1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 17:46

 

Dossiers majeur & mineur | Articles

 

 

Le deuil éluardien

 

 

Alexandre Massipe

Illustration de

Martine Sechoy-Wolff

 

 

 

 

© Crédit photo :  illustration de Martine Sechoy-Wolff, n°3

 

 

 

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre mondiale, Paul Éluard a quarante ans. Il est mobilisé dans l’administration de l’armée et est cantonné à Mignières dans le Loiret où Nusch, son épouse, le rejoint[]. Le poète est démobilisé en 1940 et le couple regagne son appartement de la rue Max Dormoy à Paris. En 1942, Éluard demande sa réinscription au PCF clandestin et publie des tracts et des poèmes que Nusch transporte dans des boîtes à confiseries[]. L’année suivante, avec son ami écrivain Jean Lescure, il rassemble les textes de nombreux poètes résistants et publie un ouvrage intitulé LHonneur des poètes qui fera l’objet d’une féroce polémique au sortir de la guerre (Benjamin Péret répondra par Le déshonneur des poètes). Dans LHonneur des poètes, les poètes chantent l’espoir, la liberté et la fraternité face à l’envahisseur.

À la Libération, fêté avec Louis Aragon comme le grand poète de la Résistance, Paul Éluard est un poète comblé tandis que sur un plan plus personnel, son histoire d’amour avec Nusch1 ne souffre d’aucune ombre :

 

Je t’ai faite à la taille de ma solitude

Le monde entier pour se cacher

Des jours des nuits pour se comprendre

Pour ne plus rien voir dans tes yeux

Que ce que je pense de toi

Et d’un monde à ton image

Et des jours et des nuits réglés par tes paupières2

 

Durant l’immédiat après-guerre, le poète met sa poésie au service d’actions sur le terrain. Il anime ainsi des tournées de débats dans les lycées, les usines et enchaîne les lectures de poèmes à Prague, Rome ou Athènes.

Cette euphorie sera de courte durée. Le 28 novembre 1946 survient ce que le poète appelle « le jour en trop », Nusch, compagne et muse du poète depuis dix-sept ans meurt d’une hémorragie cérébrale :

 

Mon amour mon petit ma couronne d’odeurs

Tu n’avais rien à faire avec la mort

Ton crâne n’avait pas connu la nuit des temps

Mon éphémère écoute je suis là je t’accompagne

Je te parle notre langue elle est minime et va d’un coup

Du grand soleil au grand soleil et nous mourons d’être vivants3

 

Paru quelques mois après sa disparition, le recueil Le temps déborde est tout entier consacré à Nusch. Le poème En vertu de l’amour est exemplaire de la cassure ressentie par le poète. En effet, la rédaction de ce poème a démarré la veille de la mort de Nusch et s’est poursuivie le lendemain :

 

J’ai dénoué la chambre où je dors, où je rêve,

Dénoué la campagne et la ville où je passe,

Où je rêve éveillé, où le soleil se lève,

Où, dans mes yeux absents, la lumière s’amasse.

 

Monde au petit bonheur, sans surface et sans fond,

Aux charmes oubliés sitôt que reconnus,

La naissance et la mort mêlent leur contagion

Dans les plis de la terre et du ciel confondus.

 

Je n’ai rien séparé mais j’ai doublé mon cœur.

D’aimer, j’ai tout créé : réel, imaginaire,

J’ai donné sa raison, sa forme, sa chaleur

Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire.

 

27 novembre 1946.

 

Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six

 

Nous ne vieillirons pas ensemble

       Voici le jour

  En trop : le temps déborde.

 

Mon amour si léger prend le poids d’un supplice4

 

Le lecteur ne peut qu’être troublé par le dernier vers du 27 novembre – « Et son rôle immortel à celle qui m’éclaire » – en ce qu’il décrète l’immortalité pour celle qui mourra le lendemain. Et le vers suivant « Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six » écrit en toutes lettres comme pour rendre visible ce temps qui déborde. Tout au long du recueil Le Temps déborde, le poète se replie sur lui-même, effeuillant les pages d’un calendrier qui l’éloigne inexorablement du « jour en trop ». Pour la première fois de son existence, Éluard s’avère incapable d’éloigner l’obscurité : « Mes yeux soudain horriblement / Ne voient pas plus loin que moi / Je fais des gestes dans le vide / Je suis comme un aveugle-né / De son unique nuit témoin5 ». Mais très vite, à force de faire « des gestes dans le vide », le poète voit également se dérober la « vision » poétique puisque les mots mêmes le quittent : « Tout le souci tout le tourment / De vivre encore et d’être absent / D’écrire ce poème / Au lieu du poème vivant / Que je n’écrirai pas / Puisque tu n’es pas là6 ». Le poème Notre vie constitue un précipité de l’état d’esprit d’Éluard à ce moment-là :

 

Notre vie tu l’as faite elle est ensevelie

Aurore d’une ville un beau matin de mai

Sur laquelle la terre a refermé son poing

Aurore en moi dix-sept années toujours plus claires

Et la mort entre en moi comme dans un moulin

 

Notre vie disais-tu si contente de vivre

Et de donner la vie à ce que nous aimions

Mais la mort a rompu l’équilibre du temps

La mort qui vient la mort qui va la mort vécue

La mort visible boit et mange à mes dépens

 

Morte visible Nusch invisible et plus dure

Que la faim et la soif à mon corps épuisé

Masque de neige sur la terre et sous la terre

Source des larmes dans la nuit masque d’aveugle

Mon passé se dissout je fais place au silence7

 

La mort vécue, formule paradoxale s’il en est, décrit l’immense tristesse d’Éluard. La parole éluardienne semble, en outre, avoir coupé les ponts avec l’Autre alors même qu’elle s’est toujours abreuvée de façon très généreuse à la source de l’Autre. En effet, Éluard, d’ordinaire si prompt à réunir les Hommes à travers son chant, se retrouve rapidement désemparé lorsqu’il s’agit de parler et de vivre sa relation aux autres : « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres8 ». Sans doute alors, le retour à la vie du poète ne pourra pas faire l’économie d’un pas vers l’Autre. Et le cheminement emprunté par Éluard pour retrouver trace de l’Autre va s’avérer extrêmement fécond.

