19 décembre 2020 6 19 /12 /décembre /2020 09:00

 

N° 8 | Dossier mineur | Florilège de poétextes | Poésie féministe pour lutter contre les violences faites aux femmes

 

 

 

 

 

 

Ève

 

 

 

 

 

 

Tiphaine Mora

 

 

 

 

© Crédit photo : Illustration du conte "La petite fille aux allumettes",  Caputre du livre par LPPDM, du conteur Hans Christian Andersen, tombé dans le domaine public.

 

 

À la mémoire de toutes les Ève, d’ici, d’ailleurs.

 Juillet 2018

 

 

 

Appelle-moi Ève. J’ai peut-être un autre nom, peu importe, parce que personne ne le prononce, et moi-même je doute qu’on m’en ait un jour donné un. Ève, c’est le nom de toutes les femmes. C’est le nom du commencement. 

​​​​Et pourtant, ce soir, je ferai partie des cinquante-cinq. ​​​​​Tu es passé en coup de vent. Tu as vu que j’étais enceinte et que je crevais de chaud, mais ta froideur ne m’a pas rafraîchie. Tu as vu que je n’étais pas bien. Et tu t’es dit, un autre s’occupera d’elle. Sans doute. Pourquoi ce serait à toi de t’arrêter ? Tu es pressé. Ou tu as peur. Ou, simplement, tu t’en fous. 

Il y a quinze jours que je suis postée au même endroit, sur le parvis de la gare, quinze jours que je te remarques et que tu me confonds avec le mur. Je suis défoncée parce que je n’en peux plus. Tu seras la goutte d’eau qui fera déborder le vase. Tu l’ignores. Mais au moment où tu es passé, que tu m’as refusé à boire ou plutôt, que tu as fait semblant de ne pas m’entendre, moi je l’ai compris. Les chiottes sont payants et il me reste à peine dix centimes.

Tu as fait semblant de ne pas m’entendre, mais si on s’était croisés quatre ou cinq ans avant, j’aurais été la femme que tu siffles dans la rue. Parce que tu m’aurais trouvée belle. Parce que la rue est à toi. Si tu m’avais matchée sur un site de rencontre, on se serait donnés rendez-vous ici et installés à la terrasse d’un café, et tu m’aurais questionnée sur ma vie, ce que j’aime et espère, avec une idée précise derrière la tête. On se serait peut-être bien entendus. On se serait revus. Je t’aurais dit que la vie est meilleure avec toi, que je suis accro au parfum de ta peau, à tes taches de rousseur, tes cheveux jamais coiffés, et j’aurais maudit ton téléphone auquel tes yeux sont scotchés. Dans la hâte de se retrouver seuls, on aurait négligé la fille qui te demande à boire. 

Ta bouteille était presque vide quand tu es sorti de la gare, d’ailleurs, peut-être que tu allais la jeter dans le bac jaune car c’est important pour toi de recycler les déchets. Il y a les fontaines, les toilettes publiques. C’est vrai. Mais vois-tu, je suis fatiguée.

J’erre ici depuis longtemps. J’aimerais être une femme qui voyage pour confier son petit au père le week-end, ou qui prend des classes affaires, un notebook dans ses bagages, pour le business. Tout est autorisé dans les gares. J’ai perdu la notion du temps. Et même quand je n’ai pas les moyens de me payer quelque chose qui me la fasse perdre, le temps flotte, il  ne m’appartient plus. Le temps, c’est pour les gens qui circulent vite, qui traversent la hall d’un pas rapide et sûr, et qui sont attendus. Mais on l’oublie pas ; c’est lui qui nous oublie. Au début, c’était comme si je criais à travers un aquarium insonorisé, et que les gens évoluaient dans un monde parallèle. J’ai cessé de crier. Ma vie a coulé, je suis partie à la dérive. Comme on dit, j’ai sombré. 

Tu n’as pas eu pitié du bébé. Tes yeux se sont posés sur mon ventre, un quart de seconde. Et tu as pensé, elle aurait dû avorter. Un mec de passage, un client, un viol. Oui, il y en a eu. Des trois. Jamais tu n’as supposé que le bébé soit une histoire d’amour. Jamais tu n’as supposé que je veuille le garder. Si tu as supposé quelque chose. 

