Événements poétiques | Un Bouquet Poétique pour Toutes à l'École & La Journée Internationale des Droits des Filles 2022 & N°11 | Parfums, Poésie & Genre | Instant poétique en compagnie de...
Sous le baobab, un livre…
Crédit photo : Boab, Commons.
Chaque matin, avant d’entrer en classe, tu prendras une petite gorgée de cette bouteille.
– Est-ce l’eau destinée à développer l’intelligence ? Dis-je1
Assise à même le sol rouge, indifférente aux traces qu’il laissera immanquablement sur mon bermuda blanc, le dos calé contre le tronc robuste du baobab, je suis plongée dans la relecture – énième relecture – de L’enfant noir de Camara Laye.
Un bruit léger, à l’instar d’un crissement de brindilles m’arrache à ma lecture et me pousse à lever la tête.
Croisement de regards timides. Quel âge a-t-elle ? 8 ans, 9 ans tout au plus.
Petite créature vêtue d’un boubou blanc trop large pour son corps menu, elle regarde sans ciller de ses grands yeux couleur charbon, la couverture du roman que je tiens entre les mains.
Combien d’années se sont écoulées depuis cette rencontre avec Amina ? Trente ? Quarante ? Un peu plus ? Elles n’en ont pas altéré le souvenir.
Il y a peu, en faisant des rangements dans ma bibliothèque, je suis tombée sur L’enfant noir de Camara Laye.
L’exemplaire a vieilli. La couverture s’est défraîchie. Les pages, jaunies par les années, ont répandu dans les airs une odeur surannée.
Mais les souvenirs n’ont pas vieilli. Je revois la scène, comme si c’était hier :
Amina qui fixe mon livre comme si à lui seul il représente tout un univers. Indéchiffrable. Inaccessible. Objet de mille et mille convoitises.
J’ai tapoté le sol de ma main gauche, l’invitant à s’assoir à mes côtés.
Un moment d’hésitation à peine et la voici qui prend place, se cale contre le tronc du baobab.
Je me souviens de ses yeux pétillants, signe d’intelligence et de vivacité, dès qu’ils effleuraient mon livre.
Je me souviens des larmes qui y ont perlé dès l’instant où j’ai posé mon livre sur ses genoux, ouvert à la première page.
Vision bouleversante. Remuante. Frustrante. Réelle, aussi.
À l’instar de nombre de filles de ce village dans la brousse, Amina ne savait ni lire ni écrire.
Je me souviens avoir laissé le livre ouvert sur ses genoux.
Je me souviens lui avoir lu, malgré ma gorge nouée, ces premières lignes qui constituent l’incipit du roman :
J’étais enfant et je jouais près de la case de mon père. Quel âge avais-je en ce temps-là ? Je ne me rappelle pas exactement. Je devais être très jeune encore : cinq ans, six ans peut-être. Ma mère était dans l’atelier, près de mon père, et leurs voix me parvenaient, rassurantes, tranquilles, mêlées à celles des clients de la forge et au bruit de l’enclume.
Brusquement j’avais interrompu de jouer, l’attention, toute mon attention, captée par un serpent qui rampait autour de la case, qui vraiment paraissait se promener autour de la case ; et je m’étais bientôt approché.
Tandis que je lisais ce passage, Amina s’est progressivement rapprochée de moi, jusqu’à ce que ses tresses se nichent au creux de mon épaule.
J’ignore combien de temps a duré ma lecture…
Un cri, un “Amina” lancé sur le ton de la colère, est venu interrompre ce moment de partage, hors du temps.
Mais le temps, pour Amina, était à la cueillette des arachides et aux menus travaux qui incombaient aux fillettes de son âge.
Tenant toujours L’enfant noir dans la main, j’éprouve du mal à m’en séparer.
Durant toutes ces années, je pensais avoir oublié…
Pourtant, je n’ai pas oublié les nombreuses fois où j’ai dû palabrer, jusqu’à l’épuisement parfois, avec le père d’Amina, afin qu’il accepte mon aide et l’idée que je devienne la marraine de sa fille. Et qu’il permette à Amina de réaliser son rêve : aller à l’école, apprendre à lire et à écrire.
Quarante ans et des poussières sont passés. J’ai, entre les mains, L’enfant noir de Camara Laye.
Sans même l’ouvrir, je sais que sur la première page où figurent le titre du roman et le nom de l’auteur, sont nichés des mots manuscrits.
Des mots écrits par Amina. Des mots que je n’ai pas oubliés.
Et qui disent :
Je l’ai lu et relu.
Je vous le rends, parce qu’il est à vous.
Merci.
Amina.
1. L’enfant noir, Camara Laye.
***
Pour citer ce récit engagé & inédit
Mona Azzam, « Sous le baobab, un livre… », Le Pan poétique des muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Évènement poéféministe | « Un Bouquet Poétique pour Toutes à l'École & La Journée Internationale des Droits des Filles 2022 » & N°11 | ÉTÉ 2022 « Parfums, Poésie & Genre », mis en ligne le 5 octobre 2022. Url :
http://www.pandesmuses.fr/11octobre22/no11/azzam-souslebaobab
Mise en page par Aude
© Tous droits réservés
Retour à la Table de l'anthologie ▼
Retour au sommaire du N°11▼