 

C’est tout d’abord avec la parution de Corps mémorable en 1947 que le poète semble retrouver une certaine joie de vivre. D’un érotisme prégnant, ce recueil est dédié à Jacqueline Trutat ; « Jacqueline me prolonge9 » écrit le poète dans sa dédicace. Cette dernière, avec son compagnon, Alain, aide Éluard à surmonter l’épreuve de la perte de Nusch. À la demande du poète, Jacqueline et Alain s’installent chez lui et l’accompagnent dans ses différents déplacements à l’étranger. Petit à petit, une expérience amoureuse et érotique naît entre eux trois et le poète retrouve alors « le désir de durer » :

 

Parfois je prends tes sandales

Et je marche vers toi

 

Parfois je revêts ta robe

Et j’ai tes seins et j’ai ton ventre

 

Alors je me vois sous ton masque

Et je me reconnais10

 

Durant l’année 1948, ce chemin vers une réconciliation avec l’Autre se poursuit grâce à l’écriture des Poèmes politiques. La mention qui titre la première partie de cet ouvrage – De l’horizon d’un homme à l’horizon de tous – ne souffre d’aucune équivoque. Le choc de la mort de l’aimée fait prendre conscience au poète de la misère des autres. Au fur et à mesure de l’avancée du recueil, Éluard s’ouvre aux autres, il n’est plus seul et veut partager son envie de vivre à nouveau. La cassure, si douloureuse soit-elle, se fait renaissance. Néanmoins, les premiers « poèmes politiques » apparaissent toujours aussi désespérés. Ainsi, dans Chant du dernier délai, Éluard affirme : « Noire c’est mon nom quand je m’éveille / Noir le signe qui me tracasse / Qui grimace moule à manies / Devant le miroir de ma nuit / Noire c’est mon poids de déraison / C’est ma moitié froide pourrie11 ». Pourtant, le poète opère bientôt sa mue et écrit quelques pages plus loin : « Et par l’entremise des sens, peu à peu renaissait la solidarité […] De nouveau, les hommes se rassemblent et le malheureux se reprit à leur sourire, d’un sourire peut-être un peu moins aimable qu’avant, mais plus juste, meilleur12 ». Cette acceptation progressive de la perte irrémédiable de l’aimée conduit Éluard à renouer tant bien que mal les fils d’un dialogue tragiquement interrompu. Les mots que le poète affectionnait jadis retrouvent vie sous sa plume. Il confesse pourtant bien vite que la douleur du deuil est toujours présente puisque « les liens de la mort [l]e retiennent encore » :

 

Laissez-moi donc juger de ce qui m’aide à vivre

Mon désir de fraîcheur a consumé les fièvres

Neige sous le soleil je suis né d’une femme

Parfois j’ai sa vertu

Le golfe de son ventre fait les hommes libres

 

Vivre c’est partager je hais la solitude

Les liens de la mort me retiennent encore

Je n’embrasse vraiment personne comme avant

Le pain était un signe de félicité

Le bon pain qui nous rend plus chaud notre baiser13

 

Le dernier vers de la première partie des Poèmes politiques laisse à penser que le poète est sur la voie de la résilience : « L’enfant rajeunissant d’homme en homme et riant14 ». Le recueil se découpe ensuite en deux parties distinctes l’« Avant » et l’« Après » retraçant la difficile marche du poète vers les Hommes. L’« Avant » correspond à l’attitude du poète vis-à-vis des autres lorsque Nusch était encore auprès de lui et l’« Après » expose les douloureux moments suite à sa disparition. « Après » s’ouvre sur le poème Dit de la force de l’amour qui s’achève sur ce vers, « Tu rêvais d’être libre et je te continue15 ». Le lecteur se trouve ainsi de nouveau en présence d’un indice prouvant les retrouvailles du poète avec l’Autre. Les Poèmes politiques se closent enfin sur ce très beau vers significatif de l’ouverture définitive du poète au monde : « Chaque visage aura droit aux caresses16 ». D’une souffrance personnelle, Éluard en vient ainsi à dire la souffrance collective à travers un retour à la vie qui le fait regarder à nouveau ce qui se passe dans le monde qui l’entoure.

