Dossier mineur | Textes poétiques
Poème sans titre de Daniel Aranjo
© Crédit photo : (illustration à venir)
[Nuit ; au fond de la scène, tournant parfois presque le dos au public, Cassandre dans un cercle de lumière, dont on variera insensiblement le périmètre et l'intensité jusqu'à l'extinction finale, elle-même progressive ; vague gestuelle harmonieuse de Cassandre, en accord avec le long drapé de son vêtement lustral :]
CASSANDRE [quasi-chant] :
C'est le jour de mourir, prêtresse je le sais,
c'est l'heure et c'est le port
entre la bergerie et la tombe des dieux,
c'est l'heure, c'est le tour,
ô mer seule nourrice et l'aïeule des choses
alors que de mon œil la torche ne brûle plus tes fonds.
L'enfance d'abord est morte, si tu ne le sais pas,
dans sa brume de joie, quand je fus punie,
comme d'un trait sanglant, du vierge amour d'un dieu.
Puis ce fut Troie,
ce fut son aquilon de traits sur nos bûchers
comme la grêle sur du verre, et le piège, et les sorts
le soir, à la veillée, entre les bagages d'un départ
(quelques pointes de flèche qu'un enfant faisait tressauter d'un casque
et qui nous désigna l'une, puis l'autre, d'un chiffre quand elles en tombaient)
puis, à l’écart des Muses, sur le chemin du port,
tout un rang de pontifes grecs presque sereins
après dix ans de guerre sous une averse ensoleillée
tendant dans l’air luisant sans bouche ni buccin
le psaume mort d’une langue inconnue
qui n’enchante plus que l’âme, et de plus loin que l’âme...
Dernier ciel, dernier matin, dernier regard du dernier col
dans mon dos, sur le dernier rempart inexpressif de Troie déjà herbu de siècles
(la voix douce, et perçante jusqu'à l'âme, de ma sœur au loin séparée),
la brune tendresse des filles là-bas de chez moi jamais jamais
plus retrouvée depuis mes aînées ma cousine ma sœur ma tante si jeune
la brune tendresse d’un ventre là-bas de chez moi
LES DEUX CAPTIVES CHOÉPHORES [soudain visibles, assises ou debout, dans le halo élargi autour de Cassandre] :
Ψ puis nous toutes, puis nous tous parqués comme un peuple
aux autres venu parler de poussière et de feu et de poutres tordues,
de traite enfin autour des îles, ô mer limpide, jusqu'à toi. Ψ
CASSANDRE [parlé] :
Et toi, close Virginité, qui t’en es allée de sous l’ultime, ultime toit d’enfance :
j’eus beau être prêtresse et avoir tout prévu,
je ne savais pas qu’un viol ridicule, comme celui-là, dût me disperser à toutes les poussières de la vie, ou de ce qui pût en rester, après… ça…
Comme si le vrai devait être toujours forcé, distraitement, par ceux qui n’en savent rien, ni des lueurs premières qui s’y sont, enfance elle aussi, purifiées au long de mois joueurs d’enfance
aux mille coins, recoins, chemins blancs, balançoires d’horizon de cet infini jouet que, pour nous autres fillettes devineresses à foulard, yeux ronds et clairs
put être une citadelle nommée Troie sous la garde rieuse de nos parents et d’un dernier grand frère héleur là-bas à mi-distance, pacifiée, d’horizon…
[Nuit.]
***
Pour citer ce poème
Poème sans titre de Daniel Aranjo, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 26 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/sanstitre-aranjo.html
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