1ère partie
Invitées Entretien |
Voix contemporaines
Conversation entre
Patricia GODI & Camille AUBAUDE à l'Université de Clermont-Ferrand Centre de Recherche sur les Littératures et la Sociopoétique (CELIS), 2012 |
Ode à Isis
Sorcière aux joues grandioses, unique Isis
Fille de Gloire et Gaia, enfanteuse d’Idéal
Je prie ton Nom, aux myriades de louanges
Je prie ta Majesté d’un ciel sans limite
d’absorber les divinités vertigineuses
de l’Enfer.
Je prie pour ta Maison imprégnée de fleurs
résonnant des trilles des oiseaux sublimes
quand l’aube illumine la musique divine.
Je prie sans rompre ton secret ni régner
sur ton cœur haty au sang éparpillé
en moi-même.
Écoute ! Égypte le chant de mon âme.
Nourris les peuples inépuisables des villes,
les mémoires de nos pays aux déserts que parcourent
les Adoratrices de leurs voix franches et sonores :
elles dansent le paradis intérieur du lieu
de ta Naissance.
Je prie la Navigatrice aux yeux sombres
la Lorelei aux ailes déployées sur la double Couronne,
à la chevelure noire, au serpent dressé
sur son front, fulgurances qui viennent
de la croix ansée accueillant
le flux des corps.
Je prie ton Verbe fécondant les rives du Nil
ouvertes au son lunaire du sistre vert
de venir régner en sa parure de lin et d’or
sur les souffrances aux tristes richesses
des bannies de liesse !
Ô Femme de Feu, réponds et sois avec moi !
Vis au pays où pâlissent les visages des assoiffés
sous leur armure et sous leur masque,
affronte les vaisseaux hypocrites des hommes
raidis par l’assaut de l’ultime tentation
la Mort.
©Camille Aubaude, « Ode à Isis », Le Messie en liesse, L’Ours blanc éd., 2012
Patricia GODI — Dès les premiers essais que vous avez publiés dans les années 1990, Lire les femmes de lettres,Le Mythe d’Isis, et Le Voyage en Égypte de Gérard de Nerval, se dessine une érudition littéraire qui se confirme à la lecture de votre poésie, où l’emploi de formes héritées du Moyen Âge — ballades, lais et rondeaux —, crée une tension avec le contenu ouvert sur le monde contemporain.
Ces formes élaborées renvoient aux origines de la poésie française. Elles donnent à votre poésie un caractère très littéraire, alors que vous pratiquez une écriture de l’errance et du mélange des genres. Comme vous le dites, « le partage du sensible » qui est l’objet de votre quête se nomme « poésie ».
Au départ, la matrice de votre écriture poétique était l’Égypte. C’est une poésie résolument transculturelle, transfrontalière, que vous avez publiée dans des revues. Après 2005, les références au Nouveau Monde, où vous êtes régulièrement invitée pour présenter votre œuvre, se manifestent. Elles révèlent un regard sans concession sur les enfermements de l’Europe et des États-Unis, notamment dans le recueil intitulé Poèmes satiriques, où vous associez votre poème les « Alexandrins » à des poèmes en strophes carrées sur les Incas et sur Miami.
Puis vient votre Voyage en Orient, où l’Argentine sert de chambre d’écho à votre propre pays et, sur un mode mineur, à votre rôle d’enseignante dans le Sud algérien, à vingt ans. Des odes saphiques et des sonnets s’insèrent dans ce « journal-poème-chant et prière», un Voyage en Orientencore plus « out of place », selon l’expression d’Edward Saïd pour l’Orient, que ne l’était déjà votre récit sur La Maison des Pages.
Pour commencer, je souhaiterais que vous nous éclairiez sur votre référence très forte à la tradition de la poésie française, à une époque où, depuis Mallarmé, le poète que vous avez choisi pour votre maîtrise de littérature, dominent le rejet des formes fixes et l’usage du vers libre.
Camille AUBAUDE – Dans les Poèmes d’Amboise (Maison des Pages, 2007), que l’on retrouve dans La Sphynge (L’Ours blanc, 2009), j’emploie des formes régulières rimées. Au début, j’écrivais en vers libres, comme en témoigne le recueil Lacunaire, antérieur à l’année scolaire 1980-81 que j’ai passée, à vingt ans, dans le sud de l’Algérie, d’où j’ai effectué mon premier séjour au Caire. Ce recueil a été repris pour les sept volumes d’Isis, publiés à Vendôme, après la soutenance de ma thèse sur Isis, puis dans Anankê. Ce sont d’anciennes moutures de textes sans cesse en évolution. Je réécris ces poèmes d’adolescence en me rendant compte, des années plus tard, quelle forme fixe les sous-tend, comme un anagramme.
Dans mon premier essai publié, Lire les Femmes de lettres (Dunod, 1993), j’essaie d’établir la généalogie des femmes auteurs, pour mettre en lumière une continuité, plutôt sociologique que thématique, dans le fait d’être femme et d’écrire. Mon travail de thèse, antérieur aux Femmes de lettres, a consisté à recoller les morceaux d’un mythe fondateur, le mythe d’Isis, une figure égyptienne myriomorphe, mot que j’ai créé, à partir de la myrionymie isiaque, pour ma poésie. Isis est un principe unificateur. En poésie, le recours à des formes originelles relève de ce principe unificateur, synonyme de mort, de fixité, s’il ne traverse pas les frontières. Je repense aux travaux de Pascale Auraix Jonchière établissant Isis comme le principe de l’écriture poétiquequi ouvre sur la mise en forme, parce qu’il y a une telle matière à partager ! Il y a les émotions, la richesse de la sensibilité poétique, qui doit être endiguée par des formes fixes. Si c’est bien fait et réussi, ce qui n’est pas toujours le cas, on peut tout dire.
C’est la grande question dans la poésie française d’aujourd’hui, recourir ou non à des formes fixes, dont on annonce le retour. En ce qui me concerne, ce sont des phases d’apprentissage. Certains pensent que la seule poésie qui va rester et être reconnue universellement est celle des formes fixes. On peut le penser. Cela m’a surtout permis de sortir de l’oubli, et de pratiquer, un peu comme un exercice mental, des formes qu’on dit aujourd’hui « fixes », mais qui ne l’ont jamais vraiment été, comme les lais, que j’aimerais mener à bien. Ce recours à des formes presque « cachées » interroge les formes de narration dont nous disposons. Ce sont des livres que l’on a oubliés, où s’exprime une intense poésie, qu’il paraît utile de se réapproprier, bien que je sois convaincue que ce n’est pas possible.
Patricia GODI — Ce recours est doublement original puisque vous venez à la forme fixe tout particulièrement à travers les figures féminines de la Renaissance et de la fin du Moyen Âge.