 

Ce lent retour à l’Autre est également marqué par un nouveau désir du poète, celui de renouer le dialogue avec les poètes du passé. La parole politique amorcée dans les Poèmes politiques trouve ainsi un prolongement original lorsqu’Éluard se plonge dans une relecture passionnée des poètes du passé. Pour lui, les poètes sont des « frères » qui ont commencé à frayer un chemin, chemin que lui-même emprunte et que d’autres, demain, suivront à leur tour pour chanter sans relâche les beautés du monde. Pourquoi une telle entreprise ? Parce que le poète doit prendre conscience « de son âme ancienne, son âme héréditaire qui s’éparpille sur son chemin17 ». En 1947, Éluard rédige ainsi la préface d’un ouvrage qu’il intitule Le meilleur choix de poèmes est celui que l’on fait pour soi (1818-1918) et insiste sur la subjectivité de son entreprise : « Pourtant, faute d’un miroir commun, nous échangeons notre portrait. Je vous offre aujourd’hui l’un des miens, le plus hospitalier, sinon le plus ressemblant : les poèmes que j’ai le plus aimés. Donnez-moi le vôtre et nous confronterons nos goûts ; nous réduirons nos différences18 ». Quatre ans plus tard, il poursuit cette relecture des poètes passés en rédigeant la Première Anthologie vivante de la Poésie du Passé : « On n’est jamais poète, ni lecteur de poèmes, sans un brin d’oisiveté (…) Cette vacance dépend de la somme des soucis que nous donnent les malheurs, les luttes, les certitudes de nos frères. La poésie dépend, notre passé en est témoin, de la vie triomphante19 ». Avec ces deux anthologies, Éluard se fait le passeur entre les poètes des siècles antérieurs et les Hommes d’aujourd’hui.

Ce retour à l’Autre, par le biais de la parole poétique, n’empêche pas le poète de s’engager sur le terrain. En mai 1949, il se rend ainsi en Grèce aux côtés des partisans qui combattent pour un régime démocratique sous les ordres du général Markos contre les soldats de l’armée monarchiste dans les montagnes macédoniennes du Grammos et du Visti. Durant ce voyage, le poète écrit à sa fille quelques mots qui sont le plus bel exemple d’un retour du poète au sein de la communauté des vivants : « Je fais un merveilleux voyage en Grèce libre. Je vis là, réellement, toute une époque de ma vie. Les combattants et les combattantes sont prodigieux de courage, d’espoir et de beauté […] La nuit dernière, quatre mille paysans et soldats nous portaient en triomphe. On avait lu mon poème Athéna. C’était un meeting pour la paix mondiale et tous chantaient, dansaient…20 » Le recueil Une Leçon de morale qui paraît en 1949 célèbre alors les retrouvailles de la littérature et du militantisme : « Le mal doit être mis au bien. Et par tous les moyens, faute de tout perdre. Contre toute morale résignée, nous dissiperons la douleur et l’erreur. Puisque nous avons eu confiance21 ». Cette même année, Éluard rencontre Dominique22. La douleur du deuil se fait résurrection, comme en témoigne, en 1951, le titre du recueil Le Phénix. Dans le poème La mort l’amour la vie dont les mots du titre ne sont séparés par aucun signe de ponctuation, le poète parle à nouveau de sa difficulté à supporter la mort de Nusch : « Je voulais désunir la vie / Je voulais partager la mort avec la mort / Rendre mon cœur au vide et le vide à la vie ». Pourtant, lorsqu’il s’agit de décrire son chagrin, Éluard n’emploie plus le présent mais l’imparfait ; Dominique est arrivée : « Tu es venue le feu s’est alors ranimé / L’ombre a cédé le froid d’en bas s’est étoilé / Et la terre s’est recouverte / De ta chair claire et je me suis senti léger23 ». Tout au long de ce poème, la rencontre amoureuse s’assimile aux retrouvailles du poète avec la lumière : « J’allais vers toi j’allais sans fin vers la lumière », « le feu », « le rayon de tes bras entrouvraient le brouillard ». Ce que la disparition de l’être aimé avait détruit, l’amour pour Dominique le fait revivre. Le sentiment amoureux redonne espoir, confiance et inspiration au poète.

 

Tout au long de son œuvre, Éluard s’est fait un point d’honneur à toujours « tout dire ». « Tout dire », c’est « donner à voir », selon l’expression très souvent employée par le poète lui-même, le monde tel qu’il est, c’est-à-dire sans chercher à en gommer la brutalité, mais en ne cessant jamais non plus d’en magnifier la beauté. Et en cela, le « tout dire » éluardien nous révèle à nous-mêmes. En effet, si chaque être humain est unique, un fonds de sentiments demeure commun à l’humanité entière. Le poète donne alors forme à ces sentiments, les plus heureux comme les plus dramatiques, que chacun de nous porte en lui et à travers son chant poétique, nous nous trouvons plus riches d’aspiration à la beauté d’être vivant. En ne cachant rien de son chagrin, le poète ne fait ainsi que nous rappeler la fragilité de la vie, et par-là même sa beauté. Colette Guedj l’a bien compris lorsqu’elle affirme que la poésie constitue une main rassurante tendue vers l’Autre : « La poésie est bien le gage de notre secrète filiation avec une communauté de pensée, invisible mais bien réelle qui, au-delà de nos sentiments personnels, nous unit dans un chœur de voix consolatrices. Et nous ne sommes plus seuls24 ». Dès lors, la parole endeuillée d’Éluard est à la fois le cri d’un homme qui dit sa peur de tomber dans les griffes d’une solitude sans fin mais aussi l’affirmation que rien n’est jamais perdu car :

 

La nuit n’est jamais complète

Il y a toujours puisque je le dis

Puisque je l’affirme

Au bout du chagrin une fenêtre ouverte

 

Une fenêtre éclairée

Il y a toujours un rêve qui veille

Désir à combler faim à satisfaire

Un cœur généreux

Une main tendue une main ouverte

Des yeux attentifs

Une vie à se partager25

Notes

 

1 Nusch Éluard, née Maria Benz (1906-1946) [est l’égérie de nombreux surréalistes tel Man Ray. Elle rencontre Paul Éluard en 1929 et se marie avec lui cinq ans plus tard.

