28 avril 2023 5 28 /04 /avril /2023 15:00

N°13 | (Auto)Portraits poétiques & artistiques des créatrices | Critique & réception | Dossier mineur | Articles & témoignages 

 

 

 

 

 

 

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​​​​​​La reviviscence de

 

Jane de La Vaudère (1857-1908)

 

Compte rendu

 

 

 

 

 

 

 

Texte & photographies (fournies) par

 

@JVaudere 

 

https://mobile.twitter.com/jvaudere

 

 

 

© Crédit photo : Sharon Larson, Resurrecting Jane de La Vaudère. Literary Shapeshifter of the Belle Époque. Penn State University Press, 2022.

 

 

 

C’est peu de dire que Jane de La Vaudère avait sombré dans l’oubli. Cette femme de lettres de la Belle Époque, à l’œuvre parfois scandaleuse, imprégnée d’un érotisme capiteux, et fort lue en son temps, semblait condamnée à un purgatoire sans fin. Une monographie qui lui est consacrée vient de paraître en anglais : c’est le résultat de la longue enquête qu’a menée Sharon Larson, professeur de littérature française à l’université Christopher Newport, et qui fera date.

 

Ce livre représente l’aboutissement d’un regain d’intérêt qui n’est pas tout à fait d’aujourd’hui. En France, Claudine Brécours-Villars1 sut se souvenir de La Vaudère il y a une quarantaine d’années, et les études sur la décadence ont depuis signalé, à partir des vivifiants travaux de J. de Palacio2, l’intérêt de sa production littéraire. Au Canada, Geneviève De Viveiros3, présentant sa correspondance de travail avec Zola, a restitué les linéaments de son œuvre et l’a classée parmi les femmes de lettres injustement passées sous silence. On s’est mis aussi à la lire et à la traduire dans le monde anglophone. Rachel Mesch4 a ainsi montré que certains de ses romans, pris avec ceux de Rachilde et de Camille Pert, aident à comprendre comment les médecins s’arrogèrent, au fil du XIXe siècle, une espèce de magistère clérical sur les femmes. Un éditeur anglais, Snuggly Books, s’est lancé en 2018 dans la publication d’une série raisonnée de ses œuvres grâce à Brian Stableford, dont l’impressionnant travail de traduction est sans doute moins connu que les romans de science-fiction. L’ouvrage de Mme Larson apparaît aujourd’hui comme le complément de cette belle entreprise, en même temps qu’il prolonge avec succès les travaux que nous venons d’énumérer.

 

« Resurrecting Jane de La Vaudère interweaves biography and literary study » : il ne s’agit pas seulement, en effet, d’une étude thématique. L’ouvrage donne d’abord une présentation de la femme de lettres sous la forme d’un diptyque : d’un côté, le schéma biographique de celle qui, pour l’état civil, se nommait Jeanne Scrive (on va voir pourquoi sa réalisation fut une gageure). De l’autre, l’analyse de l’image publique, troublante, que se donna durant sa carrière littéraire Jane de La Vaudère, femme de lettres singulière. S. Larson interprète ensuite sur de nouveaux frais sa pratique avérée du plagiat (que certains de ses contemporains avaient remarquée), comme source d’une intertextualité subversive et démystifiante où s’énonce un point de vue féminin qui défie l’ordre social masculin. Un chapitre intéressera particulièrement les études colettiennes : celui qui montre, de façon convaincante, que la pantomime Rêve d’Égypte, cause du scandale que l’on sait, fut elle-même le détournement d’un livret de La Vaudère, qui tira toutefois un parti littéraire et promotionnel de ce larcin, et se vengea en caricaturant dans l’un de ses derniers romans le couple formé par Missy et Colette. Le livre restitue également la cohérence progressive, quoiqu’inapparente, de l’engagement féministe de La Vaudère, lequel s’est surtout exprimé dans ses textes pour la presse. Il évoque enfin les liens subtils qui l’unirent au château sarthois de la Vaudère, où elle vécut et auquel elle emprunta son nom de plume.