Camille AUBAUDE — À travers les arétalogies d’Isis. En écrivant Les Femmes de lettres, j’ai pu approfondir ma connaissance de l’œuvre poétique de Christine de Pizan, dont j’ai donné, en 2003, quelques poèmes, une centaine de pages, adaptés en français du XXèsiècle, non pas une « traduction » mais un « guide de lecture », en prenant soin de mettre dans cette petite édition la totalité des formes poétiques médiévales, lais, virelais, ballades et rondeaux, pour montrer la diversité de ces formes antérieures au sonnet. Cela constituait une bonne action, car tout avait fini englouti comme des rêves passés. Christine de Pizan est pour ces formes-là mon principal modèle. Elle s’était distinguée en son temps en ressuscitant l’ensemble des formes poétiques originaires, jugées dès lors obsolètes, et puis rejetées par les poètes de la Pléiade, exclusivement des hommes. De là à affirmer que les femmes sont gardiennes des codes et des valeurs, il n’y a qu’un pas.
Il faut dire que la quête de l’origine, pareille en cela à l’écriture, n’a pas de sexe. Une particularité saute aux yeux : ces formes fixes génèrent une liberté, définie par la simplicité des idées, que le schéma rimique sous-tend en les rendant claires mais pas mortes. Cette liberté est d’autant plus grande, me semble-t-il, lorsqu’il s’agit d’une femme. Quand Pizan s’est faite la dépositaire des formes originaires de la poésie française, cela a donné une œuvre gigantesque, dont plusieurs recueils de Cent ballades. Elle reste très contestée comme auteur important, et est plus connue aux États-Unis qu’en France.
Patricia GODI — Vous la présentez dans Les Femmes de lettres, où votre contribution est très utile.
Camille AUBAUDE — C’est une première approche. Dans cet essai, il s’agissait de sortir de l’oubli les poétesses et les relier entre elles, ce que les femmes négligent souvent de faire. Si elles le font, on les blâme. J’ai ensuite donné une quinzaine de conférences devant de larges publics sur les poétesses, à Damas, à Bruxelles, au Musée des Arts royaux de Bruxelles, au salon du livre de Blois… Je ne voyais pas encore le miracle qui se joue dans cette écriture, comme il n’est pas donné de ressentir d’emblée le sublime des vers de Sappho et le génie de Marceline Desbordes Valmore. La notion de « naturel », maintenant tombée en déshérence, est difficile à comprendre avec les outils qui sont ceux de notre époque. Un certain formalisme de la ballade a donné les « jongleries » verbales, les « acrobaties » grammaticales des rhéteurs qui, à l’instar des canulars littéraires modernes, restent, jusqu’à ce jour, un amusement masculin, alors qu’une femme telle Christine de Pizan invente, multiplie les sensations, découvre dans ses hésitations mêmes la grâce d’une poésie où règne une liberté de tous les instants. Cela n’est pas tout de suite perceptible, et les ressources de cette poésie-là restent, à mon sens, inépuisables. On est très loin de la comprendre, c’est comme une langue morte. Chaque essai de codification ne sert pas à nous guider pour connaître cette poésie, mais induit une transgression.Le secret est dans l’acte de réinvestir des formes consacrées, où les idées présentées de façon harmonieuse font éprouver l’enthousiasme et la joie, inséparables de la mélancolie.
Patricia GODI — Votre démarche me rappelle une déclaration du poète américain T. S. Eliott dans les années 1920, qui, dans l’un de ses essais, écrit qu’aucun poète, aucun artiste n’a de sens en lui-même et qu’une œuvre n’a de sens que placée dans une relation avec les poètes du temps passé. Malgré tout, cette position peut paraître assez conservatrice.
Dans votre cas, il y a aussi une référence très forte à des figures féminines de la tradition littéraire. Votre recours aux figures féminines et aux formes fixes, ou qui semblent telles de nos jours, est, je le répète, un parti-pris inattendu dans le paysage poétique contemporain.
Camille AUBAUDE — Le paradoxe du poète est d’être seul en offrant sa parole aux autres. L’œuvre n’est pas solitaire. Derrière l’œuvre, il ne faut pas oublier l’auteur, qui communique par la déclamation, l’écriture, tous les supports artistiques possibles pour dialoguer avec l’autre. Quant aux recours aux formes fixes, aux poétesses et aux mythes féminins, n’est-ce pas la situation des « discours en crise », caractéristique de notre époque, qui les motivent ? Tout est « en crise » de nos jours. La crise paraît préférable à l’enfermement dans des définitions.
C’est une quête des origines extrêmement trouble qui m’a menée face à la réalité de l’Égypte. Grâce à Gérard de Nerval, j’ai passé mes premières années de recherches universitaires à étudier les représentations de la déesse Isis et l’Égypte pharaonique, ce qui a donné Le Mythe d’Isis, publié en 1997, et dédié à mon amie romancière Paula Jacques, qui se consacre à l’ Égypte moderne.
L’écriture poétique a été éradiquée durant mes études de lettres à la Sorbonne — apprendre, c’est désapprendre ! —, au profit du commentaire et de la compilation. Disons qu’elle fut présente sous d’autres formes, en relation avec Artaud, Breton, Nerval, Anaïs Nin et les auteurs que j’admirais, y compris les philosophes contemporains comme Michel Foucault, Catherine Chalier et Jacques Derrida. L’écriture poétique est revenue occuper le devant de la scène avec la publication d’Anankê ou la Fatalité, en 2000. Là, j’ai compris que même à l’état d’objet fini, de livre, la poésie reste indépendante, ce qui a été magnifiquement illustré par la lecture amicale de Marie Hélène Breillat, que j’ai connue lors d’une expérience très singulière, en Égypte, sur le Nil.
Cette présence réelle de l’Égypte et de la Poésie est due au besoin de traces et d’origine, sans que cela interdise de découvrir autre chose avec la même intensité. Si l’on faisait des efforts surhumains pour définir la poésie, il est certain qu’on n’aurait rien élucidé. Je l’ai hélas pratiqué pour ma thèse sur Nerval, quand il a fallu écrire cinquante pages sur « Horus », un sonnet des Chimères : cette explication détaillée a été la partie la plus appréciée par le jury. L’artiste sait qu’on ne peut donner d’analyse objective, faire entrer l’expérience dans des cases. Voyez une des théories du chaos : on peut saisir la réalité vivante en tant qu’objet, on peut définir le chaos, mais est-ce utile ?