2 Paul Éluard, Œuvres complètes, volume I, Paris, Gallimard collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1968, recueil Les yeux fertiles, poème intitulé Intimes, p. 509.

3 Paul Éluard, Œuvres complètes, volume II, Paris, Gallimard collection « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, recueil Le temps déborde, poème intitulé Vivante et morte séparée, p. 113.

4 Ibid., poème En vertu de l’amour, p. 108-109.

5 Ibid., poème Les limites du malheur, p. 109.

6 Ibid., p. 110, poème Négation de la poésie.

7 Ibid., p. 112, poème Notre vie.

8 Ibid., p. 110, poème Ma morte vivante.

9 Ibid., p. 131.

10 Ibid., p. 136, poème Un livre de chair.

11 Ibid., p. 207, poème Chant du dernier délai.

12 Ibid., p. 214.

13 Ibid., p. 215.

14 Ibid., p. 216.

15 Ibid., p. 223, poème Dit de la force de l’amour.

16 Ibid., p. 233, poème Sœurs d’espérance.

17 Ibid., p. 521.

18 Ibid., p. 147.

19 Ibid., p. 390.

20 Ibid., p. 1114, note n° 91 à propos du recueil Grèce ma rose de raison, p. 275.

21 Ibid., p. 304, préface.

22 Dominique Éluard (1914-2000), née Odette Lemort. Journaliste, elle rencontre Paul Éluard en 1949 avec lequel elle se marie deux ans plus tard.

23 Ibid., p. 441, poème La mort l’amour la vie.

24 Colette Guedj, Ces mots qui nous consolent, Jean-Claude Lattès, 2002, p. 21.

25 Op.cit., p. 444, poème « Et un sourire », Œuvres complètes, volume II.

 

***

 

Pour citer cet article

 

Alexandre Massipe, « Le deuil éluardien », illustration de Martine Sechoy-Wolff, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/deuil-eluardien.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 15:36

 

Dossier majeur | Textes poétiques

 

 

Lettre à Maison de retraite

 

 

 

Claude Luezior

 

Site officiel :  www.claudeluezior.weebly.com/

 

Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions tituli

 

 

 

© Crédit photo : 1ère et 4ème de couverture d'Une dernière brassée de lettres

     

 

     Alignés comme noix sur un bâton, ils te regardent, ces retraités de la quatrième heure. Pour s’évader peut-être, de tes si jolis murs où poussent les fleurs de papier. Des fleurs, pourquoi pas, ose un larynx, mais pas que des chrysanthèmes ! Un silence éloquent étouffe le râleur. Certains fixent leurs bouts de chaussons troués, se disant que la feutrine est bien passagère et que le repas du dernier soir va arriver : triomphal remue-ménage pour pitance et tisanes délavées, le docteur ayant ordonné régimes secs et carafes d’eau pure.

 

    Tu les appelles résidents car ils résident sans résister. Ou par leurs prénoms, comme si ce rapport de dépendance te donnait des droits sur eux, telle une maîtresse d’école. À moins que l’un d’eux ne s’indigne. Heureusement, on a les moyens d’étouffer les printemps gériatriques !

 

     Jeanne, tu te l’es appropriée, elle qui tombait cent fois à domicile. Son fils avait juré de la laisser chez elle. Il a pleuré quand rien n’était plus possible, quand tu t’es emparée d’elle. Tu l’as mise en chaise, alors qu’elle pouvait encore marcher. D’allure secourable, le verdict fut prison à perpétuité. Il fallait surtout relever le score de dépendance, question subsides et comptes de fin d’année.

 

  Affriolants stratagèmes pour survie en déroute. Tu t’es faite l’arrogante professionnelle de familles à bout de souffle.

 

    Dès lors, Jeanne est ta chose. La perle rare a été enfilée sur ta ficelle pour devenir collier. Il faut manger ! Et la cuillère s’enfourne dans la bouche édentée.

 

    Bien sûr, il y a cette infirmière noire qui l’a prise dans ses bras encore chauds des savanes, l’Indonésien qui la regarde comme sa mère, le monsieur d’Algérie qui lui apporte dans ses poches un morceau de soleil. Il y a les rires de ces jeunesses vivifiant la mère-grand qui a perdu son Chaperon. Beaucoup de patience, des mots jolis et un cornet d’affection.

 

   D’autres rangent les hères, juste après la biscotte du soir, sur les claies d’un automne exsangue, pendant que tu polis tes factures détaillées : l’industrie des vieux jamais ne se contente de bons sentiments.

 

    On tourne le bouton. Il est vingt heures trente, la télévision est rassasiée. Le lit est impatient, la veilleuse pointe son nez. Colloque vite fait, noix alignées. On change d’équipe comme on a changé les couches. Madame sonne pour sa deuxième camomille : on tire la prise, c’est vite réglé. Ose-t-elle protester ? C’est qu’on a les moyens. Une eau tiède et sa pilule immaculée : mais si, Jeanne, pour ne pas avoir de nuit blanche. Hop sur la langue, pas besoin de dentier !