 

Le livre de S. Larson se déclare féministe : il se fonde sur l’hypothèse que si l’œuvre d’une femme de lettres a été ignorée ou minorée dans l’histoire littéraire, les soupçons de misogynie sont a priori légitimes. Il l’est aussi en ce qu’il a pour fil conducteur l’analyse des divers moyens, parfois détournés ou apparemment biaisés, dont use La Vaudère pour combattre les injonctions contradictoires auxquelles est soumise la femme au tournant du siècle, y compris (ou surtout ?) quand elle écrit. « … Feminist scholars may […] bring to light figures like La Vaudère who maneuvered and exploited the contradictory expectations placed upon the Belle Époque woman writer. » C’est également un livre postmoderne, par choix et peut-être parce que l’œuvre de La Vaudère requiert une telle lecture : on y découvre combien elle ébranle la notion d’auteur, ses procédés d’écriture finissant par abolir les frontières entre l’original et les textes subséquents, minant leur stabilité même.

 

Comme le titre l’indique, c’est bien d’un travail de résurrection qu’il s’agit. Mme Larson a dû surmonter, pour le mener à bien, le double obstacle d’une absence et d’un silence, lesquels s’apparentent, sans exagération, à une damnatio memoriae. L’absence concerne les archives : à part quelques lettres, il ne reste presque rien des manuscrits et de la correspondance de La Vaudère. Tout ou presque a disparu. Disparus, aussi, sa bibliothèque, ses portraits, les œuvres d’art dont elle avait décoré son appartement du faubourg Saint-Honoré, à l’exception d’une sculpture de Bourdelle, aujourd’hui exposée au Mans. Afin d’obvier à ces obstacles et de donner le portrait le plus vivant possible de Jane de La Vaudère, S. Larson a eu recours, en plus des informations que pouvaient fournir la Société des gens de lettres, l’état civil, les archives notariales, au dépouillement de la presse de l’époque. Sa numérisation par la Bibliothèque nationale permet en effet une approche dont la systématicité et l’étendue n’étaient pas possibles auparavant : l’étude de S. Larson en exploite toutes les ressources.

 

Through the extensive nature of this research, which spans the          parameters of time, media, and genres, we can better recognize the literary and historical importance of authors like La Vaudère and the avenues that they open for interdisciplinary study. These discoveries have shown why it is so critical for stories like La Vaudère’s to be studied and shared and brought important attention to a dynamic woman writer whose contributions to fin-de-siècle literature have unjunstly been forgotten.

 

 

Le silence auquel s’est heurtée S. Larson est d’abord celui du tombeau de Jane de La Vaudère. Qui veut visiter sa tombe, devra se rendre au cimetière du Montparnasse et ne pourra alors que faire ce déroutant constat : dans la chapelle funéraire où elle est officiellement inhumée aux côtés de ses parents, son nom n’est gravé nulle part. Silence des murs. Est-ce bien là que repose sa dépouille ? Oui, déclare l’administration du cimetière. Ce silence, à qui faut-il alors l’imputer ? Mme Larson glisse des éléments de réponse. À la négligence de son fils Fernand, peut-être.  À l’hostilité de sa sœur Marie, probablement. Au malaise que suscitait l’œuvre d’une femme libre et audacieuse, qui frondait la domination masculine et les convenances bourgeoises — très certainement. Une véritable conspiration du silence, dont cette tombe muette est le symbole, semble s’être spontanément organisée après la mort de La Vaudère, et les effets s’en font lourdement sentir. Anecdote peu vraisemblable mais significative : on raconte encore, dans le village où se trouve le château de la Vaudère, que sa belle-mère jeta un beau jour toutes ses affaires dans la cour pour y mettre le feu.

 

 

©​​​​​​ Crédit photo : Chapelle funéraire de la famille Scrive.

