29 mars 2020 7 29 /03 /mars /2020 15:52

Megalesia 2020 | Le néopaganisme & la sexualité dans la culture populaire du XXIe siècle | Articles & témoignages

 

 

 

 

​Qu’est-ce que

 

le Djèlénin-nin ? 

 

 

 

Emmanuel Toh Bi

Maître de conférences

Université de BOUAKÉ Côte d’Ivoire

Écrivain-poète, concepteur de l’IVOIRONIE

 

Crédit photo : "Danse de  réjouissance ou Zaouli", traditionnelle du centre-ouest de la Côte d'Ivoire à la cérémonie de la flamme de la paix à Bouaké, domaine public, Commons. 

 

 

 

Introduction

 

 

Le Djèlénin-nin est une poésie médiatisée, sous-genre de la poésie orale négro-africaine, d’origine ivoirienne. La tradition orale africaine est traversée d’un vertige initiatique inestimable. Ses divertissements et cérémonies de réjouissance ou d’intronisation, ses connaissances de la nature, ses instants de baptême et rites funéraires, ses organisations politique et sociale, ses philosophies vestimentaires, ses ingénieuses langues plurielles, ses modules d’artisanat, ses fêtes de génération, sa sagesse cynégétique, ses danses consacrées, son art musical et littéraire qui interpelle mythes, contes et légendes, ses chaumières ancestrales, ses rites sacrificiels fervents, ses femmes dévotes… sont autant de paramètres civilisationels qui mettent le continent noir en phase avec la poésie, littérature d’inspiration sacrée et subliminale, qui donne lieu à une refonte de l’existence par une didactique cultuelle interactionnelle entre l’esprit humain et l’effluve cosmique insondable. Dans ce rituel de fécondité intellectualo-spirituelle, le souffle du mot a rang de point focal d’idolâtrie.  

Le Djèlénin-nin, on peut le dire, est un des multiples rituels de notre civilisation noire qui exposent, cumulativement, créativité artistique et spiritualité nègre. Chez le Nègre, en effet, le spirituel est source, sinon, souche, de créativité, de façon telle à enseigner et à édifier l’esprit humain en le détendant, dans la pure banalité quotidienne.  Par ricochet, il y a bien de raisons de rapprocher le Djèlénin-nin de la poésie qui, elle, se réduit à être un instinct de création littéraire aux contours spirituels. Le Djèlénin-nin désigne un rituel funéraire poétique du pays gouro, dans le Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire. En 2007, nous l’avons, de façon artistique, porté à l’attention de la communauté culturelle et scientifique à travers une œuvre : Djèlénin-nin pour toi mon Afrique1, jusqu’à ce jour, référence majeure du concept traditionnel nommé. Et depuis, le concept a de plus en plus intéressé l’opinion scientifique. Nous éprouvons, maintenant, la nécessité de le présenter à la communauté savante, dans l’objectivité du langage lucide.

Pour ce faire, seront nécessaires, un examen de l’exécution du Djèlénin-nin par une relative immersion dans son ontologie culturelle,  les théories du genre poétique, appuyées par celles de sa déclinaison civilisationelle négro-africaine, le sens artistique et philosophique du peuple gouro, quelques passages de l’unique texte poétique inspiré par le Djèlénin-nin, la vision négro-africaine, précisément, gouro, de la mort, et l’instinct communautariste nègre.

L’Afrique, par les diverses créations poétiques de ses fils, en a substantiellement apporté au genre poétique, genre littéraire d’élitisme et de spiritualisme émotionnel. Ce sacerdoce de contribution canonique à l’écriture poétique, l’Afrique n’en a jamais démordu. Le Djèlénin-nin, et ses inspirations, en est la dénotation.  Le continent noir est un continent de poésie. Depuis des lustres, la parole bien entretenue et magnifiée, lui a toujours servi de soulagement psychique et de délivrance spirituelle. C’est pourquoi, tous les rites traditionnels et événements sociaux et politiques de l’Afrique, lui donnant sujet à méditation sur les affres de la société et la complexité de l’existence, ont toujours eu pour instrument médiatique d’affranchissement et pour mise en train idéologique, la parole, la parole créatrice et mystique. Le Djèlénin-nin et les préoccupations politiques qui minent le continent, en sont didactiquement la matière.

Succinctement, pour tenter d’appréhender le concept gouro, nous examinerons les points suivants : I- Une esthétique de création, II- Une autorité morale, III- Une poétique du salut communautaire.

 

I- Une esthétique de création

 

 

De son ontologie traditionnelle gouro, le djèlénin-nin est un rituel funéraire ; de son étymologie, "djè" traduit le deuil, "lé" indique la préposition d’attribution ou de destination "pour", et "nin-nin", "danse". En gros, il faut y entendre : "danse de funérailles". Les langues africaines sont, pour la plupart, des langues à ton, à l’échelle de l’émotivité de l’âme négro-africaine. La sémantique d’un mot, dans cette civilisation, varie en fonction de sa tonalité, donc, de sa phonétique et de sa phonologie. Ainsi, pour une même orthographe, on peut associer deux réalités référentielles différentes. C’est le cas de "nin-nin" en gouro, qui désigne la danse selon que, tonalement, les deux syllabes identiques soient d’allure descendante, et selon que la tonalité des deux syllabes soit d’allure ascendante, le même mot renvoie à l’adjectif "doux". 

En règle générale, la propriété tonale des langues africaines, témoignant d’une âme particulièrement religieuse et exceptionnellement psychique, est charrieuse de poésie si elle n’en est pas intrinsèquement marquée. Ici, il ne s’agit pas de dire le fait, mais, le dire avec épanchement carillonnant, d’humanisme animé. Tant et si bien que le fait dit gagne en prolifération sémantique et en « gravité » idéologique.