 

   Les fleurs de papier se sont éteintes comme flammes qu’on souffle. Rebelles et insoumis sont entrés dans leur camisole chimique. Et pourvu qu’ils ne fassent pas leur attaque cette nuit. Les bien-nommés patients peuvent attendre demain.

 

   Tu as digéré tes hussards disloqués. La retraite de Russie a fait le deuil de sa Bérézina. Leurs artères se glacent : rassure-toi, nul ne va s’évader.

 

   Jeanne lève le petit doigt. Mais elle est dans le noir. À la télévision de la veilleuse, le film va commencer.

 

 

* Extrait d'Une dernière brassée de lettres, Éditions tituli, Paris, 4e trim., 2016.

 

***

 

Pour citer cet extrait

 

Claude Luezior, « Lettre à Maison de retraite », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/maison-de-retraite.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
1 mai 2017 1 01 /05 /mai /2017 14:42

 

Poésie de la jeunesse

 

 

Incendie, Noctambule

 

& Vieilleries mercantiles

 

 

 

 

 

Julien Servent

 

Illustration de

Claude Menninger

 

 

 

 

© Crédit photo : Claude Menninger, Contades



 

Incendie

 

 

Le brasier odorant jacte et cacte une Odyssée de lumières et d'ombres colorées. La terre transpire de l'infiltration de longues racines incandescentes. L'air-vapeur de métal fondu coule lentement sur le paysage.

La conscience éparpillée danse avec panache autour des langues orangées. Elle s'évapore en une fumée dont seuls les anges s'enivrent. Intoxiqués par ces mondes de sensations inhalées, ils lèvent des nuées de craves qui éclipsent le père-soleil.

Dans ces habits de nuit précocement enfilés, il a laissé tomber un ongle, et il pleure des larmes de lave sur le sort de la vie qu'il entrave.

Le voilà, le crachat de celui à qui nous avons tant sacrifié !

 

***

 

Noctambule

 

 

 

C'est sous un voile étoilé de présence et de joie que tout se passe. Les bruits bruissent et loin d'eux les sources génèrent. Des pans entiers de constellations sont tombés dans les yeux du vagabond, apportant mythes et mystères lumineux.

C'est lui et ses bonds par dessus les vagues de la terre déchaînée et les mots laids durcis et violents contre toute insulte au coucher de soleil romantique. Il l'a attrapé, le dernier rayon oblique, et en garde un fragment bien au chaud sous sa veste comme pour pouvoir faire danser les ombres au cours de son périple.

Mais viennent de grandes bourrasques violettes, le tissu se déchire avec des éclats de feu et de sang et le jeu de miroir entre les deux astres s'interrompt pour nos yeux ébahis. Des doigts de pierre caressent la belle aurore.

Vite, par la broussaille, avant que le sentier à sornettes (grillons très fort dans le sous-bois), assoupi, entre sauge et sarriette, ne se redresse, surpris, menaçant, sempiternelle sentinelle des secrets ciselés de la montagne sacrée !

Et ça crée quoi, après six ou sept passages d'un conglomérat de matière gonflée d'esprit par les âges et montée sur des pas trop sages : un autre reptile rutilant. Fermée la voie nocturne qui brûle sous le soleil du nouveau monde !

 

***

 

Vieilleries mercantiles

 

 

Ce matin un oiseau aux ailes usées s'est posé sur un banc sur lequel s'était auparavant posé un vieillard aux ailes usées juste après une partie de pétanque endiablée. Quel drôle de piaf !

Nostalgique, ridé et humain il est paraît-il inutile maintenant et ressemble à l'antique cœlacanthe maoïste atteint de strabisme qui attend de pouvoir s'égarer dans la piscine gonflable actuellement en transit entre l'hypermarché du coin nord-ouest du nœud mercantile qu'est devenue ta ville et le jardin de ton voisin.

Cours, voles, nages, camarade vieillard, le vieux monde est derrière toi !

 

 

 

***

 

Pour citer ces poèmes en prose

 

Julien Servent, « Incendie », « Noctambule » & « Vieilleries mercantiles », illustration de Claude Menninger, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 1er mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/incendie.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 16:58

 

Dossier majeur | Textes poétiques

 

 

La Première

 

 

(extrait)

 

Joan Ott

 

Cet extrait est reproduit avec l'aimable autorisation de

l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit

 

 

© Crédit photo : couverture de l'ouvrage aux éditions Le Manuscrit

 

 

 

La Première, Éditions Le Manuscrit, 2007

 

 

Je ne suis pas malade. Pas vraiment. Quand les analyses sont un peu moins bonnes, on modifie le traitement, tout simplement. La médecine a bien progressé, ces dernières années. On ne fait peut-être pas encore de miracles, mais regardez-moi : est-ce que je ne suis pas sur pied ?

J’aurais pu continuer, au ministère. Ce n’était pas bien éreintant et la mission m’intéressait. Mais je me suis tout de même arrêtée. Quand donc… Oui, c’est cela. Il y a un peu plus de cinq ans. À soixante-neuf ans, je ne peux pas dire que je vais plus mal, non, c’est juste que je suis un peu fatiguée. L’âge, sûrement. En tout cas, rien d’alarmant.