Patricia GODI — Au début des Poèmes d’Amboise, vous citez Christine de Pizan et également Marguerite de Navarre. Vous parlez justement de quête de l’origine mais visiblement cela passe par des figures féminines de la poésie française des origines. Pourquoi avez-vous choisi de faire figurer ces deux figures féminines essentielles de la poésie française ? On les connaît assez peu, et vous les mettez en valeur de cette manière. On peut se demander s’il s’agit d’une démarche en quelque sorte « féministe » pour faire redécouvrir les autrices oubliées de la tradition, exclues des programmes scolaires, peu mises à l’honneur par l’institution.
Camille AUBAUDE — Ce sont deux modèles véritablement issus de mon expérience de la Maison des Pages, à Amboise. Lors d’un colloque intitulé « Une nouvelle Renaissance ? », où j’ai été aimablement invitée par Gonzague Saint-Bris, j’ai donné une conférence à la Forêt des Livres intitulée « Marguerite de Navarre, la sœur ». Cette étude remaniée a été publiée dans la revue de Bernard Giusti, les Chemins de traverse. L’œuvre de Marguerite de Navarre reste peu connue. Bien qu’elle ait vécu plus longtemps à Amboise que Léonard de Vinci, on ne parle jamais de cette grande écrivaine experte dans l’art de converser. Le fait qu’il y ait nécessairement un auteur derrière une œuvre, et que cet auteur soit une femme, n’appelle pas de reconnaissance sociale. Dans l’ensemble, nous ne sommes absolument pas libres d’écrire comme nous le sentons, et aucunement épaulées pour faire grandir la poésie comme une expérience, une réalité qui sort de nous, empreinte de notre singularité. C’est très confidentiel, dans beaucoup de cas, et c’est provocateur. Il faut s’interroger sur les deux aspects, en pratiquant la critique des genres. Ce questionnement nouveau peut choquer.
Patricia GODI — En France, en particulier.
Camille AUBAUDE — Oui, il y des ennemis très féroces. Je suis fréquemment leur cible, comme le fut mon amie Françoise d’Eaubonne, quand nous étions au bureau de SOS Sexisme. C’est bien que vous parliez des modèles féminins, car c’est une façon d’élucider la quête de l’origine. Vous m’avez fait connaître la revue numérique « Le Pan poétique des Muses », où j’ai été frappée de lire une femme du XVèsiècle, Elise de Romieux, qui écrivait en substance à son frère poète : « Je ne peux pas écrire, comme tu le fais, parce que j’ai les soucis du ménage ». On retrouve toujours les mêmes choses. On encadre, on endigue le côté originaire et féminin par ces problèmes de vie sociale qui font que la création des femmes est très mal jugée, considérée comme « mineure », comme le constatait Christine de Pizan au début de La Cité des Dames : « Suis-je restée inactive pendant que Raison et toi discutiez avec ardeur » ? Et toujours le souci du ménage qui empêche les femmes de sortir et de se consacrer à quelque noble art, lesdits arts étant privés de reconnaissance s’ils sont pratiqués par ce sexe à la fois adulé et méprisé. Louise Labé l’a dit : « Consacrez-vous à l’étude, vous en aurez grande joie », et Maria Iñes de la Cruz. Voyez ce qui s’est passé depuis…
Patricia GODI — En fait, je parlais de démarche féministe en pensant à ce qu’a écrit Luce Irigaray dans un de ses essais, à savoir qu’il fallait retrouver des généalogies féminines. C’est le fil conducteur de votre essai sur les femmes de lettres, et c’est ce que vous faites en remontant aux origines de la poésie française par la voie des figures féminines de cette tradition.
Je voudrais vous poser une question plus précise, vous demander si ces figures féminines vous inspirent autrement que sur le plan formel, vous influencent, influencent vos propres écrits, au niveau thématique, par exemple.
Camille AUBAUDE — Je peux répondre de façon très intimiste, très personnelle, dans un premier temps en tant que lectrice. Il est indéniable que lorsque je lis la poésie des femmes, cela me touche plus profondément. L’exemple de Marceline Desbordes-Valmore est éloquent. Au début, j’étais réfractaire à cette poésie, ayant appris au lycée la grandeur de Baudelaire et de Victor Hugo, mais adorant, heureusement, Antonin Artaud et Renée Vivien. On n’échappe pas à ces poètes « classiques », même si je dévorais les aventures d’Arsène Lupin, lisait Georges Bataille, Jean Genet, Anaïs Nin et Virginia Woolf.
Dans la poésie de Baudelaire, il est des thèmes misogynes qui, lorsque j’enseignais dans le secondaire, ne passaient pas auprès des jeunes filles, alors qu’on le présentait comme le grand poète du XIXè siècle. Au lycée Jacques Feyder à Enghien, une élève de parents algérois m’a longuement parlé de son malaise à lire un poète tel que Baudelaire. Une élève belge du Lycée français du Caire me disait ne pas supporter « La Charogne ». Tandis que les enseignantes doivent expliquer cette poésie-là, Christine de Pizan et Renée Vivien ne sont pas citées dans les programmes de l’enseignement public !
C’est bien plus tard que j’ai pu goûter aux « Elégies » de Marceline Desbordes-Valmore, jugées « inférieures » à celles de Lamartine. Il m’a fallu du temps, il a fallu désapprendre, former le goût d’autre chose, tout un « sevrage » qui a mis fin à mon travail universitaire. Depuis que le désapprentissage s’est fait, il est clair que lorsqu’il s’agit d’une voix de femme, il y a quelque chose de l’ordre de l’expérience de la réalité qui me touche essentiellement. Je suis arrivé à une position qui peut paraître extrême, et qui me fait comprendre pleinement la poésie de Sappho, qui nous est parvenue mutilée, mais dont l’« Ode à Aphrodite » montre la perfection. C’est aussi à travers les études de Patricia Izquierdo sur les poétesses de la Belle Epoque, Lucie Delarue-Mardrus, Anna de Noailles, et douze autres, que j’ai été conduite à comprendre très précisément l’influence de la voix féminine originaire de Sappho, sur laquelle j’ai dû renoncer à faire ma thèse avec Julia Kristeva, parce que je ne maîtrisais pas le grec ancien. J’ai vu depuis que bon nombre de femmes enseignantes détournaient les étudiantes de travaux de recherches sur les œuvres des femmes.
La lecture des œuvres de femmes a été pour moi un apprentissage, un déshabillage, car il a fallu me libérer d’une formation qui freinait sans arrêt l’intérêt que je portais à ces textes. C’est ce parcours que j’essaie de retracer dans Le Sevrage, un texte que je remanie depuis des années, fondé sur la fonction vitale du Chant, et qui prendra peut-être la forme d’un journal, encore, entrecoupé de poèmes, comme le Voyage en Orient. C’est par les rencontres artistiques et amoureuses que j’ai pu m’éloigner du savoir officiel — je répugne à parler de « langue de l’oppresseur ! En discutant avec des gens très conditionnés par leur représentation de la femme, j’ai fini par éviter le discours victimaire, pour penser que les femmes ont toujours été très présentes dans l’écriture, mais que la transmission ne se fait pas.