Une fois, je t’ai vu monter à bord du train. Le contrôleur a validé ton billet avant l’embarquement, tu as ôté tes écouteurs quand il t’a posé une question, et tu es aussitôt reparti dans ta musique. Peut-être une chanson d’amour, une chanson sur une fille qu’on laisse seule sur un trottoir. Ça te plait. 

Ce soir, je ferai partie des cinquante-cinq et toi tu as gardé tes écouteurs quand je t’ai aussi posé une question. Quand je t’ai indiqué ta bouteille d’eau presque vide. Tu as rejoins ton train content parce que c’est ta dernière journée de boulot avant les grandes vacances, tu as prévu des tas de trucs. Voyage entre amis, avec tes anciens potes de fac, vous partez à l’étranger, où, tu t’en tapes, le principal c’est que vous partiez. Ou en famille, avec ta femme, ton fils, qui va rentrer en 6 eme, ta fille qui est déjà presque aussi grande que lui. Tous les quatre, vous allez vous éclater au Grau du Roi. C’est pas loin, pas cher, c’est tranquille. Ou tu vas faire du trekking, en solitaire, parce que tu es un aventurier, tu aimes le contact brut avec la nature, ça te permet de réfléchir, de faire le point sur ton existence. 

Tu quittes le taff satisfait. Tes objectifs sont atteints, la journée s’est bien passée. Aucun clash avec les collègues, même Romain qui te fait tout le temps chier. Jeanne-Marie a pris ton parti et depuis que tu l’as remis à place, il se tient à carreaux. Il le fallait. Même si d’habitude, tu es un adepte de la communication non violente. Les disputes, c’est pas ton truc. Sur la route, dans embouteillages ou si on te double sans clignotant, tu restes calme. Tu as jamais levé la main sur personne.

Il y a peut-être plusieurs heures que tu es rentré chez toi. Tu prépares tes valises, enthousiaste. Ou tu reçois à dîner. Tu emmènes ta chérie au cinéma. Il y a un film qu’elle voulait absolument découvrir avec toi. Et moi je suis là, postée au même endroit, je vais fondre dans le décor, si un parvis de gare, c’est un décor. Oui, il y a eu les vols. Les charlatans qui m’ont vendu n’importe quoi pour que je plane, et surtout que je rachète. Les viols, non, pas la nuit dans une ruelle sombre. Dans les centres d’hébergement. Il y a eu l’eau que tu m’as refusée, et ce soir, je ferai partie des cinquante-cinq

Appelle-moi Ève. J’ai peut-être un autre nom mais peu importe, parce que personne ne le prononce, et moi-même je doute qu’on m’en ait un jour donné un. Ève, c’est le nom de toutes les femmes. C’est le nom du commencement. 

 

 

***

 

Pour citer ce poème en prose féministe 

 

Tiphaine Mora, « Ève », nouvelle féministe inédite, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°8 | Penser la maladie & la vieillesse en poésie​​, mis en ligne le 19 décembre 2020. Url :

http://www.pandesmuses.fr/no8//tm-eve

 

 

 

 

Mise en page par Aude Simon

 

 

© Tous droits réservés

 

Retour au sommaire du N°8

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :

Bienvenue !

 

RÉCEMMENT, LE SITE « PANDESMUSES.FR » A BASCULÉ EN HTTPS ET LA DEUXIÈME PHASE DE SA MAINTENANCE PRENDRA DES MOIS VOIRE UN AN. NOTRE SITE A GARDÉ SON ANCIEN THÈME GRAPHIQUE MAIS BEAUCOUP DE PAGES DOIVENT RETROUVER LEUR PRÉSENTATION INITIALE. EN OUTRE, UN CLASSEMENT GÉNÉRAL PAR PÉRIODE SE MET PETIT À PETIT EN PLACE AVEC QUELQUES NOUVEAUTÉS POUR FACILITER VOS RECHERCHES SUR NOTRE SITE. TOUT CELA PERTURBE ET RALENTIT LA MISE EN LIGNE DE NOUVEAUX DOCUMENTS, MERCI BIEN DE VOTRE COMPRÉHENSION ! 