Je ne prends plus de somnifères. Quand je me réveille, la nuit, je pense à des choses bizarres, à des choses pas très gaies. Mon enfance, surtout. Dire qu’il m’aura fallu plus de cinquante ans pour me rendre compte que ma mère n’était pas la mère parfaite qu’elle prétendait être et en qui je croyais. Ce n’est que maintenant que les souvenirs me reviennent. Au point que je me demande parfois si je ne les ai pas inventés. De telles horreurs… Mais non, tout est vrai. Je me revois à trois ans, assise sur ma petite chaise, au-dessus de la grande armoire, et ma mère en dessous qui riait, qui riait à s’en étrangler, et qui disait : Attention, si tu n’es pas sage, tu vas tomber… Qui d’autre qu’elle m’aurait hissée là-haut…

Une année, pour Noël, je devais avoir quatre ou cinq ans, un prisonnier m’avait confectionné un cadeau : un fouet. Ma mère avait trouvé cela très drôle… Et à treize ans, quand elle m’a emmenée voir un médecin pour soigner une acné que je n’avais pas… Ce charlatan… Il a incisé mes grandes lèvres pour y introduire des ovules d’hormones. Ça paraît invraisemblable. Et pourtant, c’est vrai. Au fond, c’est peut-être ça, ma maladie. Ma maladie, c’est ma mère. Ma mère qui voulait me tuer.

Je n’espère qu’une chose aujourd’hui : qu’elle meure avant moi. Ce n’est pas gagné : à quatre-vingt-dix-huit ans, même si elle est un peu gâteuse, elle est encore solide. Je ne lui souhaite pas de mal, mais tout de même, ce serait justice, et somme toute dans l’ordre des choses, qu’elle parte avant moi. Peut-être alors la famille reviendrait-elle vers moi, cette famille que je ne vois plus depuis plus de quarante ans parce qu’elle a tout fait pour m’en séparer : J’étais une mauvaise fille, une vraie méchante qu’il fallait fuir à tout prix, voilà ce qu’elle disait de moi. Voilà ce qu’elle dit encore dans ses moments de lucidité.

Mais je me demande pourquoi je pense à tout ça, je devrais oublier, penser à des choses gaies, puisque je vais bien maintenant, tout à fait bien. Ce n’est pas cette côte cassée qui va m’empêcher de respirer, ni cette grippe qui va m’obliger à rester couchée. Dès que la toux sera passée, je ne sentirai plus ma côte, qui guérira tout comme a guéri l’autre, une chute stupide sur un trottoir à San Francisco, l’hiver dernier. Cet été, je retournerai voir les enfants à Tokyo. Mais avant, il y a Pâques et mon voyage en Algérie avec eux, et tout de suite après, la Chine avec Bernadette. Et en attendant, l’appartement à refaire. Pas celui de Versailles, non, il est à peu près terminé, mais celui-ci. Il faut refaire la chambre d’amis. Jean-Philippe et Laure finiront bien par revenir un jour, il leur faudra un lit convenable, et un placard plus grand, pour Laure en tout cas, elle a tellement de vêtements… Pauvre Laure… Elle aura vraiment tout essayé. Mais les analyses sont formelles, il n’y a aucun espoir. Alors, elle compense, elle achète des vêtements…

Mais je ne veux pas y penser. Pas maintenant. C’est fou tout ce qu’il y a à faire, dès qu’on ne travaille plus. Tout vous tombe dessus, tout ce qu’on n’a pas eu le temps de faire avant, tout ce dont on n’a jamais eu le temps de s’occuper.

Mais aujourd’hui, j’ai le temps. Le temps, aujourd’hui, je le prends. C’est ce que j’ai appris. Je l’ai appris depuis pas bien longtemps. Tout comme j’ai appris à vivre aussi, à vivre tout simplement, à vivre comme je ne savais pas vivre avant. Tous les deux mois, je retourne à l’hôpital, pour mes analyses. La veille, je dors mal. Mais dès que je suis sortie, j’oublie : j’ai deux mois devant moi, deux mois de vie, de liberté. Alors, maintenant, le temps, je le prends.

[…]

Juste une heure encore, une heure au soleil. On est si bien. Dire qu’on est en novembre… Merci, mon Dieu, pour ce soleil. Merci, mon Dieu. Merci d’être en vie, sur cette terrasse, au soleil de novembre. Et pardonne-moi ma paresse, mon Dieu, pardonne-moi.

C’est curieux… étrange, vraiment… Je ne crois en rien, et pourtant, il me semble que je prie tout le temps… Il faut croire que même quand on n’y croit pas, ça fait du bien parfois de raconter des choses au Bon Dieu. Et Il peut bien me la pardonner, peut-être, ma paresse. Toute cette paresse en retard, depuis près de soixante-dix ans…

 

***

 

Pour citer cet extrait

 

Joan Ott, « La Première (extrait) », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 30 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/extrait1ere.html

 

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Le Pan poétique des muses - dans Numéro 6
30 avril 2017 7 30 /04 /avril /2017 16:25

 

Dossier majeur | Textes poétiques

 

 

 

La Longueur du temps

 

 

Extraits en version pour le théâtre

 

 

d’après le roman de Joan OTT

 

 

 

Joan Ott

 

Ces extraits sont reproduits avec l'aimable autorisation de

l'auteure et de sa maison d'édition Le Manuscrit

La Longueur du temps. Extraits en version pour le théâtre d’après le roman de Joan OTT

© Crédit photo : Le visuel de l’affiche du spectacle "La longueur du temps",

adaptation du roman de Joan Ott

 

 

 

 

Marie est dans une maison de retraite. Elle se raconte sa vie, sous forme de puzzle, vite, vite, avant qu’Alzheimer n’avale son amont.