Bien à propos, la poésie est l’opportunité expressionelle des mouvements évasifs et accentuels de l’âme, et témoin de l’intimité psychique de l’être, donnant prise à une fécondité sémantique du fait dit. Et la voix, dans ce contexte, est le baromètre de l’état d’âme. En réalité, la voix, quand elle est tonalement marquée, elle semble avoir plus d’effet sur l’esprit humain que lorsqu’elle est béatement émise. Le mythe d’Orphée en est vraisemblablement l’ancrage. L’esprit ayant plus d’attrait pour la valeur ajoutée des êtres, des phénomènes et des choses. La voix négro-africaine, donc, parce qu’elle est essentiellement tonale, est prioritairement poétique. C’est cette voix de dotation orphique qui accompagne et encadre les rites d’initiation locaux qu’on retrouve théoriquement dans Religions d’Afrique noire2. Avec justesse, le Djèlénin-nin est un rituel funéraire à trémoussement corporel et à voix tonale, avec litanies consacrées, dans une atmosphère particulière qui, évidemment, est celle du deuil.

Le deuil, en Afrique noire, est un instant, certes, de douleur et d’abattement psychologique, mais, surtout, un instant d’humanisme et de production artistique, donc, d’évasion et de re-création mentale. C’est ainsi qu’en pays gouro, les pleureuses spécialisées, ayant conscience de leur responsabilité ou sacerdoce civilisationel, tiennent l’assemblée en laisse, par le biais d’un art que leur inspirent les muses ancestrales. Et comme le fait savoir le premier, et, peut-être, le seul texte poétique écrit, inspiré de ce ferment traditionnel, l’aspect corporel, la mine ou physionomie du visage, l’aspect vestimentaire, la frénésie corporelle, la rythmicité des pas, constituent un langage didactiquement décodable :       

« Ce chant lorsqu’on le chante

L’esprit des danseuses esthètes s’éveille

Et elles dansent…

Sans instrument de musique

Sans sonorité

Seulement avec émissions saccadées

et intermittentes de voix

Pourtant elles dansent elles dansent

elles dansent

Elles dansent avec gymnastique

Elles dansent avec agilité

Et avec harmonie de charme

Jusqu’à pétrifier l’âme.

Comme si elles exécutaient des pas au rythme

d’une musique inaudible aux non initiés.

La poésie est un philtre

Et le poète sait que l’obsession de la parole

consume sa chair…

Youan Bi lèè Borlia n’est plus. »

(Djèlénin-nin pour toi mon Afrique, pp. 26-27)

 

 

Avant toutes choses, qu’il nous soit permis d’évoquer le grand embarras psychologique et moral qui est le nôtre aux instants de cette brève réflexion sur le Djèlénin-nin qui, malheureusement, peut-être, n’a été porté à l’attention de la communauté scientifique et culturelle que par nos soins. Malheureusement, encore, ce ne l’a été qu’à la faveur notre première œuvre poétique, Djèlénin-nin pour toi mon Afrique, dont un extrait vient d’être étalé et dont des extraits seront certainement proposés au cours de cette modeste étude. C’est le malaise de l’exégète face à l’exploitation d’une ressource culturelle dont il est lui-même issu et qu’il a été le premier, sinon, le seul, à présenter artistico-poétiquement au public. La perplexité psychologique à en citer des extraits, ici, n’est pas négligeable. Tout de même, il faut bien que, en marge du jet poétique du Djèlénin-nin, on en ait, relativement, une opinion scientifico-objective. De toutes façons, si l’œuvre fictionnelle nommée, elle, est marquée auctorialement, la souche culturelle qui lui sert d’ancrage ne peut l’être ; un ferment traditionnel  est inaliénablement de paternité communautaire ou de propriété patrimoniale. De ce fait, le regard nôtre sur cette dernière ne peut être taxé de sombrer dans la confusion subjectivante. Et puis, décisivement, l’armature littéraire de Djèlénin-nin pour toi mon Afrique est  calquée sur le schéma oral du rituel gouro. Apprécions-le, donc, lucidement, sans auto-contemplation écrasante.

 

À l’aune de l’extrait sus-cité, le poète, visage symbolique et incarné de la danseuse, décrit, à la fonction référentielle, le rituel du Djèlénin-nin dont il est a priori extérieur. Le poète, par la magie de création à lui conférée par l’Olympe, a le pouvoir d’être à la fois regard et regardé, scène et spectateur, sujet et objet. À juste titre, la poésie est l’alchimie verbale d’un microcosme vivant, parlant et agissant, aux allures d’un dialogue de la nature, et avec elle-même, et avec le public ou l’interface. David DIOP reprend savamment cette idée : « Mais puisqu’il faut donner une définition, si vague soit-elle, de a poésie, disons qu’elle est la fusion harmonieuse du sensible et de l’intelligible, la faculté de réaliser, par le son et par le sens, par le rythme et par l’image, l’union intime du poète avec le monde qui l’entoure. La poésie, langue naturelle de la vie, ne jaillit et ne se renouvelle que par son contact avec le réel. »3

 