LUNDI LE 3 MARS 2025

LE PAN POÉTIQUE DES MUSES

Rechercher

Publications

Dernière nouveautés en date :

VOUS POUVEZ DÉSORMAIS SUIVRE LE PAN POÉTIQUE DES MUSES  SUR INSTAGRAM

Info du 29 mars 2022.

Cette section n'a pas été mise à jour depuis longtemps, elle est en travaux. Veuillez patienter et merci de consulter la page Accueil de ce périodique.

Numéros réguliers | Numéros spéciaux| Lettre du Ppdm | Hors-Séries | Événements poétiques | Dictionnaires | Périodiques | Encyclopédie | ​​Notre sélection féministe de sites, blogues... à visiter 

 

Logodupanpandesmuses.fr ©Tous droits réservés

 CopyrightFrance.com

  ISSN = 2116-1046. Mentions légales

À La Une

  • À propos de « Sous le Ciel de Montmartre »
    Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » | Bémols artistiques | Critique & réception | Métiers du livre À propos de « Sous le Ciel de Montmartre » Article par Annpôl Kassis...
  • Quand la poésie grimpe la colline de Ménilmontant dans l’est parisien !
    Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » | Bémols artistiques / Agenda poétique Quand la poésie grimpe la colline de Ménilmontant dans l’est parisien ! Présentation du...
  • HIVER-PRINTEMPS 2025 | NO I | Inspiratrices réelles et fictives
    LE PAN POÉTIQUE DES MUSES (LPpdm) REVUE FÉMINISTE, INTERNATIONALE ET MULTILINGUE DE POÉSIE ENTRE THÉORIES ET PRATIQUES HIVER-PRINTEMPS 2025 | NO I | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES 1er VOLET Crédit photo : Alphonsine de Challié, « beauty with pink veil...
  • Interview avec Hassina Takilt du magazine HORA 
    N° I | HIVER-PRINTEMPS 2025 | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES | 1er Volet | Entretiens poétiques, artistiques & féministes | Voix / Voies de la sororité | Métiers du livre & REVUE ORIENTALES (O) | N° 4-1 | Entretiens Interview avec Hassina Takilt du...
  • Invitation à contribuer au festival Megalesia (édition 2025)
    N° I | HIVER-PRINTEMPS 2025 | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES | 1er Volet | Appels à contributions | Agenda poétique Invitation à contribuer au festival Megalesia (édition 2025) Crédit photo : Berthe (Marie Pauline) Morisot (1841-1895), « J ulie-daydreaming...
  • La Femme-volcan
    Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » | II — « Poésie volcanique d'elles » | Florilège | Travestissements poétiques | Astres & animaux / Nature en poésie La Femme-volcan...
  • Poème de « La rivière cotonneuse »
    Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » | I — « Rêveuses » | Florilège | Travestissements poétiques | Astres & animaux / Nature en poésie Poème de « La rivière cotonneuse...
  • Le cœur étincelant d’un joyaux
    N° I | HIVER-PRINTEMPS 2025 | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES | 1er Volet | Dossier mineur | Florilège | S'indigner, soutenir, lettres ouvertes & hommages Le cœur étincelant d’un joyaux Poème élégiaque par Françoise Urban-Menninger Blog officiel : L'heure...
  • Albert Strickler, poète de la grâce et de la lumière
    N° I | HIVER-PRINTEMPS 2025 | INSPIRATRICES RÉELLES & FICTIVES | 1er Volet | Dossier mineur | Articles & témoignages | S'indigner, soutenir, lettres ouvertes & hommages Albert Strickler, poète de la grâce & de la lumière Hommage / texte élégiaque par...
  • Il ne faudra plus raconter des histoires, récit de Sandrine Weil sous-titré Le livre de Jean, 1942-1945, un enfant dans les camps paru chez L’Harmattan dans la collection Graveurs de Mémoire
    Événements poétiques | NO II Hors-Série | Festival International Megalesia 2025 « Rêveuses » & « Poésie volcanique d'elles » | Critique & réception | « Poésie volcanique d'elles » | Articles & témoignages Il ne faudra plus raconter des histoires, récit...