 

Elle se réveille et regarde son bras.

Mais qu’est-ce que vous avez fait à mon bras ? Il n’a jamais été comme ça… Cette chose rose et qui colle… C’est sûrement un nœud. Non ? Ce n’est pas comme ça qu’on dit ? Mais comment, alors… Au public Aidez-moi donc, vous autres !

C’est agaçant à la fin, ces mots qui m’échappent, vivement que ça passe, il ne manquerait plus que je devienne gâteuse…

Je n’ai pas l’habitude de me plaindre, ça non, mais je ne tolérerai pas ces nœuds. Ni cette femme qui s’assied dans mon fauteuil la nuit, et qui me regarde sans rien dire. Elle m’observe, elle m’épie. Au public Tout comme vous ! Je suis sûre qu’elle n’attend qu’une chose, que je m’endorme, pour me voler. Tenez, ce matin, j’ai trouvé mon armoire tout sens dessus dessous, moi qui avais tout bien rangé, de belles piles : les sous-vêtements sur les étagères, les vêtements bien proprement suspendus, chacun sur son cintre dans la penderie. Mais la nuit prochaine je veillerai, et quand elle viendra, je la chasserai à coups de canne, et vous aussi, je vous chasserai : le premier qui bouge, attention !

Ou alors je crierai très fort, j’ai encore ma voix, ma voix d’avant, ma grosse voix, celle que je prenais quand il fallait mater les filles, des grandes filles, et pas toujours commodes, ça non ! Mais je savais les tenir, et toutes, elles réussissaient, jamais je n’en ai laissé partir aucune sans son diplôme, il aurait fait beau voir ! C’est que j’étais quelqu’un, les élèves me craignaient et elles me respectaient.

Mais avec les collègues, c’était tout autre chose… un vrai boute-en-train, ah ! ça, pour ce qui était de rire, je n’étais jamais la dernière… ça a duré des années, nos rires, des années. Jusqu’à ma dépression… Il me restait trois ans avant la retraite, mes ces trois années-là, je ne les ai pas faites : la seule vue d’un tableau noir me faisait pleurer.

Heureusement, mes années d’industrie m’ont été comptées, j’ai une pension confortable, je suis à l’abri du besoin.

Si seulement le temps voulait bien se remettre à passer, au moins un peu…

La patience, c’est à Zuydcoote que je l’ai apprise, et à pardonner aussi. La patience, parce que moi, ce n’est pas un week-end, que j’y ai passé, à Zuydcoote, c’est trois années.

Et le pardon… Cette sœur au visage d’ange, et sadique comme pas deux…

Je ne vous dirai pas le pire, on n’est pas là pour s’attrister, n’est-ce pas… Mais ça, peut-être, je peux vous le raconter : quand on mangeait, il ne fallait pas faire de miettes, on faisait bien attention, mais parfois quelques-unes s’échappaient tout de même, la sœur vérifiait, et quand elle avait le bonheur d’en trouver une, tout son visage s’illuminait. Elle nous découvrait et nous jetait par terre. C’est comme ça qu’un jour, mon plâtre s’est cassé. Personne n’a jamais demandé comment c’était arrivé.

Je ne disais rien, à qui aurais-je pu dire, personne ne m’aurait crue, pas même vous… et pas même mon père, quand il venait. Quand il venait… Deux fois en trois ans… C’est vrai que c’était loin, mais tout de même…

 

[…]

 

C’est intolérable, ce qui se passe ici. Des cris, des hurlements, je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. J’ai appelé pour savoir ce qui se passait, mais bien évidemment, aucun d’entre vous n’a bougé, et les cris ont continué jusqu’à l’aube.

Quand les petites en rose sont venues pour ma toilette, je leur ai demandé ce que c’était que cette foire, toute la nuit, elles ont dit : Mais non, Mademoiselle Marie, tout a été parfaitement calme. D’ailleurs, vous avez très bien dormi.

Et elles mentaient avec un de ces aplombs ! Mais je sais ce que je sais. Ces cris, je ne les ai pas inventés. Et vous aussi, vous savez : On torture des gens dans la cave. Gestapo ! Mais il faut se taire, ne rien dire, c’est la guerre et moi je tiens à ma peau. Si je parle, c’est moi qu’on arrêtera. Je ne veux pas. À mon âge, ce serait trop bête. Je demanderai à Monique de m’acheter des boules en cire pour mes oreilles. Je ne la mettrai pas dans l’embarras si je lui demande ça. Je ne voudrais pas qu’elle ait des ennuis à cause de moi. Ma petite sœur, je ne veux pas qu’on lui fasse du mal, jamais.

Et puis non. Pas même les boules en cire, rien, chut, courber l’échine, attendre que la tourmente passe. Les Alliés finiront bien par arriver. Ce jour-là, j’en aurai, des choses à dire… S’en prendre aux vieux, si ce n’est pas malheureux, mais les Nazis sont comme ça : tout ce qui est inutile, hop, euthanasié les vieux, les fous, les mal foutus, tous euthanasiés.