 

 

Présentons maintenant la famille de celle qui fut d’abord Jeanne Scrive, et disons quelques mots de sa vie. Née à Paris dans un milieu de grande bourgeoisie, en 1857, fille cadette d’une fratrie de trois (mais son frère aîné était mort en bas âge : il ne restait que sa sœur Marie qu’on devine hostile), elle est tôt orpheline et confiée à la garde de sa grand-mère paternelle, une femme excentrique qui transmet à sa petite-fille sa passion de l’occultisme, et lui fait donner une éducation raffinée au couvent des sœurs de Notre-Dame-de-Sion. De toute évidence, un fantôme hante la vie de Jeanne : celle de son père, l'éminent chirurgien militaire Gaspard-Léonard Scrive (1815-1861), mort alors qu’elle avait quatre ans, et qui, médecin en chef de l’armée française pendant la guerre de Crimée, fut un pionnier de l’emploi systématique de l’anesthésie au chloroforme, à des fins chirurgicales mais aussi dans la sédation des mourants. Sa femme Barbe Elisabeth, née Weigel, ne lui survivra que de quelques années. Non loin surgit une haute figure de la magistrature : son oncle Louis Loew (1828-1919), président de la chambre criminelle de la Cour de cassation pendant l’affaire Dreyfus, auquel on fit payer d’un dessaisissement son souci de la justice et de la vérité. Notons que Jeanne Scrive était à la fois flamande par son père et alsacienne par sa mère, et partagée entre deux religions : son grand-père Jean-Jacques Weigel, de confession protestante, était notaire à Strasbourg et conseiller municipal de cette ville.

 

 

© Crédit photo : Tableau de Jules Rigo représentant le Dr. Scrive à la bataille d’Inkerman (Galerie historique du Château de Versailles).

 

 

 

On ignore les circonstances de son mariage, à l’âge de dix-huit ans, avec Gaston Crapez (1848-1912), dont elle eut rapidement un fils, Fernand. Il était l’héritier du château de la Vaudère, situé au sud du Mans à Parigné-l’évêque. Jane aimait ce manoir et son vaste parc : installée à Paris, elle continue d’y séjourner régulièrement, même après son divorce. Ce divorce, obtenu en 1898 dans le cadre de la loi Naquet, et prononcé aux torts exclusifs de son mari (lequel, après avoir dépensé la dot de sa femme, avait quitté le domicile conjugal et vivait avec des « créatures ») scelle son statut de femme autonome, quoiqu’au prix de la réprobation sociale qui pèse alors sur les divorcées. Au demeurant, elle semble avoir entretenu jusqu’à sa mort des rapports amicaux avec Gaston, allant même jusqu’à lui prêter d’importantes sommes d’argent. En fait, dès 1889 et son entrée en littérature avec un recueil de vers (Les Heures perdues), la vie de Jane de la Vaudère se recentre à Paris, où elle vit jusqu’à sa mort en 1908, d’abord rue La Boétie, puis dans un immeuble de prestige, la Cité mondaine de la place des Ternes. La cause de sa mort n’est pas formellement connue ; mais une lettre retrouvée par S. Larson laisse penser qu’elle mourut des suites d’une pleurésie, à l’âge de cinquante et un ans.

 

 

© Crédit photo : Le Château de la Vaudère avant la Grande Guerre.

 

 

 

Ce qu’on sait de sa carrière littéraire est d’abord dû à la Société des gens de lettres, dont elle devient adhérente en 1891, puis sociétaire en 1894. Elle bénéficie, en 1897, d’une modeste reconnaissance officielle : elle est admise au grade d’officier de l’Instruction publique. Les journaux font mention de sa présence au procès Zola de février 1898, et ce soutien à l’auteur de « J’accuse » indique de quel côté elle penchait dans l’affaire Dreyfus (d’autant qu’on jouait au même moment l’adaptation qu’elle avait donnée de Pour une nuit d’amour). Ses éditeurs comptent parmi les plus importants de la place de Paris : Méricant, Ollendorff, Flammarion…

 

 

 

© Crédit photo : Carte postale publicitaire des éditions Flammarion.