Tout compte fait, le pacte de la fonction référentielle est celui du poète spectateur qui, empiriquement et par extase, vit la scène qui lui est donné de voir, fût-ce, par le truchement du champ lexico-sémantique que voici : "ce chant lorsqu’on le chante", "L’esprit des danseuses esthètes s’éveille", "Et elles dansent…", "Sans instrument de musique", "sans sonorité", "avec émissions saccadées et intermittentes de voix", "elles dansent avec gymnastique", "avec agilité", "avec harmonie de charme", "pétrifier l’âme", "musique inaudible aux non initiés", "un philtre", "l’obsession de la parole", "consume"… Une telle atmosphère inscrite par le Djèlénin-nin, est celle de l’émotion du sacré, celle d’un imaginaire symbolique. Opportunément, le djèlénin-nin est la logique de l’intensification de l’émotion face à une scène indicible. On en viendrait à « lier…étroitement la poésie à la pensée religieuse ou, au moins, à la sensibilité mystique et sacrée. »4 Dans ce sens, le Djèlénin-nin est une idolâtrie parolière qui, par contrebalancement, tente d’exorciser l’indicible tragique, de façon telle à le désubstantialiser de son contenu fatal. Si tant est que, selon le dicton, les grandes émotions sont muettes, il n’y a, tout de même, pas de poésie dans le mutisme. Subséquemment, on reconnait à la poésie sa capacité à lutter intellectuellement et spirituellement contre les drames ou tragédies négatrices de l’existence. Si, donc, devant une intrigante situation quelconque, l’Humain n’a plus suffisamment de force mentale pour émettre la poésie affranchissante, le Djèlénin-nin s’offre à lui comme ressource adjuvante de renforcement psychique, apte à transcender l’émotion de l’indicible pour produire un « dit » de niveau irradiant, tant purificateur que libérateur. On en comprendrait que le Djèlénin-nin, telle une poésie spirituelle ou religieuse, se présente comme un breuvage mystique, inspirateur d’un amour forcené de la parole, mais de la parole curative de l’esprit endommagé dans des périodes infestes. C’est pourquoi, à l’image du Djèlénin-nin,  « La poésie est un philtre. »

 

En outre, la danse du Djèlénin-nin est présentée par le poète comme se déroulant " Sans instrument de musique" et "sans sonorité". C’est cette incongruité énigmatique qui a toujours assuré à la poésie son socle chansonnier. En effet, le genre poétique, à l’enseigne d’une terre inconnue, « se présente comme un continent abrupt dont l’immensité effraie celui qui l’aborde. »5  La poésie négro-africaine, elle-même, "sans sonorité", c’est-à-dire, sans langage versificatif classique, parvient à être très rythmée, très imagée et très symbolisée. Sous ce rapport, la poésie négro-africaine relève de la poétique du Djèlénin-nin, à savoir qu’elle est une poésie d’improvisation circonstancielle et d’utilité psycho-curative. Comme le Djèlénin-nin, elle parait abrupte, parce que sans forme précise, mais elle a une vertu thérapeutique, psycho-curative, au démeurant. Elle est le Djèlénin-nin.

   

Le Djèlénin-nin, en marge d’être relaté à la fonction référentielle par le poète, est un expédient cérémoniel à double vertu : particularisme et idéologie. Entrera en jeu la fonction conative du langage, témoin actant de l’action exorciste en cours, mettant en jeu l’interpellation de l’âme pour exercer, sur cette dernière, un effluve de soulagement.

   

Le particularisme concernera le bref examen d’un extrait du rituel gouro dans son contexte spécialisé de scène funéraire quelconque, relayée par l’œuvre poétique :

        

 

« Mon frère si c’est dans l’univers du sommeil que tu es

Réveille-toi

Grand-père le jeu auquel tu joues là est dangereux

Arrête-le…tu vois tout le village est rassemblé cloué

à cause de toi

Je dis : si c’est dans l’univers du sommeil que tu es

réveille-toi

Nous n’en pouvons plus

Nous n’en pouvons plus

Le désarroi est à son comble

Même la panthère du fond de la forêt te pleure

 

 

Et ses cris envoûtant répandent les pleurs

dans les cœurs.

Tah Lou Tanan que tu connais que tu aimes, a perdu

haleine

Avec son pagne traditionnel attaché à la hanche.

Le torse nu

Le corps couvert de boue

Les seins pendants

Les yeux tuméfiés

Elle va et vient sans discontinuer

De sa bouche on n’entend plus que des râles de délire

Je dis : mon oncle : si c’est dans l’univers du sommeil

que tu es réveille-toi

                     

Djèlénin-nin !

Gaston, tes cousins du Zougounéfla voisin sont venus

te voir

Ils sont venus

En exode interminable

En file massive

Ils sont là…interdits interloqués

Gaston, je dis : pourquoi veux

qu’on conçoive

l’inconcevable ?

La lune brille-t-elle à midi 

Et le soleil en pleine nuit ? » (DPTMA, p. 34)

 

Si l’extrait précédent donnait un aperçu de la danse du rituel, celui-ci s’attarde plutôt sur les paroles émises par la pleureuse, substitut du poète désarçonné. On pourra excuser sa relative longueur, ici ; le rituel négro-africain ayant le propre de s’épancher remarquablement, et en temps, et en espace, d’une sorte d’ivresse ou d’écervèlement baroque. L’on n’a vraiment pas le choix pour l’étude de cette poésie-sociologie ou de cette poésie-anthropologie, c’est selon. Dans ce dernier extrait, le répertoire d’indices de la fonction conative interpelle manifestement : "Mon frère," "que tu es", "réveille-toi", "le jeu auquel tu joues là", "Arrête-le", "tu vois tout le village est rassemblé", "Tah Lou Tanan que tu connais", "à cause de toi", "que tu aimes", "si c’est dans l’univers du sommeil que tu es", "te pleure"… Dans les fonctions du langage élaborées par Roman Jakobson, la fonction conative est celle qui relève de l’adresse à un interlocuteur dont on attire l’attention, de l’ordre d’une interpellation. Singulièrement, le cas échéant, l’interlocuteur est un être aux sens éteints, un mort. On parle d’extinction des sens que tous les thanatologues reconnaissent à tout sujet victime du phénomène existentiel qu’est la mort. Tout simplement, se dessine, ici, la vision négro-africaine de la mort qui objecte que les morts ne sont pas morts. Le poème « Messe mandingue pour des funérailles négro-africaines »6 du Sénégalais Mamadou Traoré DIOP en paraîtrait le repère le plus illustratif. On parlerait de prosopopée alchimique à charme de résurrection. Particulièrement, la fonction conative du Djèlénin-nin, dans une perspective mystique d’exorcisme, a pour vocation de ressusciter le Mort, sinon, de le faire vivre symboliquement, annihilant ainsi Le phénomène tragique souligné. Par cette verve conative, donc, la mort s’en trouve toisée par la pugnacité olympienne de la pleureuse-poète. Les mots, rythmes, images et interrogations, qui jonchent son élocution rapportée plus haut, sont le reflet de la divine sensibilité nègre en cet instant de pointe civilisationel que constitue le deuil.