Patricia GODI — Elles sont très présentes, mais elles ne sont pas visibles. C’est justement ce que vous faites lorsque vous écrivez un essai consacré aux femmes de lettres, ou bien lorsque vous traduisez et publiez une poétesse du Moyen-Âge, ou une étude sur Renée Vivien : vous les rendez visibles. Il y a surtout ce problème de visibilité. On trouve très peu de figures majeures de la poésie française qui soient féminine. En fait, il n’y en a pas.
Ces trente dernières années, on a redécouvert grâce aux travaux de la critique littéraire féminine, féministe, anglo-américaine, des travaux très contestataires, très volontaires, les œuvres des femmes. C’est une démarche quasiment militante.
Camille AUBAUDE — Ni Christine de Pizan, ni Louise Labé ne jouent un rôle majeur dans la poésie française, l’existence de cette dernière étant même remise en cause. Marie de France est une femme que je qualifierais d’« invisible ». La plupart de ces textes sont très mal jugés. Lors de mes années d’écriture des Femmes de Lettres, j’ai eu des réflexions sur « les textes faibles », tels que ceux de Louise Colet. C’est pourquoi j’ai apprécié d’apprendre en lisant Le Pan poétique des Musesque Baudelaire avait « fait son marché » chez Louise Colet, parce que Louise Colet était considérée comme une écrivaine mineure, et ses textes, faibles... Les hommes et les femmes n’ont pas la même réception des œuvres littéraires, éducation oblige ! Il y a beaucoup de choses à redéfinir, car la réception des œuvres est malléable. C’est certain qu’il faut passer par une sorte de militantisme, par une revendication transgressive pour que les textes dus à de femmes soient lus.
Patricia GODI – L’institution scolaire ne transmet pas les œuvres de femmes dans le domaine de la poésie.
Camille AUBAUDE — Il n’y a pas de parité homme-femme dans les programmes scolaires.
Patricia GODI — Autant Marguerite Duras est enseignée par des enseignants éclairés, autant les figures féminines de la poésie contemporaine demeurent réservées à une élite cultivée, ou bien aux gens qui s’intéressent de près à la poésie. Peut-être que ce sont les femmes qui, ayant besoin de repères, à la recherche de leurs origines, ou d’elles-mêmes, d’un écho à leur propre voix, vont découvrir ces figures de la poésie contemporaine.
Camille AUBAUDE — C’est un espoir... En France, la poésie n’attire pas le public, alors que c’est l’inverse dans le pays de langue espagnole. De plus, il y a un flux énorme de poésie. On dit que « ça grouille ». On dit aussi que la poésie revient en temps de crise, mais la poésie est alors synonyme de divertissement, invitation à retourner au jardin d’enfant. Il y a beaucoup de poncifs pour contrôler le pouvoir de la parole poétique.
Patricia GODI — Très récemment, il y a eu plusieurs travaux d’anthologies de poètes femmes. Cela reste une entreprise volontaire, une démarche comme pour répondre à une absence des voix de femmes dans les anthologies élaborées par des poètes masculins dans le milieu de la poésie.
Camille AUBAUDE — Le Pan poétique des musesconstate une régression, concernant en particulier les manifestations dites « femmes », souvent peu intéressantes. Il est question de « lot de consolation » quand on regroupe des femmes, notamment dans l’anthologie Couleur femme, que la structure du Printemps des Poètes a consacrée aux poétesses contemporaines. Il s’agit de réfléchir à ces effets pervers, de l’édition, des médias, où les femmes sont plus l’échoque le chant.
Vous connaissez la théorie américaine du backlash, des phases d’expansion suivies de phases de régression. Nous ne sommes plus à un moment où les choses se libèrent, où les femmes sont sur le devant de la scène, mues par la fureur vengeresse. J’ai retrouvé cet aspect cyclique dans l’étude des Femmes de lettres, où j’observais souvent des positions très fermes, des avancées des femmes qui nous ont précédées, ne serait-ce qu’au temps de Louise Labé, ouvertures suivies de fortes régressions. Si l’on établit le compte des femmes dont l’œuvre littéraire est enseignée à l’université, ou publiée, ou dans des anthologies « neutres », la part est infime, environ cinq pour cent.
Patricia GODI — Il y a une évolution qui correspond à des démarches volontaristes de la part de personnes qui font des anthologies. La notion de parité permet de développer la présence de poètes femmes.
Camille AUBAUDE — Il y a d’innombrables anthologies. Elles prolifèrent. Pourquoi ? Parce que la poésie n’est pas vénale, les livres de poésie se vendent très peu. Le fait de regrouper une trentaine d’auteurs, comme dans les festivals internationaux qui publient systématiquement leurs anthologies, aide à vendre. Ce que les éditeurs nomment le « relationnel » de chaque auteur permet d’écouler un tirage d’anthologie mieux que certains romans publiés par de grosses maisons d’édition. C’est la réalité commerciale. Il n’y a jamais eu autant d’anthologies qu’aujourd’hui à cause des anthologies numériques. Dernièrement, une anthologie de quatre mille poètes a été constituée en Amérique latine. Il y en a sur la pluie (pourquoi pas sur le givre), il y a « celles où il faut être » et « celles où il ne faut pas être », on pourrait parler du « bavardage » des anthologies. Est-ce que cela va dans le bon sens? Je ne suis pas convaincue.
Une des questions cruciales pour les poétesses est l’absence d’images de référence. Le Pan poétique des musespose cette question d’image en montrant que les écrivains masculins (voir Chateaubriand, Balzac, Victor Hugo) se représentent de leur vivant « dans leur immortalité ». Ce que l’on ne retrouve pas chez les femmes. George Sand n’a jamais fait cela, ni Colette, fort intéressée par son image médiatique. Les femmes n’ont pas la conscience de jouer leur immortalité dans les choses littéraires et considèrent la vie plus essentielle. Peut-être sommes-nous davantage protégées des expériences violentes qui sont à l’origine de la création.
Patricia GODI — Est-ce qu’il n’y aurait pas dans ces œuvres-là une voix différente qui les traverse, tout en considérant que cela ne vient pas de la féminité ou d’un « éternel féminin » ? Cette différence dans la voix, comme aussi un rapport à l’egodifférent, serait à mettre sur le plan du conditionnement social dont les êtres font l’objet.