 

 

On peut diviser son œuvre en quelques blocs : d’abord, les romans d’inspiration naturaliste, fondés sur la fatalité des hérédités morbides, dont la série commence avec son premier roman, Mortelle Étreinte (1891), pour s’achever et culminer dans Le Sang (1898). Parallèlement, se développent la veine des récits fantastiques qui débouchent sur le recueil des Sataniques (1897), ainsi que celle des romans de mœurs, qui apporte une œuvre de premier plan, Les Demi-Sexes (1897), dont Les Androgynes (1903), est en quelque sorte le volet masculin, et portraiture Jean Lorrain sous les traits du douteux esthète Jacques Chozelle. À partir de 1900, commence la production des romans exotiques, occasion de brosser des tableaux de civilisations aux mœurs cruelles et à l’érotisme enivrant ; l’effet de distance y est dû à un éloignement dans l’espace qui se double souvent d’un éloignement dans le temps : ainsi voyage-t-on de Constantinople au Japon, avec des haltes à Java, dans l’ Égypte antique, à Babylone, dans l’Inde des Grands Moghols, etc.

 

 

 

 © Crédit photo : Couverture des Androgynes par M. Neumont.

 

 

 

La question se pose de savoir de quels cercles littéraires elle était proche. Elle se targue d’avoir été invitée par Victor Hugo, toute jeune, à poursuivre dans la voie de la poésie, mais le poète n’était pas avare de compliments aux jeunes filles (Rachilde bénéficia aussi de sa sollicitude). La critique parfois féroce qu’elle donne des salons est bien informée : de toute évidence, elle les fréquentait. Sa personne semble avoir été familière à beaucoup : Octave Mirbeau la cite ainsi comme un bon écrivain et une charmante femme5. Mais s’il faut donner les noms d’écrivains dont elle fut réellement proche, on se doit contenter de citer ceux avec qui elle collabora sur le plan littéraire : le jeune Gaston Derys (1875-1945), mais surtout Félicien Champsaur (1858-1934) — dont on découvre avec surprise qu’elle illustra aussi le roman Lulu avec Félicien Rops, Ferdinand Bac, Bourdelle, Willette et d’autres — et l’ancien officier de cavalerie Théodore Cahu (1854-1928) dont elle était très proche et à qui elle légua, sur son lit de mort, son portrait. Citons aussi ceux qui se montrèrent hostiles, comme Han Ryner ou Jean Lorrain qui lui décocha quelques flèches, sans oublier le savoureux roman à clefs de Liane de Pougy, Les Sensations de Mlle de la Bringue, où elle figure  parmi les pieux « fidèles » assistant à une messe noire, sous le nom de Vaude de la Janère. On ne la trouve pas davantage dans les cercles féministes, et elle ne semble pas avoir noué de liens particuliers avec d’autres femmes de lettres. L’impression générale, d’ailleurs confirmée par le chroniqueur André de Fouquières6 qui lui consacre plusieurs pages dans ses mémoires, est que Jane de La Vaudère avait un goût prononcé pour la solitude, même si Le Gaulois et Le Figaro mentionnent son nom à l’occasion d’événements mondains ou littéraires.

 

Au vrai, ce que révèle la presse de l’époque, comme S. Larson le montre documents à l’appui, c’est l’habileté avec laquelle elle parvint à fabriquer une image de soi dont les contradictions mêmes avaient valeur publicitaire : « … While contemporary feminists like Marguerite Durand performed elements of hyperfemininity to distance themselves from the archetype of the New Woman, La Vaudère cultivated a troubling and transgressive persona and successfully boosted her sales. » D’apparence sage et très féminine — cheveux blonds, traits fins, voix douce, beauté mélancolique —, elle chamarre ses romans de dandys efféminés, de lesbiennes prédatrices et d’orgies bisexuelles. D’où l’interrogation de ses lecteurs : qui est-elle ? Est-elle le vice ou la vertu ? Cette contradiction se maintiendra pendant toute sa carrière littéraire mais prend une nouvelle dimension en 1897, après la publication des Demi-Sexes, qui fut un grand succès commercial et accrut sa notoriété : un roman qui mettait en scène des femmes en quête de plaisir sexuel démultiplié, et qui étaient prêtes à subir une opération — la résection des ovaires — destinée à les prémunir contre tous les risques liés à la maternité. Mme Larson donne une analyse serrée de l’évolution littéraire de La Vaudère et des polémiques parfois violentes qu’elle suscite, à mesure qu’elle s’empare de thèmes jugés particulièrement inconvenants sous la plume d’une femme, sans qu’on puisse toutefois savoir si elle condamne ou approuve — malgré quelques indices de complicité — les mœurs de ses personnages.