 

La vertu idéologique du rituel du Djèlénin-nin se ramène à son extirpation  de son foyer anthropologique de particularismes funéraires, au profit de sa transposition artistique au chevet de la société ou le village stylistiquement malade, l’Afrique affligée, par exemple. Le Djèlénin-nin, du fait qu’il est un rituel d’expulsion de la tristesse, il a un pouvoir curatif mental, valable pour les hommes éplorés, valable spirituellement pour la communauté, pour des personnes morales et structures sociales. C’est que, dans l’exécution du rituel, la pleureuse, après avoir vomi l’inacceptabilité de la situation tragique, comme dans l’extrait sus-cité, relate la dignité, la valeur, la brillance, l’éminence, les hauts faits ou la dignité généalogique du Mort, de sorte à consoler les cœurs endoloris et peinés, et à leur inspirer que leur personne chère n’est pas morte :

 

               

« Je suis venu rendre visite au frère de mon papa

Il me manquait

Je raffolais de le revoir

Je suis venu le voir et regardez l’état dans lequel

je le trouve

Il s’en va

Le voilà qui va là

Il s’en va dans la tombe

L’homme éléphant s’en va

La terreur des fauves s’en va

Il s’en va dans la tombe

Djèlénin-nin ! » (DPTMA, pp. 38-39)

 

 

 

 

Les prédicats "L’homme éléphant, "terreur des fauves", indiquent bien la dignité du défunt ayant tendance à nier son état déplorable en cours. L’état d’esprit de positivation, on le retrouve artistiquement et de façon inédite, dans le texte, au chevet de l’Afrique symboliquement morte et que la pleureuse voudrait remettre en vie par l’art quasi spirituel du Djèlénin-nin :

 

              

« Brute Afrique des âmes exaltées            

 

 

Brute Afrique de la chaleur nostalgique du royaune congénital

L’oiseau louangeur te chante

De sa voix chuchotante de vin de palme frelaté

C’est un chant de magnificence

Ce chant Samory l’a chanté

 Chaka l’a chanté

 …

 …

"Afrique originelle de l’activation des artères sanguines

Tu as bercé l’enfance de l’existence

Au moment où tous les mythes nourriciers

Se mettaient en place et éditaient leurs littératures" 

danse

                                                            danse

danse… » (DPTMA, p. 26, p. 28)

 

 

L’Afrique, donc, est symboliquement morte, du fait des coups d’Etat à répétition, des rébellions, des meurtres politiques, de la précarité de ses infrastructures, des maladies chroniques, de la pauvreté. En exécutant rituellement à son chevet le Djèlénin-nin, le poète nourrit le dessein sacral de l’affranchir des fanges boueuses qui enchaînent son éclosion et nouent son développement ; d’où la nécessité de susciter en elle le déclic en la rétablissant dans sa dignité première et en lui rappelant ses exploits historiques, et ce, par l’adjuvance de la force incantatoire qu’insuffle le charme envoûtant des paroles et des pas des pleureuses consacrées, visage symbolique des poètes initiés des temps modernes. Dans cette poétique, l’évocation "Djèlénin-nin !" à une instance ou à un niveau d’articulation du récit, stipulerait un sursaut salutaire pour nier la fatalité narrée. Dans le texte oral du Djèlénin-nin, la fonction conative du langage prête main forte à celle référentielle, pour donner, à ce sous-genre de la poésie orale africaine, de résorber son taux d’abstraction intellectualiste, et ce, en dépit de son élitisme avéré ; l’âme négro-africaine, parce qu’elle rattache sacerdotalement le sensible au métaphysique, se plait, avec hauteur, à ne pas réduire l’élitisme à l’abstraction spéculative. Pareillement, la distribution éparpillée de la lexie "danse" sur la page blanche, témoigne de l’importance de l’empirisme qui nourrit substantiellement l’art poétique. Ainsi, toute activité littéraire orale ou écrite en solidarité d’une terre sinistrée ou d’une structure sociale éprouvée, souscrit au Djèlénin-nin, pourvu que soient mis en code, dans l’inspiration, rythmes, symboles et images, dévoilant, avec émotion, l’intimité ancestrale, l’honorabilité, la grandeur humaine et les promesses d’espérance de cette dernière.

 

Dans ce cadre, une éventuelle scansion du texte par un éventuel "Djèlénin-nin !" ne serait pas œuvre futile; le tout, ici, est de nier le malheur pour que poigne le rayonnement du bonheur. C’est le culte de la positivation.