Camille AUBAUDE — La seule chose qui me ferait retenir une « voix spécifique » pour les poétesses est « la voix de la navette », le mythe de Philomèle, qui retrouve sa voix dans le tissage. On observe plus de conscience morale chez les femmes. Est-ce qu’il faut interpréter cela en fonction des thèmes ?
Patricia GODI — Dans la manière d’aborder les thèmes. Jeanine Moulin, dans Huit siècles de poésie féminine, reprend le thème de la féminitude, sur le modèle de la négritude. Ce terme aurait son origine dans l’analyse beauvoirienne de la condition de la femme. Jeanine Moulin le reprend de manière beaucoup plus positive par rapport à la notion d’altérité, en recherchant les particularités de la poésie féminine à travers les thèmes, ou à travers la manière de traiter certains thèmes communs aux œuvres de femmes et aux œuvres d‘homme. Je voulais vous demander si vous êtres consciente d’être une femme qui écrit, et de quelle manière ?
Camille AUBAUDE — Totalement consciente. La manière se définit par les apprentissages. On a la chance d’avoir fait beaucoup d’études, d’être arrivées à de hauts niveaux universitaires, ce qui ne se fait pas tout seul. Ce sont des phases où l’on questionne toujours nos représentations et nos valeurs. Chaque questionnement précise davantage la conscience d’être une femme qui écrit. Il y a aussi l’aspect social. Mes entretiens avec les poétesses qui n’ont pas conscience d’être une femme en écrivant montrent qu’elles avaient connu beaucoup de violence dans leur existence sociale. Dans mon cas, c’est énorme, mais je ne veux pas revenir là-dessus. J’espère mener à bien un colloque sur la question du viol, en particulier quand des hommes saccagent volontairement la maison d’une femme écrivain pour l’empêcher d’écrire — la mienne, puisque le droit français qui favorise le violeur me prive d’une « chambre à moi ». Ce n’est pas le cri, mais le langage symbolique qui fait renaître la femme de sa douleur. C’est le chant qui la maintient debout. Après la dépossession vient la reconquête. La revendication d’un désir fait revivre.
Le fait d’être une femme dans la société n’est pas un atout, c’est un embarras. Les poncifs tels que : la beauté interfère, la beauté facilite les choses, le corps fait obstacle à la communication avec une femme, masquent la réalité d’une beauté systématiquement saccagée. Même un beau lieu est saccagé. Il y a une façon de considérer les femmes dans un milieu professionnel (c’est le cas de l’édition, des lectures et des films de poésie) qui est blessante, qui n’est pas favorable au sujet féminin, qui ne peut s’accomplir dans une société dont il subit la violence.
Pour l’anthologie de Jeanine Moulin, il faut rappeler que c’est la première anthologie de « poésie féminine » dont l’approche n’est pas « mièvre ». Un livre qui m’a récemment captivée est l’étude littéraire, historique et sociologique de Patricia Izquierdo sur les quatorze poétesses de la Belle Epoque, sur « les conditions et modalités de l’essor de la poésie féminine », qui remet en cause notre perception des poétesses et s’inscrit dans vos recherches sur notion d’altérité. Dans Les Femmes de lettres, j’avais peu abordé les poétesses de la Belle Epoque, mais en repérant qu’il y avait là un grand sujet à étudier — il y en a d’autres, et il y a ceux qui nous reprochent de nous intéresser à des textes faibles... L’étude de Patricia Izquierdo balaie les représentations que l’on pouvait avoir, telle le « romantisme féminin », une représentation masculine. Ces femmes étaient extrêmement cultivées, hellénistes, elles s’identifiaient à la culture grecque, Renée Vivien voulait retourner à Mytilène. On ne représente pas cela, et encore moins les femmes galantes, telle l’exceptionnelle Valtesse de la Bigne, que Zola a montrée négativement dans Nana. Ce secret, cette méconnaissance de la présence des femmes dans la création poétique est l’antidote de la peur de la féminité, le « continent noir » qui ressurgit toujours, comme la parole tue, la parole volée, la chute physique et mentale, le témoignage après la violence faite à la femme par la société patriarcale. C’est un costume tissé de peurs et de fureurs. Je l’évoque dans un de mes premiers poèmes : « Secret ». On sait mais on se voile la face.
Patricia GODI — Pour revenir au travail de Jeanine Moulin, on pourrait dire qu’elle a en quelque sorte inventé les études féminines dans le domaine de la poésie, même si son approche a beaucoup dérangé les féministes américaines. Il y a toujours cette tension entre féminin et féministe. C’est une question complexe.
Camille AUBAUDE — C’est un excellent instrument, que j’ai utilisé pendant des années. Cette anthologie de poétesses est même fondatrice, et trouve son prolongement dans votre séminaire « Poésie au féminin ». Si c’est très différent des études sur les poétesses de la Belle Epoque, c’est très complémentaire aussi. Cela reste extérieur, puisque c’est une anthologie, dont on doit critiquer les choix, surtout pour le XXèsiècle. J’encourage les jeunes chercheurs à continuer un travail sur Christine de Pizan, et sur les femmes troubadours, où l’on peut retrouver des textes totalement oubliés, comme ceux plus proches de nous pourtant, des poétesses de la Belle Epoque, et bien d’autres, de façon à ce qu’on ait une meilleure appréhension de ce qui se joue dans cette poésie-là, ces « Voix de l’Autre ». Tout cela n’est pas figé, et reste sans cesse à reconsidérer.
Patricia GODI — Je voulais vous interroger sur le thème de la maison, sans prétendre comme Jeanine Moulin, que les femmes raffolent de la maison. Le thème de la maison m’a particulièrement intéressée dans vos Poèmes d’Amboise. Vous avez un très beau poème intitulé « L’Etre maison ». Comment faites-vous référence à ce thème de la maison ?
Camille AUBAUDE — À vingt ans, j’étais opposée à cela, étant fondamentalement nomade, déracinée, finalement, et traitée par les médias de « bourlingueuse » ou d’« aventurière ». La Maison des Pages, où je me suis posée à trente-trois ans, est venue après des années de désert, avec une parenthèse nord-américaine, alors que j’achevais mon étude du mythe d’Isis. La maison était inévitable, c’est bien le tragique de la chose. Je ne m’en suis pas trop mal sortie par le fait que c’est « La Maison des Pages ».
Patricia GODI — Reliée à l’écriture.
Camille AUBAUDE — Elle contient des pages, et non pas les adolescents des temps anciens. On voit cela comme les pages des livres, et ça change tout.
Patricia GODI — Bien entendu.
