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Margarita Fuller
Texte choisi, transcrit & remanié par Dina Sahyouni
Crédit photo : Portrait de la féministe Margaret Fuller, domaine public, Wikimedia.
À M. Jules Favre,
Souvenir reconnaissant
Je suis fatiguée [de] penser, je suis fatiguée de vivre. Ô mon Dieu ! prends-moi ! baigne-moi dans les eaux vivantes de ton amour !
(Margarita Fuller.)
Chaque noble doctrine, chaque poétique manifestation, prophétisent à l'homme ses destinées possibles.
(La Même)
Où sont tes grands aspects et les beautés sauvages,
Vieux globe qu'on ratisse en jardins d'opéra ?
L'utile t'enlaidit de ses mornes ravages,
Et dans sa cuve immense un jour t'asphyxira.
L'Amérique a laissé dépouiller vos rivages,
Large Meschacébé, fougueux Niagara.
La digue vous étreint, l'usine vous profane :
Plus de rocs fracassés par les flots écumants ;
De l'un à l'autre bord plus de pont de liane
Où jouaient au soleil hérons bleus et flamants ;
Plus de vierge forêt, plus de haute savane,
Où paraissaient les troupeaux des buffles ruminants.
Partout la main de l'homme, ô nature splendide !
Ose effacer la tienne, et sur ton front sacré
Creuse brutalement une précoce ride,
Stigmate de l'esprit de ce peuple affairé.
Où trouver, où trouver aux champs de la Floride
Le bois de romarin où Chactas a pleuré ?
Où trouver, au milieu du fracas des machines,
Acier, flamme, vapeur, grincement colossal
Des rails-ways éventrant forêts, vallons, collines,
Dans ces peuples rivés à l'amour du métal,
Où trouver, [où] trouver quelques âmes divines
Ne se désaltérant qu'au lait de l'idéel ?
Pauvre Margarita, ta jeunesse navrée
A bu longtemps amer ce lait qui la nourrit ;
Comme d'un noble cerf des chiens font la curée,
De ces âpres colons la meute te meurtrit ;
Perdue au milieu d'eux, grande et triste inspirée,
Pour écho de ton cœur tu n'eus que ton esprit !
Dans leur cercle étouffant tu n'eus que ta pensée
Qui montait et voyait les horizons saillir !
Les chaînes s'acharnaient à ton aile blessée ;
Les ténèbres, au jour que tu faisais jaillir.
Leur stupide raison, ô sublime insensée !
Piétina sur ton cœur et le vit défaillir.
Mais dans tes fiers sanglots des âmes attractives
Surprirent du génie un accent précurseur ;
Cooper, le vieux conteur, l'Homère de ces rives,
Ilawthorne l'humoriste, Emerson le penseur,
Arrachant ton esprit aux tristesses oisives,
T'ont révélé ta force en te nommant leur sœur.
Oh ! comme tu planas alors avec audace !
De tes pas dénoués secouant le lien,
Tout ce que sent le cœur, tout ce que l'âme embrasse,
Tout ce qui fait monter l'intelligence au bien,
Tu te l'assimilais dans ta force et ta grâce,
Et tu le répandais en sublime entretien.
Dans des âmes longtemps à la terre enchaînées
Tu versa l'idéal, frère aîné de la foi !
Tu leur prophétisas d' altières destinées ;
Tu leur dis : La chair rampe et l'esprit seul est roi.
Les vérités brillaient sur ton front incarnées ;
Par elles inspirée, elles charmaient par toi.
Art, poésie, amour, sœurs aux ailes de flamme
Dont le céleste chœur guide l'humanité ;
Dogme immortel et pur que transmet l'âme à l'âme,
Par elle un continent a compris ta beauté !
Les foules se courbaient aux pieds de cette femme,
Puis relevaient leurs fronts vers la Divinité !
Du culte de l'esprit éloquente prêtresse,
Sa doctrine triomphe et son verbe est vainqueur ;
Alors (ainsi dans Rome on rêvait de la Grèce)
Vers notre vieille Europe elle tourne son cœur.
Elle y vint, mais les cris des âmes en détresse
Accueillirent sa foi d'un murmure moqueur.
La force l'emportait ; partout sa main impure
Violentait l'esprit, cet immortel martyr ;
La liberté saignait d'une immense blessure ;
Margarita comme elle allait s'anéantir.
Tu lui gardais l'amour, bienfaisante Nature ;
Elle l'avait rêvé, tu le lui fis sentir.
Quand de l'humanité l'âme paraît éteinte,
Que rien de fier ne parle aux peuples abattus,
Ah ! l'hymen des grands cœurs est une chose sainte ;
Ils abritent en eux les publiques vertus ;
Contre le désespoir ils leur font une enceinte :
L'amour des Porcia console les Brutus !
Margarita croyait au réveil héroïque ;
À sa foi s'inspirait la foi d'un jeune époux.
Les flots la ramenaient vers sa chère Amérique,
Mère d'un bel enfant riant sur ses genoux !
D'où lui vint sa tristesse immense et prophétique ?
Avant de nous frapper, la mort s'agite en nous.
Sous les traits du bonheur la mort touchait sa tête :
Croire, aimer et mourir, son destin s'accomplit !
Près du libre rivage éclate la tempête :
Son enfant sur son sein, la mer l'ensevelit ;
Elle garde son corps et ronge son squelette,
Et pour l'éternité l'Océan est son lit.
1852.
Le poème ci-dessus provient de COLET, Louise (1810-1876), Ce qui est dans le cœur des femmes. Poésies nouvelles par MmeLouiseCOLET suivies du Poème sur la colonie de Mettray Couronné par l'Académie française dans sa séance du 19 août 1852, Paris, Librairie nouvelle, Boulevard des Italiens, 15, en face de la maison dorée, 1852, pp. 51-56. Cet ouvrage appartient au domaine public.
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Pour citer ce poème élégiaque
Louise Colet, « Margarita Fuller », poème extrait de COLET, Louise (1810-1876), Ce qui est dans le cœur des femmes. Poésies nouvelles... (1852), a été choisi, transcrit & remanié par Dina Sahyouni pour Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événement poétique|Megalesia 2021/II « Pionnières en poésies féministes », mis en ligne le 29 avril 2021. Url :
http://www.pandesmuses.fr/megalesia21/lc-margaritafuller
Mise en page par Aude Simon
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