 

 

 

 

II- Une autorité morale

 

De notoriété, tout rite traditionnel, qu’il soit négro-africain ou non, se déroule sous l’onction d’un officiant qui fait office de guide du culte et qui, investi de la sagesse ancestrale, est dépositaire de l’orthodoxie du rite en cours. Il en atteste de la validation ou de l’invalidation. Cette équation mystique est plus visible dans les rites sacrificiels et l’est moins dans des rites de spectacle évasif comme le Djèlénin-nin. Dans D’éclairs et de foudre7, le poète assure lui-même cette autorité morale, cultuelle, du reste ; la poésie négro-africaine entretenant une interaction fluide avec les rites traditionnels. Dans le texte évoqué, le poète, commandant aux composantes du rituel, « parraine » la cérémonie par une souveraine litanie invocatoire où les mots de la langue locale et les mots français, s’enchainent dans une verve éruptive de libération. D’enseigne disciplinaire, le poète, de son sens olympien de créateur, est une autorité morale ; il a une emprise indéniable sur l’existant qu’il a le pouvoir de démonter ou de transformer spirituellement par l’acte illuminant de transfiguration. C’est la dénotation de l’impact magique de la parole qui, ainsi que le confessent même les livres saints, a le charme coercitif de faire passer du Néant à l’Existence, et vis-versa.

 

Dans le Djèlénin-nin, rituel moins vénératif et moins pieux, et surtout spectaculaire, sinon, d’apparence, l’autorité morale a l’allure d’un prophète de consolation, diseur de bonnes nouvelles rassurantes qui engagent un futur dégagé de toute nébuleuse. Dans le rituel gouro, l’officiant ou l’autorité morale, est d’une telle assurance rageuse du futur que l’unique texte poétique d’inspiration, sus-nommé, l’identifie à un prophète, tout simplement. Dans La Prophétie de Joa8, il est initié un dénommé Prophète de Joal, un genre de prophète de malheur qui, au sixième chant du texte, débite toute une suite d’imprécations tonitruantes sur la vie des fils indignes, ceux qui négligent et profanent le legs culturel. Celui du Djèlénin-nin, lui, est appelé Prophète du Djèlénin-nin, un genre de prophète du bon devenir futuriste, annonciateur d’un lendemain enchantant. C’est lui qui, tenant la cérémonie sous sa caution paternelle, intervient en un moment donné dans l’arène, non artistiquement, mais, de préférence, lucidement, pour consoler le public endeuillé, par un acabit d’amas de paroles illuminées. C’est ce personnage de prestige qui assure la manivelle, mieux, qui est le concentré véhiculaire des promesses d’espérance et du culte de la positivation annoncés plus haut.  Pour cela aussi, il porte le nom commun de Djèlénin-nin ; il est le Djèlénin-nin ; il est un Djèlénin-nin. Voici comment il est présenté dans le texte poétique :

         

« Il est apparu le prophète du Djèlénin-nin

 

Avec son visage radieux

Radieux comme le soleil des grands jours…

De l’écroulement des murs de Jéricho

De la chute du mur de Berlin

De la libération de la terre d’Eburnie.

 

Son visage épouse son récit

Célébrons-le… » (DPTMA, p. 41)

 

 

La gamme de prédicats à lui associés achève de convaincre de la singularité d’un personnage illuminé, devin, interchangeable, presque, à un démiurge, pont de communication entre les dieux et les périssables : "visage radieux", "soleil des grands jours", "libération"… C’est le statut du poète, intellectuel et être spirituel à la fois, visionnaire de son temps. Le prophète du Djèlénin-nin en donne libre cours. Dans la suite du texte, ses interminables élocutions "Je la vois venant du ciel", "Je vois… je vois … je vois", "Je vous dis que je vois, Croyez", "Je vous dis que je vois, Ne doutez pas", "Je vois", "J’entends… j’entends", "J’entends" … l’attestent. Spirituellement, le prophète du Djèlénin-nin est la systématisation verbale, du passage de la tristesse à la joie, des ténèbres à la lumière, de la désespérance au rêve le plus fou. Victor HUGO a sujet de dire que le poète est un mage qui conduit l’Humanité vers la Vérité. La Vérité, ici, c’est le bonheur de l’âme, conséquente à l’observation d’une parole liée à l’éthique intellectualiste et dont le poète est le proférateur. Ainsi, le prophète du Djèlénin-nin, doublure du poète, est « la pointe même au glaive de l’esprit. L’abeille du langage est sur leur (son) front. »9  Figurativement, on pourra, usuellement et par corrélation, dire d’une personne qu’elle est un Djèlénin-nin si elle a l’art, au milieu d’un désastre communautaire ou individuel, d’entretenir une rhétorique inspirée qui ferait espérer le ou les suppliciés en l’avenir, de façon telle à panser en eux la douleur morale interne. Le Prophète du Djèlénin-nin, donc, porteur du flambeau platonicien, tire ses congénères, prisonniers d’une pesanteur obscure, du gouffre, sinon, de la caverne, pour qu’ils jouissent, non de l’ombre du Réel, mais, plutôt, de la lumière du Réel, donc, de la plénitude du Réel.

