaîne et de la trame, duels : jour/ nuit, travail/repos, haut/ bas, l’énergie du monde à sa verticale, principe transcendant et solaire, l’énergie du monde à l’horizontal, rumeur humaine du labyrinthe des villes, cohérence qui se faufile, méridienne du dessous et du dessus. Le tissage ondule sous les doigts du peintre, elle unit et différencie chaque élément, les croise, inspire, expire, joue la partition en ses modes, majeur, mineur jusqu’à la synthèse intelligible. Dans le tissage du tapis, elle témoigne des liens humains distendus, et tandis qu’apparaît le fil, le mythe, elle interroge la création.

Ariane, elle tend le fil, fil rhizome des villes, rues bruyantes où s’affrontent les plaques du temps : temps vertical du présent, l’éphémère, temps horizontal de l’histoire soulevé jusqu’à notre hauteur de vue et là, les temps coïncident. Ariane fil conducteur des réseaux, maillage virtuel de l’espace, modernité où se pense le temps dépassé par sa propre vitesse, glissement des images, allégorie en ces fils noués, serrés, distendus, resserrés. Les fils d’Ariane de Louise Cara expriment l’intrication et l’enchevêtrement de strates temporelles non chronologiques mais reliées entre elles par de multiples analogies.

Elle crée une référence qui permet de penser par variations sensibles et fait de ses tableaux des espaces de correspondances, où tout est indépendant et pourtant indispensable, interpelle chaque chose, où chaque élément résonne de cette note centrale sur laquelle elle s’appuie : le trait.

 

 

La profondeur de la peinture de Louise Cara : le trait de l'origine

 

 

Trait, geste premier du peintre, traits serrés comme les arbres de la forêt, d’où s’échappent les traits serrés d’oiseaux prêts à l’envol, traits serrés des humains, captés par la rumeur des villes, traits de l’épure qui retrouve sa conscience d’arbre, ou de la peur de l’oiseau, ou de l’effroi de l’humain dans la grotte. La profondeur de la peinture de Louise Cara s’installe dans cette généalogie depuis le trait jusqu’au tapis et jusqu’au labyrinthe serré des villes. Art de la caresse du pinceau, art de la gravure, art de la marque dans le livre comme autant de traces de plus en plus profondes, elle trace de ce geste laboureur, de ce geste tisserand, de ce geste d’inscription de la mémoire sur la feuille. L’art de Louise Cara est païen, l’art de Louise Cara est urbain, de ce temps où les mémoires du tapis et de la ville se rejoignent, s’enracinent dans la terre, dans le travail sur le métier, métier tisserand ou métiers des réseaux de la vie et de la parole : rues, commerces, fleuves, web. La terre, le travail humain matériel et spirituel, le mouvement de la vie, tels sont les éléments que peint Louise Cara.

La terre, terre de la trame complexe, humus de larges traits comme autant d’écorces décomposées, humus, matière souple et aérée, qui absorbe et retient l’eau, terre brune, noire, à l’odeur forestière, de prairie ou de labour, terre qui livre aux racines l’indispensable à leur grandissement, humus libéré des substances inertes ou toxiques, terre végétale animée du souffle, du vent et de la pluie, terre solaire et lumineuse reposant sur les papiers pour inventer le motif du tapis.

 

Le tapis, lieu intime et clos comme le jardin ou le tableau. Comme la femme à son métier, Louise Cara a observé les oiseaux, interrogé les nuages, consulté les livres, comme la femme à son métier, elle a voulu le tableau pour lui-même, non pour la forme, l’agrément ou la beauté, mais pour la densité de la matière, de la couleur et du geste. Cette densité c’est l’art, non l’art de l’ennui ou du divertissement, mais l’art comme une parcelle d'éternité qui nous assure qu’une partie de nous-mêmes ne saurait être blessée par ce qui n’est pas elle. Ici point de figuration ni d’utopie vantant la fécondité des arbres ou des femmes, pas de récolte succulente, ni de charme sur le mode des métaphores, mais la terre reculée d’un chemin initiatique qui suppose la rupture avec le familier, le quotidien, le trop humain. Lointain étrange non exempt de douleur, si le monde n’était pas si cruel... Comment loger au creux de cette douleur sans se recroqueviller ? Comment l’ensemencer pour que l’apaisement y gagne la profondeur ?

 

Il existe une même passion orageuse entre le métier du tapis, du jardin ou du peintre, un lien parent les unit de la même clôture, il s’y dérobe, perd de son éclat, sans user de violence, il se met à ressembler à tous les autres, accepte paix et gaîté, multiplie les grâces et les incarnats, se recouvre d’ombres légères, reflète le cours des silences et des astres. Quels hasards ont délégué cette parcelle qui rend dérisoire l’immensité de l’univers, quand se lèvent les étoiles sur l’arrière-pays, et fait battre le cœur à ce songe qui permet d’échapper à la confusion originelle ?

 

 

Lart de la transmutation

 

 

Comme la femme à son métier, Louise Cara vit sur un pied d’égalité avec son art, elle stoppe l’hémorragie du temps, pourtant la matière ne lui appartient pas, elle la travaille, la tourmente, la remue, elle entend la colère et le cri et accorde l’inestimable complicité à son énigme, c’est-à-dire au mouvement de la vie.

La vie qui est et n’est pas, la vie qui déborde du jardin avec de folles frondaisons et des branches foisonnantes, qui déborde du tapis en ses fils qui remontent jusqu’au chant des femmes, qui déborde du cadre et se recentre en lui jusqu’au vide. Voilà l’heure de saisissement de la matière rhizome, Louise Cara en fixe les lignes solides, en organise le territoire stable comme autant de places et de plages, de lieux de naissance et de co-naissance.

Naissance et co-naissance de ces traits serrés les uns contre les autres, comme les ombres de la caverne, le regard aveugle d’hommes. La peinture de Louise Cara est une écriture de la transmutation, un art de la transformation et une lecture du monde en son féminin. Art de la caresse et de la gravure, art de la mémoire, contre la malédiction et la tradition qui pèsent sur la condition des femmes, elle ouvre par sa fécondité de peintre l’imagination d’un monde autre, ancré et projeté vers les étoiles, par la fertilité des motifs , elle permet la réappropriation du féminin du dedans et du dehors depuis le trait, le tapis, le labyrinthe, la ville, elle élève par la hauteur et l’exigence de son travail contre le modèle captif de la malédiction qui enferme les femmes.

 

 

Cliquez sur ce lien pour visualiser les tableaux de Louise Cara

 

 

***

Notes

 

1 Leopold Sédar Senghor,Ethiopiques, A New York

2 La Palestine comme métaphore, Entretiens, Paris, Sindbad/Actes Sud, 1997.

 

***

 

Pour citer ce texte

 

Nicole Barrière, « La peinture de Louise Cara ou l'espace du monde en son féminin », illustration par Louise Cara, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°7 | Automne 2017 « Femmes, poésie & peinture » sous la direction de Maggy de Coster, mis en ligne le 16 octobre 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/10/cara-son.html

 

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