Camille AUBAUDE — Cette maison était remplie de fantômes, considérée comme une maison hantée, suite à la mort violente, inexpliquée, d’un poète lyrique. J’y ai vécu des épreuves difficiles, des agressions systématiques, toujours à caractère sexuel, le saccage de mon bureau d’écrivain aussi, avec des obscénités écrites sur des photos de femmes, donc toujours du viol, cela étant cependant moins grave que le réalisateur qui me filme sans arrêt à Paris, me ruine et a la justice dans sa poche.
Cette maison m’a ouverte à des états de conscience extrême, à des rêves très éloquents, à une méditation sur le bonheur, quand je la partageais et sur la santé, liée à l’état mental. C’est une association maintenant qui s’occupe à la fois de la Maison des Pages et de mon œuvre, car, depuis 2011, je me consacre à une chapelle désacralisée en Bretagne. Ce qui est curieux, c’est que cette Maison des Pages est comme un ventre maternel. Elle a une capacité d’absorption extraordinaire. Sans faire d’analogies, c’est quand je l’ai cédée que le réalisateur de films s’est mis à simuler des viols et à saccager la chambre où j’écrivais à Paris, dans la rue des Blancs Manteaux.
Je pensais que le chapitre serait clos, et il se rouvre toujours. Il me semble qu’il ne faut pas garder une maison tout le temps, parce qu’on se retrouve emmurée. On est coincée dans une maison. La maison, c’est le tombeau, même si celle-ci a été l’asile d’un saint. Vous pouvez comprendre que le saccage de mon lieu d’écriture par un homme puissant, qui s’est acharné à me filmer comme s’il me violait, est une profanation qui m’a menée au suicide. Aucune femme ne peut tenir face au harcèlement que pratiquent encore et toujours certains hommes, en toute impunité puisque pour ces prédateurs, les femmes violées sont les méchantes. La « provocation » maximale est d’écrire de la poésie, de vouloir exister hors de la maison, à l’extérieur, dans la sphère publique et la beauté. Dès que j’ai eu des films et des lectures réussis, avec les Poèmes d’Amboiseet La Sphynge, le besoin de me détruire de cet homme, et d’autres, ont atteint un degré de violence démentiel. Une de mes grands amies poétesse est dans la même situation, et tant d’autres femmes encore. On passe pour des folles, des « méchantes », des SORCIERES. La vraie question est comment se protéger de ces hommes qui sèment la mort, le désespoir, la maladie, sans pourtant se marier, devenir servante ou cloîtrée. On sait la difficulté d’édicter des lois en ce domaine, et dans celui du logement, où les femmes se font dépouiller, à Paris, en ce moment, sans que personne ne s’émeuve.
Patricia GODI — Le poème d’Apollinaire « La maison des morts » qui renvoie au cimetière. Cela va dans le sens de ce que vous dites.
Camille AUBAUDE — Ce qui était frappant dans la Maison des Pages, c’est qu’elle servait à enterrer les morts, sans doute comme toutes les grandes maisons du XIIèsiècle. Une amie qui a dormi là sentait les squelettes, et n’a pas pu rester une semaine. Elle disait : « Il y a des squelettes ». Dans le pressoir sculpté, on voit des ouvertures scellées par des briques. C’est certainement là que l’on mettait les morts, parce que c’était plus facile que de les transporter au cimetière. Ces maisons qui avaient un puits, l’eau en dessous, qui étaient reliées au ciel, aussi, et dans lesquelles on enterrait les morts, c’est vraiment quelque chose… La Maison des Pages est d’autant plus particulière qu’on sortait par le bas en bateau sur la Loire tandis que la végétation, le jardin, la Nature, se trouve au-dessus.
Patricia GODI – Je pensais à la poésie d’Emilie Dickinson comparée à celle de Walt Whitman. Il chante la route. Emilie Dickinson était recluse. Ses poèmes témoignent de cet enfermement, qui est aussi une ouverture sur l’extérieur, un champ de vision, un lieu d’expérience d’états extrêmes de la conscience. On est dans un univers fermé qui s’ouvre par la vision, le rêve ou la méditation. Ce sont deux univers différents, si l’on pense au Chant de la grande routede Walt Whitman.
Camille AUBAUDE — Je ressens la « chambre » chez Walt Whitman, l’alcôve même. Il a fait des opérations immobilières pour avoir l’indépendance financière qui lui Emilie Dickinson est typique de ces femmes enfermées, mais il y a aussi les voyageuses, comme lady Nightingale, en Egypte.
Patricia GODI — Dans la poésie d’Emilie Dickinson, le thème de la mort est omniprésent.
Camille AUBAUDE — C’est ce qu’on a toujours dit de mes textes, que c’est la mort qui est en jeu. De ce point de vue, la Maison est une belle sublimation. Dans l’entretien que j’ai mené avec la poétesse Geneviève Laporte, le premier de cette série des « Voix contemporaines », il ressort qu’elle était totalement nomade, alors qu’on l’a toujours rattachée à une maison. Une amie romancière, qui avait changé trois fois de maison en peu de temps, disait : « Mettez-moi une camisole de force si je déménage encore ».
La maison est très liée à l’écriture, et c’est la personne qui fait la maison. Dès qu’il s’agit d’une « femme sous influences », ça se sent. Je le vois avec les viols, les dégradations, les sabotages volontaires que je subis et ai subis. Ce serait intéressant d’étudier très précisément le rapport des femmes écrivains avec la maison au cours de leur vie d’écriture.
Patricia GODI — Et la chambre ! L’une des pionnières de la réflexion sur la difficulté d’écrire quand on est une femme, et d’être reconnue, Virginia Woolf a écrit Une chambre à soi.
Camille AUBAUDE — Virginia Woolf est quelqu’un de complètement démentiel dans ses rêveries de maisons, toujours prête à acheter une ruine où elle n’aurait pas survécu.
Patricia GODI — Je voudrais maintenant m’intéresser à un pan de votre poésie, plus récent, qui s’illustre dans les Poèmes satiriques. C’est un regard sans complaisance, un regard lucide, critique, sur la réalité du monde qui nous entoure, et l’histoire collective, très présentes, à travers vos voyages. Dans la série des Odes que j’aime beaucoup, personnellement, dans le poème « Lima », dans « La Madriguera », un très beau poème consacré à Miami, on lit des sortes de chroniques, de journaux de voyage, contenant des références très fortes aux lieux, aux modes de vie. On observe des références à l’histoire dans ce qu’elle a de plus cruel, de plus sauvage, par la référence très forte aux lieux, aux mode de vie en en Amérique latine, vous faites référence au génocide inca par exemple. Vous faites exister le monde, l’histoire, ce qui est peu répandu dans la poésie française contemporaine, alors que la poésie engagée a disparu du champ poétique en France, de nos jours. J’ai beaucoup d’intérêt à lire ces poèmes, ces odes, à passer dans cette série de sept odes d’une ode à l’une à l’autre. J’ai l’impression que s’ouvre un horizon, l’horizon de vos voyages à travers l’Amérique latine en particulier. Chacune ouvre un univers, et il faudrait évoquer les photographies. Pourriez-vous parler du regard que vous portez sur le monde, de la présence du monde dans ces poèmes satiriques de cette démarche qui est la vôtre et que je trouve très originale et intéressante ?