   

D’autre part, le poète, être symbolique, a les allures d’un être imaginaire, en raison de sa multifacialité ; au chapitre précédent, il se recouvrait de la silhouette de la danseuse du Djèlénin-nin, la pleureuse esthète. En ce chapitre-ci, il porte le manteau du Prophète du Djèlénin-nin. On en dénote que la poésie, littérature symbolique et imaginaire, n’est pas cernable, mieux, n’est pas embastillable dans de prétendus canons d’écriture figés. Il en ressort que son herméneutique est ancrée dans un pluralisme vertigineux et infini. Et le poète lui-même, parce qu’il n’est pas d’une citoyenneté matérielle et sensible, est mouvant et échappe aux entendements mathématisants du monde sensible. Le poète, donc, en changeant presque versatilement son masque, voit ses fonctions et modes d’action varier. Sous la silhouette de la danseuse, il consolait l’auditoire endeuillé en étalant, par virtuosité, le panégyrique ou la laudation du défunt. Sous le casque du Prophète du Djèlénin-nin, il console et fortifie l’assemblée peinée par l’évocation rhétorique d’un futur d’espérance, et pour la famille éplorée, et pour toute la communauté, dans un récit ou dans une phase moins artistique que la première. C’est que la poésie, quand elle veut se réduire à une berceuse, s’emmure dans des figures tropiques, images, symboles et rythmes, larmoyant stylistiquement. Quand elle veut revendiquer sa part d’opérationnalité sociale, elle rend son discours plus incisif sans se dérober à son intégrité disciplinaire de langage enchanteur. Soit que la poésie rit avec la communauté quand cette dernière est visitée par des joies existentielles, soit qu’elle s’alarme au chevet de la communauté lorsque la patrie se trouve être niée par des incartades historiques. La poésie négro-africaine, au sondage de son histoire littéraire, a connu toute ces étapes initiatiques. Bien à propos, le Prophète du Djèlénin-nin, doublet du poète, bénéficie de la caution initiatique des ancêtres pour pouvoir officier. Roger CAILLOIS en donne l’avertissement : « De tout personnage ou objet sacré, on ne peut approcher qu’avec précaution, car il exercerait une influence funeste sur celui qui s’exposerait sans garantie à son contact. Cependant, si l’homme doit éviter ce contact direct avec la divinité, il ne peut pas se passer des concours divins : pour les obtenir, il a recours au sacrifice et à l’offrande. »10 

Ainsi, le poète, autorité morale de la société, en plus de la âpre initiation intellectuelle qui est la sienne, voit sa sensibilité forgée par les multiples épreuves de la vie. Cela fait office, pour lui, de sacrifice et d’offrande, faisant de lui l’allié privilégié des ancêtres et du monde métaphysique.

   

Le Djèlénin-nin, en dépit de son ludisme, de son intellectualisme et de son spiritualisme, perdrait de son mordant en dehors de la chaleur communautaire.

 

 

III- Une poétique du salut conmunautaire

   

Le Djèlénin-nin est un des instincts du communautarisme nègre, synonymie de son oralité. ZADI ZAOUROU en donne le ton : « L’oralité n’est pas seulement le fait de communiquer avec l’autre par le moyen de paroles non écrites. L’oralité, c’est aussi et surtout un ensemble d’institutions visant à instaurer entre les membres du groupe social un type particulier de rapport (rapports communautaristes), un style de relation et de vie dessinant une éthique communautaire, un art d’aimer la terre des ancêtres, l’attachement au pays, impliquant l’intégration positive de l’intérêt particulier à l’intérêt collectif. L’oralité, c’est toute une vision du monde, tout un art de servir la cité pour le bien de tous. »11

   

Le Djèlénin-nin est un instant de deuil. Le deuil, en Afrique noire, sonne la trompette du passage en revue des troupes claniques et lignagères, à l’effet de se solidariser devant un phénomène tragico-existentiel qu’il faut nécessairement dédramatiser. Le Djèlénin-nin, donc, cumule parole et vivre ensemble, mieux, le Djèlénin-nin sacralise la parole virtuose comme lien actionnant du vivre ensemble chaleureux 

 

« Gaston, tes cousins du Zougounéfla voisin sont venus te voir

Ils sont venus

En exode interminable

En file massive

En queue serpentiforme

Ils sont là…interdits interloqués » (DPTA, p. 35)

 

 

« Tes amis des contrées lointaines

Que les rayons de ta célébrité ont couvertes

Sont venus te secourir

Ils sont venus

En colonie innombrable

En grappes

En essaims

Ivres de ce qu’ils ont entendu » (DPTA, p. 36)

 

« …tout le village est rassemblé cloué à cause de toi » (DPTA, p. 34)

 

En Afrique noire traditionnelle, dont le Djèlénin-nin gouro est un archétype, le deuil est un instant d’humanisme et un test d’audience sociale, pour refuser de perdre la vie, legs inaliénable de la divinité. En réalité, il est de conception négro-africaine que la vie humaine est vie éternelle. Point n’est question, dans ce cas, de se laisser berner par les caprices trompeuses et mal inspirées de la matérialité sensible qui réclamerait ce qui est à lui : le corps, valeur périssable. Ainsi, c’est au milieu de cette atmosphère de compréhension, de hauteur philosophique, de tolérance, de paix, d’amour, de lumière spirituelle, de solidarité et de partage, d’acceptation d’autrui, que s’exécutent, de façon édifiante, les principaux acteurs du rituel, en l’occurrence, Tah Lou Tanan, pleureuse esthète, et le Prophète du Djèlénin-nin. Bien à propos, le texte poétique, du fait qu’il est, selon Michael Riffaterre, une Représentation, il obéit toujours aux canons du communautarisme universel ; il s’appuie, certes, sur des particularismes mais il les transcende et les dépasse, pour donner à l’abstrait universaliste. C’est d’ailleurs l’origine de son autonomie herméneutique. Si, dans l’entendement naturel, l’Universel peut s’opposer au Communautaire, on va en objecter que l’Universel est une échelle du Communautaire, et que, vis-versa, le Communautarisme est une échelle de l’Universel ; les deux notions étant fondées sur des repères humains identiques, éminemment didactiques et difficilement trahissables. C’est la logique du rapport magnétique et interpénétré du général au particulier. Avec bon sens, ARISTOTE s’était intéressé à la question. Jamais, le communautarisme ne peut être ravalé au stade de ce qui est isolé, marginal ou de piètre importance. On en résout que le Communautaire nourrit l’Universel auquel il sert de support didactique et de maquette architecturale. L’Afrique, donc, ainsi que l’impulse le Djèlénin-nin, est riche de poésies parce dotée d’un communautarisme exaltant. Le Djèlénin-nin en est une indication plausible.