 

Une photographie résume les ambiguïtés habilement cultivées par Jane de La Vaudère : celle qui est tirée d’un long article que lui consacre une revue en 1904. On l’y voit, vêtue d’un élégant déshabillé, soigneusement coiffée, assise en train d’écrire à sa table de travail. Il n’y a rien dans le cliché qui renvoie aux tâches domestiques ou à la féminité traditionnelle. Jane de La Vaudère écrit : c’est son occupation principale et rien ne l’en saurait distraire. Ni mari, ni amant, ni enfants. Mais la table repose sur la peau d’une lionne dont la gueule ouverte semble menacer le lecteur. A sa droite, une statue s’élève et barre le cliché de sa verticalité : c’est une femme à la poitrine découverte.

 

 

 

© Crédit photo : Illustration tirée de la Revue illustrée, 15 juin 1904.

 

 

Elle évoque naturellement l’érotisme où baignent bien des romans que signe la belle dame imperturbable. Les fauves sont fréquents dans une certaine iconographie de la Belle Epoque, associés à d’autres femmes émancipées : Sarah Bernhardt, Colette, Madeleine Deslandes… Le sens de cet appariement est assez facile à déchiffrer : « These felines stood in as metaphors for female émancipation and the strength of unbridled femininity. » A quoi s’ajoute, dans l’article accompagnant la photographie, l’évocation des bouddhas qui décorent l’appartement de la femme de lettres. S. Larson rappelle à quel point les bouddhas étaient la passion d’une contemporaine de Jane, la poétesse lesbienne Renée Vivien, qui en achetait un par jour. Femme pleine de séduction, Jane de La Vaudère n’en préfère pas moins apparaître comme studieuse et uniquement attentive à la tâche d’écrire, tandis qu’autour d’elle se multiplient les signes de l’émancipation féminine et de la transgression. Parisienne délicate ou bas-bleu, moniale ou amazone, jeune femme sage ou maîtresse de débauches : la femme de lettres semble prier le lecteur (la lectrice ?) de renoncer à faire un choix, tandis qu’elle se replie dans son énigme de sphinge.

 