Camille AUBAUDE — Merci de ces propos ! C’est merveilleux d’avoir une lecture aussi enrichissante, qui prouve que tout livre a sa vie et qu’il faut continuer à en faire, bien que ce soit l’enfer de publier de la poésie en France, et que je comprends mon ami poète de Salta, qui refuse la publication. Heureusement, il y a cet Ours blanc, un éditeur humble, discret, aux auteurs fascinants, qui pense juste et bien et chez qui je me sens libre. Je suis d’autant plus éblouie par votre lecture que c’est un livre — puisque c’est un livre… — qui a une histoire très curieuse. Entre l’écriture et le livre imprimé, il ne s’est pas écoulé un mois. Merci le Pérou ! Tandis que la France, qui prône une fausse image de liberté, m’interdit d’enseigner, fait saisir mes poèmes, me jette en prison sur les propos d’un homme que j’ai aidé et reconnu, mais qui me stigmatise comme « raciste », ce lointain pays m’offre les conditions pour écrire, et de beaux livres, des chants et des récitals. Le résultat est là, les Poèmes satiriquesont été écrit avec une facilité déconcertante.
Patricia GODI — Merci le Nouveau monde !
Camille AUBAUDE — Contrairement aux Poèmes d’Amboise, et au recueil qui sort en septembre chez l’Ours blanc, Le Messie en liesse, je me disais que les Poèmes satiriquesest un recueil dont je ne m’occuperai pas. Et vous voilà ! La première lecture de « La Madriguera », qui veut dire « terrier », « maison-refuge », s’est faite à Clermont-Ferrand, grâce à vous. Elle m’a beaucoup marquée, et j’ai peaufiné ce texte sur Miami, par gratitude envers vous. Je ne sais pas dans quelle catégorie enfermer ces longs textes. Pour moi, ce ne sont pas des poèmes. On dit que « le socle de la poésie » était le bayt(encore la maison, en arabe), le distique, qui donnera le rumabayt, et que l’on retrouve dans la poésie nippone sous le nom de tanka.
« La Madriguera » est composé de quatrains. Les quatrains, c’est quelque chose de très puissant. Ils ont été retravaillés par un rythme, un rythme poétique, avec identité de sons. Je les appellerais peut-être des micros récits ; c’est peut-être erroné, mais c’est la seule chose que je peux dire à l’heure qu’il est. On a beaucoup parlé du renouvellement de la poésie par le journalisme, ou l’inverse. Le journalisme est très intéressant pour l’aspect « reportage », et il y a la question du témoignage. J’ai toujours été attirée par les chroniques. Il y a tout à inventer en ce moment avec les nouvelles techniques pour happer ou garder trace de notre expérience, reprendre cette riche matière d’émotions avec ce qu’on définit comme écriture poétique. Nous avons évoqué les « discours en crise ». Aujourd’hui, en France, il y a le problème que tout ce qui est roman n’est pas au mieux de sa forme. On est très forts pour les discours, les commentaires et les interprétations, la glose, donc, mais on n’est pas au mieux, pour le moment, j’espère, pour écrire de la grande fiction.
Ces petits fragments rejoignent des textes qui ont beaucoup plu ces dernières années, des textes très courts, qui ne sont pas poétiques, des récits qui ne sont pas travaillés sur les syllabes avec des rimes, des assonances, etc. Pendant des années, je demandé si je continuerait à écrire avec des formes fixes ou pas. Ces textes péruviens constituent une sorte de mélange. Le passage par la pratique des formes fixes m’a permis de conforter la connaissance qui me paraît nécessaire de la versification pour dire que l’on écrit de la poésie. Ce n’est pas une prétention, bien sûr, c’est vraiment un besoin vital, et, pour se référer à Christine de Pizan, à prendre pour un jeu intéressant et aussi un « je ». Là, le thème de la mort est transcendé par la magie inca. La légitimité fondamentale de ce que je peux écrire est justement l’identité et expression féminine.
Patricia GODI — Ces poèmes du regard sur le monde contiennent un sujet, ce « je », qui n’est forcément un sujet sexué, féminin, repérable comme tel, ou bien parfois, mais qui ne s’expose pas, qui ne s’affiche pas comme tel, mais qui est incarné. Est-ce que c’est le bon mot ? Peut-être pas.
Camille AUBAUDE — Si, « incarné », c’est le mot juste.
Patricia GODI —… un « je » très présent, par le regard qui est porté sur le monde. Cette présence d’une femme dans le monde me parle énormément, et me paraît très riche très originale, à notre époque. Je tiens à dire qu’il s‘agit de quatrains, et cela crée une tension très constructive au niveau formel, au niveau de l’impact de ces textes, le fait que ayez recours à une construction régulière que vous renvoyez à cette construction du quatrain, à ces formes très rigoureuses. cet usage de la rigueur crée finalement une tension entre tradition et modernité, puisque vous abordez le thème des temps présents, des lieux que vous visitez ; vous portez un regard, critique, sans complaisance , vous parlez de la nature bafouée, vous parlez des étudiants hurlant la Révolution, donc le monde contemporain est très présent. Cela a beaucoup de fraicheur. Cette référence à la tradition et cette rigueur dans la forme et donne beaucoup d’impact à votre poésie, à votre regard. Ces poèmes devraient être lus, mis en valeur lors de lectures.
Camille AUBAUDE — Après le premier festival de poésie international de Lima, il y a eu un dialogue-conférence suivi d’une lecture à laquelle je ne m’attendais absolument pas, à l’université Ricardo Palma, où ma traductrice en espagnol, Rosario Valdivia, fait des choses magnifiques. Depuis des années, ils prennent mes poèmes pour des ateliers de théâtre et de traduction, ils posent des questions très pertinentes sur mes poèmes, et une étudiante remarquable prépare une thèse. A la fin de notre échange devant une salle comble, Rosario m’a demandé de lire « Le Mal de l’Inca » et « Lima ». Cela a été une lecture mémorable, bien que l’obligation de lire à haute voix n’est pas très utile pour moi qui cherche à inventer et à fignoler un univers par les poèmes.
Patricia GODI — Les lectures sont importantes, on le voit dans le film où sont lus les Poèmes d’Amboise.