   

Le peuple gouro est du Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire, en Afrique de l’Ouest. Il est du grand groupe mandé, précisément, mandé du Sud, en lien analogique au peuple senoufo qui relève des mandé du Nord avec lequel, naturellement, il entretient une parenté à plaisanterie. Il aurait, pour ancêtre, un certain Hammadi Gouro, d’origine peule. Les recherches scientifiques sont en cours pour se prononcer décisivement sur cette origine ancestrale des gouro. En attendant, on peut, à tout le moins, constater que des reliques culturelles gouro ont des empreintes peules. C’est le cas du masque flaly, par exemple. En effet, le terme flaly est d’une étymologie littérale qui signifie « femme peule». En souvenir d’un chasseur qui, pendant ses randonnées sylvestres, aurait rencontré une femme peule d’une extraordinaire beauté et qui aurait, par la suite, comme par enchantement, disparu de sa vue. À son retour au village, il aurait tenté de sculpter cette créature énigmatique, mythologiquement rencontrée ; le masque flaly est visiblement la représentation du visage d’une belle femme peule. Des investigations plus incisives situeront exactement l’opinion sur la question. En attendant, et par présomption, on peut intégrer, fût-il hypothétiquement, que les Gouro ont eu, dans une ancestralité reculée, un contact avec les peuls. Le Gouro est idolâtre et polythéiste, certes, mais reconnait l’existence d’un dieu suprême : balé. La pluviométrie du pays est appréciable, ce qui favorise l’humidité d’un sol favorable aux cultures vivrières et industrielles. Subséquemment, pour son activité, le gouro est, principalement, cultivateur, et tisserand, en adjonction. Il arbore fièrement une tenue identitaire, avec bonnet, celle de la chefferie, notamment. Le gouro inscrit une culture à paroles, à danse et à masque. L’art de la parole, légendaire, est incarné par un nom : Youan Bi Lèè Borlia, grand poète traditionnel dont la renommée a couvert tout le pays gouro, évoqué dans le texte poétique dans un extrait figurant dans la première partie de l’étude-ci. La danse du Djèlénin-nin, quant à elle, est brillamment détenue par une certaine Tah Lou Tanan, magnifique pleureuse-esthète du rituel examiné, également évoquée dans le premier chapitre de la présente réflexion.

   

Dans la nuit du Jeudi 8 Mars 2018, à Bangofla, sous-préfecture de Vouéboufla, se tient une veillée funéraire, antre circonstanciel du Djèlénin-nin. C’est la veillée de TRA LOU TRA, la petite sœur de ma grand-mère maternelle TRA LOU GBAMBLE, une rouquine de lignée royale. D’ailleurs, GBAMBLE signifie "de teint clair, "Clair-rouquin" ; en découle son nom affectueux MOHON : "Déjà propre", "Lavée avant même de naître". Voici un effort de transcription phonétique gouro du mot GBAMBLE :  gbặ blệ, mieux, gbặmlệ. TRA LOU TRA est la petite sœur de ma grand-mère TRA LOU GBAMBLE, donc, directement ma grand-mère, elle aussi. Elles sont toutes deux filles de BIANGONE BI TRA, illustre chef canton. À cette veillée, trois esthètes pleureuses du Djèlénin-nin : Vahou Dje Lou Nayé, Lohouo Lou Tchana et Male Lou Belou, tiennent en haleine l’assemblée constituée de citoyens locaux et de multiples gens venus des villages voisins. Et ce, jusqu’à l’aube. Des voix de chorale enflammées et des pas rythmiques étonnamment cadencés, sans instrument de musique, ont achevé d’édifier cathartiquement un public ragaillardi, pourtant, initialement attristé. Elles le font en hommage à la défunte elle-même chanteuse des funérailles en pays gouro, particulièrement, à Zuénoula, dans les cantons Duonon, Bê, Bié, Nuonnon et Min.

   

L’art virtuose du Djèlénin-nin est hérité de la tradition à masque qui identifie ce groupe ethnique du Centre-Ouest de la Côte d’Ivoire. Chez le Gouro, en effet, le masque est nécessairement masque à danse, quitte à ce que, accessoirement, il serve à d’autres besoins d’exorcisme, de cure spirituelle initiatico-totémique. C’est le cas du flaly, du zamblé et du zaouli qui, lui, fut sacré, en début d’année 2018, patrimoine mondial de l’U.N.E.S.C.O. Dans cette logique, la danseuse du Djèlénin-nin est la réédition symbolique du masque, foyer cultuel et d’évasion artistique en Afrique noire. En définitive, le communautarisme négro-africain, illustré par le Djèlénin-nin, est une phase de vie chaleureuse ; la poésie elle-même étant une sensation de chaleur intellectuelle qu’édicte le rituel initiatique d’une lexicologie spécialisée, non innocente de son contexte culturel.