Il n’avait pas échappé à certains contemporains que les romans de La Vaudère contenaient des emprunts à d’autres écrivains. Grâce aux logiciels anti-plagiat, Mme Larson établit formellement que ces emprunts sont bien plus nombreux qu’on le supposait. Par exemple, le roman Rien qu’amante ! (1894) cite sans guillemets Paul Bourget, Musset, Balzac ; Le Sang (1896) renvoie à Zola, Pierre Loti, Villiers de L’Isle-Adam. Au vrai, la question du plagiat est brûlante, et l’on pourrait être tenté, arrivé là, de refermer les livres de La Vaudère : « Readers may be tempted to ask why a plagiarist such as La Vaudère deserves our attention. » Mais Jean-Luc Hennig7 a naguère écrit un livre aussi décapant qu’instructif sur ce sujet, qui montrait que peu nombreux étaient ceux qui pouvaient jeter la première pierre. Mme Larson va plus loin. Lisant de près tout ce que Les Demi-Sexes doit au Maupassant du Voyage en Sicile et de Notre Cœur, elle constate que les emprunts vaudériens cachent en fait une véritable guérilla menée contre les écrivains mâles et ce qu’ils font dire à leurs personnages sur les femmes et ce que c’est qu’être femme. Nous ne pouvons qu’inviter le lecteur à lire le passionnant détail de cette analyse, car elle s’attache précisément aux détails — là même où le diable est censé trouver son gîte. Dans Notre Cœur, André Mariolle s’éprend vainement de Mme de Burne, sorte de femme fatale frigide. Dans Les Demi-Sexes, Nina Saurel, femme affranchie en quête de toutes les jouissances, persuade la jeune Camille de Luzac de demander à un médecin complaisant une ovariectomie afin d’être aussi libre que les hommes face au plaisir. Mais les citations clandestines de Maupassant, d’ailleurs retouchées, subissent un fort glissement de sens dans le texte vaudérien : « Whereas Maupassant’s description focuses solely on Mme de Burne’s one-dimensional cruelty and vanity, Nina’s monologue takes a feminist turn, and La Vaudère amends her predecessor’s text with a rallying cry for sexual equality. » Mme Saurel semble à première vue une Mme de Burne qui se serait radicalisée. Mais là où Mme de Burne demeure narcissique et vaine, Nina Saurel définit un programme féministe et en appelle au renversement de l’ordre inégalitaire établi entre les sexes. Un renversement qui va loin : les mots qui servent à Maupassant pour décrire l’attachement hétérosexuel, convenable, d’André à Mme de Burne, servent chez La Vaudère à caractériser le contentement charnel que trouve Camille dans les bras de Nina… On ne peut résister à la tentation de conclure en citant ces mots de Lautréamont (qui savait de quoi il parlait) dans Poésies II : « Le plagiat est nécessaire. Le progrès l’implique. Il serre de près la phrase d’un auteur, se sert de ses expressions, efface une idée fausse, la remplace par l’idée juste. »

 

Mais Mme Larson s’amuse à constater qu’il arriva à Jane de La Vaudère de devenir « plagiarized plagiarist » quand, le 8 janvier 1907, elle fit constater par huissier que la pantomime Rêve d’Égypte, interprétée quelques jours auparavant par Colette et Mathilde de Morny, était très proche de sa propre pantomime non encore jouée Le Rêve de Mysès, dont elle avait laissé le livret au Moulin-Rouge.

 

 

 

© Crédit photo : Colette dans Rêve d’Égypte (ph. L-E Reutlinger).

 

 

Bien que l’on n’ait gardé aucune trace écrite des deux pantomimes et qu’il n’y ait pas eu, finalement, de procès, l’enquête fouillée de S. Larson montre qu’il est plus que probable que La Vaudère ait été en effet la victime d’une capture peu délicate. L’essentiel ne se trouve d’ailleurs pas là : il est dans la façon dont La Vaudère retourna la situation en sa faveur en publiant un roman où les allusions au scandale du Moulin-Rouge étaient sans équivoque, et en tirant de sa pantomime un récit qui encapsulait la part d’érotisme saphique que les deux larronnes avaient placé, par leur baiser sur la scène, dans la pantomime détournée. Ouvrons Le Peintre des frissons :  ce roman de mœurs satirise, dans une intrigue secondaire, Princesse Minny et Faunette Hassim, un couple de femmes sans scrupules et dénuées de talent. L’une est droguée, combinant les jouissances de l’éther à celles de la morphine ; l’autre est maladroite et insolente. Toutes deux sont prêtes à provoquer le scandale pour gagner en notoriété. Deux des chapitres relatent l’affaire du Moulin-Rouge (rebaptisé Fantaisies-Perverses), et La Vaudère y vide sa querelle : « En réalité, Faunette et Minny avaient adopté la version d’un auteur imprudent qui avait oublié son manuscrit dans les bureaux des Fantaisies-Perverses. » Ouvrons à présent Le Rêve de Mysès : ce récit situé dans l’Égypte antique, qui procure d’ailleurs un grand plaisir de lecture, est à la fois un conte fantastique, l’histoire des tribulations d’un ménage à trois composé d’une momie, d’un prêtre embaumeur et de sa maîtresse, et la description d’une passion nécrophilique — où l’arrière-plan lesbien est une habile variation sur le thème du baiser qu’avaient échangé sur scène Colette et Missy. Un baiser bienvenu en somme, et qui valait interprétation du premier texte perdu dont le détournement — par Colette et Missy — fut lui-même détourné — par Jane de La Vaudère, décidément habile à saisir la balle au bond.