Camille AUBAUDE — Dans le fait de faire des lectures publiques, je reconnais qu’il y a eu des moments prodigieux dont justement ce poème intitulé « Lima », ville de l’enfant, ville des Rois, tracée comme un damier. On ne peut même pas en parler tellement c’était puissant. Là encore, « Lima », est-ce vraiment un poème ?
Patricia GODI — Bien sûr, j’en suis convaincue.
Camille AUBAUDE — Ce qui s’est passé au Pérou, et dans d’autres pays d’Amérique latine est inouï. On a un public, de vraies gens, des oreilles, des voix, des histoires de vies, pas réductibles à l’idiome « public ». L’origine latine, européenne, la souffrance de ces gens déracinés, profondément croyants, adorant la Vierge, y sont pour beaucoup. Une année, il y avait aussi une délégation de chinoises très intéressantes. Ce n’est pas étranger, c’est étrange ! Même en fac, ce n’est pas un public d’étudiants.
Il y avait, pour la lecture de « Lima », un homme que je prenais pour un ministre, et qui me filmait sans arrêt dans un état d’émotion pas possible. Je me demandais pourquoi un ministre éprouvait des émotions aussi insensées. Il avait découvert un de mes poèmes, « Lorelei », dans une revue en Indes, puis vu mon site, et le film de la très belle lecture des Poèmes d’Amboiseau Cercle Anna de Noailles, à Paris, par des comédiens du cours Cochet, où l’on voit aussi Tachia Quintanar. Ce « ministre » était un chercheur de l’Université libre Indira Gandhi, à New Delhi, « Indira Gandhi Open University », femme chaman et ouverture, rien à voir avec ce qui m’est arrivé en France... Carlos Alberto Yrigoyen. J’ai su son nom après, quand il est venu me voir. Je n’ai toujours pas reçu son film, et ne suis pas en état de le voir vu le traumatisme que m’a infligé la police française.
Cet excellent homme était venu exprès pour m’écouter dans une université à Lima. C’était vraiment inouï ! Ce « public » cosmopolite, atypique, je le ressens comme si c’était moi. Evidemment, il y a aussi les gens que je connais. Il y avait, pour « Lima », une femme qui pleurait tout au long de la lecture, car « Lima » est très ancré dans une expérience, puisque cette prof chez qui je logeais avait réellement perdu un enfant. Pour que la vie continue parce que rien ne meurt, et le Mal se tarit, nous dévore et s’auto-dévore, l’enfant de Lima devient l’incarnation du peuple inca sauvagement assassiné par une race alors « supérieure », prédatrice et qui se sentant menacée par l’Autre le ruine, le détruit. Cet enfant devient aussi le condor, l’oiseau qui marque la réincarnation — c’est toujours la lutte contre la mort dont il est question. L’amie dans le public connaissait la réalité concrète, la chose qu’il y avait derrière ce poème, c’est pourquoi cette lecture l’a profondément émue. Elle repensait à cet enfant, et à ses propres enfants, et moi, à mes actes suicidaires, suite aux agressions.
Il y a toujours énormément de choses en jeu ! C’est infini. La poésie lue a beaucoup à voir avec le théâtre, mais elle reste plus obscure, plus mystérieuse que le théâtre. La démarche polyvalente et pluridisciplinaire est amusante, mais elle gomme l’épaisseur mystique et onirique, le bizarre de la poésie. De nombreuses « passerelles » relient aujourd’hui poésie-journalisme-photos-musique-films, ce que dit et redit, en France, le « Printemps des Poètes » : les passeurs, ou les passerelles, sans jouer avec les genres… Chaque poème peut-être vu avec plein de ponts suspendus qui relient le texte à d’autres arts, la peinture, la photographie, l’architecture, mais le poète doit se tenir à distance de la massification, juste observer, et hurler si on l’enferme. Tous ces liens entre les arts vont-ils aboutir à un changement, à une révélation ? C’est peu probable. Nous sommes un peu dans les limbes avec la révolution du livre numérique, les techniques multimédias.
Quant aux quatrains, il s’agit d’œuvrer, de construire. Je parle de mon cas personnel. C’est une architecture onirique, que j’anime d’une force intérieure et que je perfectionne jusqu’à la mort.
Patricia GODI — La poésie est de nos jours à tendance à être lue par les poètes, ou par un milieu de gens qui s’intéressent à la poésie, les enseignant, les chercheurs. Finalement, elle a du mal à toucher un large public. Ces poèmes que vous écrivez qui sont des poèmes de l’immersion dans le monde, qui rende présente la vie concrète, de chacun d’entre nous immergé dans le monde, est susceptible d’atteindre un public plus large que cette élite cultivée qui s’intéresse à la poésie de nos jours, en France. C’est en cela que ces poèmes me touchent infiniment.
Camille AUBAUDE — Dans les festivals des pays latino-américains, on est très surpris de voir la qualité du public : « une grande oreille ». La sensibilité est hors du commun. Des milliers de personne sont réceptives aux lectures de poésie.
Patricia GODI — Vos poèmes « satiriques » m’évoquent la poésie engagée d’Aragon, et le concept de poésie politique apparu dans les année soixante-soixante-dix aux Etats Unis, à l’époque où les poètes étaient engagés activement contre la guerre du Viet Nam. Là était susceptible d’apparaître le rôle politique des poètes.
Camille AUBAUDE — En ce moment, il y a toutes sortes d’engagements bateau style « poètes et paix », « poésies pour la paix », sans parler de la « poésie au jardin », etc. J’ai participé à pas mal de manifestations, où j’ai vu qu’il ne s’agissait que de l’amour propre d’auteurs inconsistants, et qui plus est, voulant me nuire. L’engagement urgentissime des poètes, c’est de sauver la Nature ! Nombre de mes proches, comme les poètes Voltuan et Bérangère Thomas, écrivent sur ce thème. Tous les gens qui s’intéressent à la poésie devraient militer pour cela, mais ce n’est pas facile du tout. J’ai eu un projet, Adieu à la terre, que j’ai dû abandonner, car cela pourrait paraître mièvre, si les enjeux ne sont pas étudiés à fond, mais cette connaissance n’est pas véritablement accessible. La gageure est d’écrire de bons textes.
Patricia GODI — Exactement ! Ce à quoi vous parvenez.
Camille AUBAUDE — Cela se juge difficilement… L’urgence de s’intéresser à la destruction la Nature, aux problèmes de pollution et de surpopulation, à la disparition massive des espèces, n’est pas assez comprise par les poètes. Sans doute parce qu’il faut un messie qui se fasse entendre, l’unique et dernier poète à s’exprimer par des sonnets comme au temps de Louise Labé, des sonnets avec des alexandrins tenant compte de la césure, possédant des mots au sens plein, mesurant parfaitement la quanti