 

 

 

Conclusion

   

 

La poésie négro-africaine de tradition orale se décline en plusieurs sous-genres. Le Djèlénin-nin en est une facette. Ainsi que l’entonne le Djèlénin-nin, la poésie orale africaine fait corps avec le spectacle. En Afrique, la littérature n’a jamais été conçue, ni vécue, en dehors de l’art du spectacle. Elle est un espace de paroles souverainement inspirées, de musiques, de couleurs, de mouvements corporels, de chorégraphies exaltantes, de voix mélodieuses, de décors fastueux, de scènes et de mises en scène. SENGHOR l’avoue, en partie, quand il reconnait que ce qu’il a appris à l’ombre de Marône, la poétesse de son village, c’est l’association de la poésie à la musique.  Logiquement, paroles et musiques constituent le lit spontané du spectacle. La danse, art du spectacle et synchronisation des émotions populaires, tente de faire vivre et comprendre les codes initiatiques de la musique qui, elle, se présente comme la voix ancestrale de la berceuse intimiste de l’âme. Et  la poésie, fût-elle la plus distinguée, ne s’appréhende jamais en dehors de ce cadre. Le comble, c’est que, pour le cas-ci, la pleureuse esthète, du haut de son initiation, est la seule à entendre une musique pas du tout perçue des profanes, certes, mais qui présente, extraordinairement, dans la perception du spectateur, une harmonie avec les pas de danse très cadencés, exécutés par l’artiste du deuil.

   

Le Djèlénin-nin est rituel de deuil, non pour accentuer le deuil, non pour « endeuiller le deuil », mais, plutôt, pour le nier, de sorte à le faire enfanter une espérance irradiante de vie communautaire. Le Négro-africain, depuis son berceau de l’Egypte antique, a toujours été un être de positivation, un être vie, un être porté aux cultes constructeurs, un être de rituels virtuoses en communion avec la divinité, un être d’émission de paroles savantes et émotionnelles, négatrices des puanteurs de l’existence. Dans cette brève étude du Djèlénin-nin, nous avons tantôt fait allusion à des extraits d’une poésie écrite mais calquée, en style verbal et en structure, sur la pratique originelle du concept. Si bien que les quelques clins d’œil furtifs aux stances de cette poésie-anthropologie, ne nous ont jamais détaché de la chaleur traditionnelle du Djèlénin-nin. De toutes façons, la civilisation noire n’a jamais manqué de connecter l’art au vécu évasif et religieux. La poésie est le silence premier de l’univers qui, en lui-même, est la profération initiale de la parole poétique ; la poésie est la parole mythique de chaque peuple qui concentre les non-dits, symboles, visions complexes, souffles énigmatiques, passions intégristes, suppositions et embarras, à l’origine de la naissance du peuple. Ce n’est pas en vain que le mot mythe, qui entretient une synonymie étroite avec la poésie, vient du latin mutus, muet. La poésie, apparemment, est l’espace des incompris, des vérités non évidentes, mais, est source de didactiques infinies et fertilisantes d’intelligences. Le corollaire en est l’harmonie verticale et horizontale de l’individu et du peuple.

   

L’Afrique, avec son aura divine et ses multiples littératures dont le Djèlénin-nin et ses émules assurent le rayon poétique, a beau à promettre à l’Humanité.

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

BÄ (Hampaté), Aspects de la civilisation africaine, Paris, Présence africaine, 1972.

CHEVRIER (Jacques), Littérature nègre, Paris, Armand Colin, 1974.

CRASTRE (Victor), Poésie et Mystique, Neuchâtel, Les Éditions de la Baconnière, 1966.

ELIADE (Mircéa), Le sacré et le profane, Paris, Gallimard, 1965.

GAWDAT (Gusine), LAfrique dans  lunivers poétique de L.S.S., Dakar, Abidjan-NEA, 1978.

LOUIS VINCENT (Thoma), Cinq essais sur la mort africaine, Dakar, Philosophie et Sciences  sociales, numéro 3, 1968.

ZADI (Zaourou Bernard), La Parole poétique, Tome II, Université de Strasbourg II, 1981. "Césaire entre deux cultures", Abidjan-Dakar, N.E.A, 1978.

 

 

 

 

 

Notes

 

1Emmanuel Toh Bi, Religions Djèlénin-nin pour toi mon Afrique, L’Harmattan, Paris, 2007.

 

2. Louis Vincent Thomas et René Luneau, Religions d’Afrique noire, Fayard-Denoel, Paris, 1969.

 

3David DIOP, « Contribution à la poésie nationale » in Coups de pilon, Présence Africaine, Paris, 1973, p. 69.

 

4Victor Crastre, Poésie et Mystique, Les Editions de la Baconnière, Neuchâtel, 1966, p. 8.

 

5Poésie et Mystique, Op.cit., p. 26.

 

6Mamadou Traoré Diop, « Messe mandingue pour les funérailles négro-africaines » in mon dieu est noir, NEA, Dakar-Abidjan, 1975, p. 3.

 

7. Jean-Marie Adiaffi, D’éclairs et de foudre, Ceda, Abidjan, 1986.

 

8. Eno Belinga, La Prophétie de Joal, Éd CLE, Yaoudé, 1975.

 

9. Saint John Perse, VENTS, IV ; 10-12. 

 

10Roger Caillois, L’Homme et le sacré, Gallimard, Paris, p. 31 de Poésie et Mystique, Op.cit. 

 

11Zadi Zaourou, La parole poétique africaine, Université de Strasbourg, 1981.

***

 

Pour citer cet article

​​​​​Emmanuel Toh Bi, « Qu’est-ce que le Djèlénin-nin ?  », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Megalesia 2020| I- Le néopaganisme & la sexualité dans la culture populaire du XXIe​​​​​​ siècle, mis en ligne le 29 mars 2020. Url : http://www.pandesmuses.fr/megalesia20/djeleninnin

 

Mise en page par David Simon

 

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