 

 

© Crédit photo : Illustration saphique du Rêve de Mysès (source : gallica.bnf.fr/BnF).

 

 

À première vue, le féminisme de La Vaudère n’est pas douteux. Il faut tout de même se demander quelle féministe elle était, car la presse littéraire caricaturait volontiers cet engagement pour son intransigeance supposée, tandis que le journal La Fronde lui reprochait au contraire son antiféminisme. Il est clair que La Vaudère ne fut jamais une militante du féminisme. On devine, au demeurant, que n’importe quel militantisme lui eût fait horreur. Mais elle était attentive aux débats sur la condition féminine et dénonçait sans ambiguïté, en particulier dans ses articles, les inégalités dont souffraient les femmes. De même, elle condamnait le mariage, en quoi elle voyait surtout l’occasion pour les hommes de s’emparer d’une dot, ainsi qu’une source de frustrations pour les femmes, et elle déplorait la faiblesse de l’instruction des jeunes filles. Mais rien n’est simple chez Jane de La Vaudère. Si elle se déclare « féministe farouche » dans Confessions galantes (un livre de 1905 où elle confronte par voie épistolaire son point de vue féminin à celui, masculin, de Théodore Cahu, et donne une formulation nuancée de ses conceptions), il lui arrive souvent de moquer les militantes féministes, dont les buts seraient irréalistes, voire d’en revenir, avec un brin de perversité, à la promotion de l’épouse chaste, pénétrée du sens de ses devoirs. En fait, La Vaudère est une pragmatique : elle s’intéresse plus aux progrès concrets qu’aux machines théoriques, regrettant que les femmes françaises ne soient pas aussi pugnaces que leurs sœurs étrangères, accusant aussi la femme d’être trop souvent la pire ennemie d’elle-même.

 

Mais le plus inattendu est certainement l’usage qu’elle fait de l’occultisme (dont elle possédait une solide connaissance) pour prendre parti sur ce que nous appellerions aujourd’hui les questions de genre. À Paul Adam qui se plaint de la laideur de la femme moderne, et qui vient de commencer une série de romans napoléoniens, elle rapporte ironiquement par voie de presse une conversation d’outre-tombe avec l’empereur, qui lui aurait expliqué que si la réincarnation dans un corps de femme était bien le plus cruel des châtiments, il était toujours infligé à ceux qui avaient avant vécu dans un corps d’homme. Bref, les femmes seraient des hommes punis, mais il n’est pas sûr que les hommes soient des femmes récompensées… Et ce qui transmigre d’un corps à l’autre ignorerait, en définitive, la différence des sexes. À moins qu’il ne faille considérer les choses inversement ; cette différence serait comme une punition en forme de différenciation, qui prendrait fin lorsque serait retrouvée la perfection de l’androgyne : ainsi s’exprime l’esprit dont les propos sont rapportés par un narrateur qui se confond presque avec La Vaudère elle-même, en préface de La Sorcière d’Ecbatane , lequel — laquelle — déclare rapporter ce qu’il — elle — a vu et entendu lors d’une séance de spiritisme chez un célèbre médecin (qui pourrait bien être  Papus). Ainsi que le remarque S. Larson, « her use of spiritism to channel male voices contested — and parodied — the boudaries between male/female and masculine/feminine. »


 

Concluons. Dans le parc du château de La Vaudère se trouve une chapelle abritant les dépouilles de quelques-uns des parents et descendants de Jane. Trois d’entre eux furent embaumés : les têtes de leurs corps momifiés apparaissent derrière des vitres. L’on apprend, grâce à S. Larson, que la pratique de l’embaumement était répandue, au XIXe siècle, chez les plus fortunés. Ces momies rappellent bien sûr celle qu’interprétait Colette dans Rêve d’Égypte et celle dont s’éprend le prêtre embaumeur dans Le Rêve de Mysès. Les Égyptiens momifiaient les corps pour matérialiser leur croyance en une vie après la mort. Mme Larson veut voir dans toutes ces momies vaudériennes, vraies ou fictionnelles, le symbole du destin à venir de son œuvre : après avoir stationné dans les hypogées de la mémoire, elle doit revenir à la vie grâce à l’intérêt renouvelé d’autres vivants. Sa monographie, par toutes ses qualités, tient la promesse de son titre et la ressuscite pleinement. Il reste donc à lui souhaiter de nombreux lecteurs, de même qu’il faut espérer qu’en soit publiée une version française. Ressuscitée par des soins attentionnés, Jane La Vaudère apparaît en effet comme une figure des plus attractives : il ne serait pas surprenant que d’autres veuillent, à leur tour, se tourner vers cette nouvelle « égyptologie » — et qu’à la fin cette femme de lettres trouve sa juste place dans notre histoire littéraire.

 

 

 

© Crédit photo : Jane de La Vaudère en automobile, dans Le Carnet de la femme, 15 octobre 1906 (source : gallica.bnr.fr/BnF).

 

 

(Sauf mention contraire, tous les documents iconographiques sont tirés de l’encyclopédie Wikipédia.)

 

 

 

Notes

 

1 Petit Glossaire raisonné de l'érotisme saphique 1880-1930, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1980 ; et Écrire d'amour : anthologie érotique féminine 1789-1984, Paris, Ramsay, 1985.

2 « La postérité d'À Rebours, ou le livre dans le livre », dans Figures et formes de la décadence, Paris, Séguier, 1994, p. 194-202 ; Guy Ducrey, « Jane de La Vaudère. Le sang et la science », Cahiers de Littérature française, Décadents méconnus, VII-VIII, mars 2009, p. 144-160.

3 « Lettres inédites de Jane de La Vaudère à Émile Zola : de la société des gens de lettres à Pour une nuit d'amour ! », Les Cahiers naturalistes, no 81, septembre 2007, p. 231-242 ; « Jane de la Vaudère ou l'éclectisme littéraire », dans Passées sous silence. Onze femmes écrivains à relire, Presses universitaires de Valenciennes, 2015, p. 173-184.

4 « Husbands, Wives and Doctors: Marriage and Medicine in Rachilde, Jane de La Vaudère and Camille Pert », Dix-neuf, 11-1 (2008), p. 90-104.

5 Les Écrivains (2e série), 1895-1910, Flammarion, Paris, 1927, « Propos galants sur les femmes » , p. 186.

6 Mon Paris et ses Parisiens. (II) Le quartier Monceau, Paris, Pierre-Horay, 1954.

7 Éloge du plagiat, Paris, Gallimard, 1997.

 

À lire également @JVaudere, « Découvrir Jane de La Vaudère »

 

Sharon Larson, Resurrecting Jane de La Vaudère. Literary Shapeshifter of the Belle Époque (voir URL. https://www.psupress.org/books/titles/978-0-271-09444-1.html

 

© Par @JVaudere (https://mobile.twitter.com/jvaudere), compte Twitter de Jane de La Vaudère : femme de lettres française (1857-1908). Romancière, dramaturge, poète, journaliste (9, place des Ternes, Paris 17).

 

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Pour citer ce texte inédit & illustré du matrimoine poétique

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@JVaudere, « La reviviscence de Jane de La Vaudère (1857-1908). Compte rendu », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°13 | PRINTEMPS 2023 « (Auto)Portraits poétiques & artistiques des créatrices », mis en ligne le 28 avril 2023. URL :

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