C’est étonnant que je sois encore là. Mais c’est parce que je suis toute petite, ils ne me voient pas. Pourvu que je ne grandisse pas, pourvu que je ne grandisse jamais, même quand les Alliés seront là, parce que ceux-là aussi, je les connais…

Le jour où ils ont traîné dans notre cave ce soldat blessé…

Les Alliés ont dit : C’est un ennemi, il peut crever. Les brutes, ils ne valaient pas mieux que les autres. Moi, j’ai bandé sa jambe déchiquetée avec un vieux drap, et nous l’avons nourri. Avec notre cochon. Il a mangé de notre Adolphe comme les autres. Ce n’était pas un Nazi, seulement un Allemand, et tout jeune, encore. Un enfant malade, on le soigne, c’est ce que j’ai dit aux Alliés. Et ce jour-là, ils n’ont pas eu de cochon. Ils avaient leur singe, de toute façon.

Saleté de boîtes. J’ai toujours détesté les boîtes, mais celles-là c’était autre chose : un goût d’Amérique, un goût de liberté. Comme les cigarettes, les chewing-gums et le coca-cola. Après la libération, je n’ai plus jamais touché une seule cigarette ni même un chewing-gum : inhaler de la fumée et mastiquer comme un ruminant, c’est tellement stupide… Pardon ? Le coca-cola ? pouah ! ah non, merci ! ça donne des renvois. Mais à ce moment-là, ça me paraissait presque bon.

Et le miel de la guerre, lui aussi je l’avais trouvé bon, cet ersatz de miel fait avec on ne saura jamais quoi, il avait vraiment un goût de miel, pour ça les Allemands étaient doués, ils vous faisaient du pain, du beurre, du miel, du sucre, du café, on aurait presque pu croire que c’était du vrai. D’ailleurs ils ont dû conserver les recettes, parce que le sucre qu’on nous donne ici, il a presque le même goût que celui de la guerre. Mais c’est normal puisque c’est la guerre. Pendant toutes les guerres, le sucre a le même goût.

En grimaçant, elle boit le contenu de la tasse posée à côté d’elle, débordante de comprimés, puis chante le « Panzer Lied ».

 

[…]

 

 

Elle se met à chercher partout.

Mais où ai-je bien pu les fourrer … Au public : Vous pourriez m’aider, tout de même ! Moi qui de ma vie n’ai jamais rien égaré, je commence à chercher les choses, je les pose n’importe où et ensuite je ne les retrouve pas. Mes lunettes, ma canne, je passe un temps fou à les chercher, et maintenant mes clés. Pourtant je les range toujours au même endroit, dans la pochette intérieure de mon sac à main, mais celui-là non plus je ne le retrouve pas. Il me les faut pourtant, j’ai laissé le gaz allumé, et la porte du garage n’est pas fermée.

Mais non, je suis bête, je n’ai plus de chez moi et je n’ai plus d’auto non plus.

Je devenais dangereuse au volant, paraît-il. Dangereuse, moi ? Allons donc ! Jamais un accident, pas un seul en plus de trente ans. Les derniers temps, oui, peut-être un peu, mais pas tellement, et en tout cas, je n’ai tué personne.

S’il n’y avait pas eu cette histoire de feu rouge brûlé… Enfin, brûlé, c’est beaucoup dire, il y avait du soleil, on n’y voyait rien, rouge, vert, comment savoir, ils sont tellement mal fichus, ces feux… Mais quand Monique l’a su, elle s’est affolée. Il faut dire qu’elle a toujours été froussarde, Monique, surtout avec les autos. Elle a dit qu’il fallait la vendre. D’abord, je ne voulais pas, mais c’est une forte tête, Monique. Moi aussi, mais comment faire : trop petite… je ne fais pas le poids.

Pourtant, je l’aimais, mon auto. Et j’y tenais d’autant plus que jusqu’à quarante ans je n’avais pas pu en avoir. Les automatiques, c’était en Amérique, mais chez nous, trois pédales, deux jambes obligatoires et si possible d’égale longueur, et tant pis pour les éclopés, tant pis pour les mal foutus.

Une DAF. Petite, blanche, pas très belle, mais qui roulait comme n’importe quelle autre automobile. Dès qu’elle a été commercialisée, j’ai dit à Monique : C’est exactement ce qu’il me faut. Ni une ni deux, je l’ai commandée. Le cirque que ça a été pour installer les pédales de l’instructeur… À l’auto école, ils ne voulaient pas, mais j’ai insisté tant et si bien qu’ils ont fini par accepter, et mon permis, je l’ai réussi du premier coup. Fini les bus, les cars, les trains et les tramways ! Ah ! j’étais bien fière, au volant de mon auto, je pouvais enfin aller où je voulais, quand je voulais, parfois le soir, je roulais, je faisais des kilomètres et des kilomètres, juste pour le plaisir de me sentir comme les autres, et libre, libre comme je ne l’avais jamais été…

 

[…]

 

Mon père, on l’a enterré. C’est dégoûtant, la terre, les vers, et sa femme, ma belle-mère, dans le même trou à peine six mois après, cette promiscuité dans la pourriture, les chairs qui se liquéfient, les humeurs qui se mêlent, quelle horreur ! Mais pas moi, non, pas moi ! Une urne, toute petite, bien proprette, qui me ressemble, voilà ce que je veux. Le dire, oui, penser à le dire à Monique quand elle viendra.

Je me demande bien ce qu’il y aura après. Rien, sans doute. Ou alors…

Seigneur, si jamais tu existes, emmène-moi dans ton paradis, mais s’il te plaît, fais en sorte qu’il soit gai, peuplé de jeunes gens vigoureux et de belles jeunes filles bien d’aplomb sur leurs deux jambes, et qu’en guise de louanges, on y joue des valses, des tangos, et même de ces danses de sauvages que je n’ai jamais aimées.

Je te serai dévouée pour l’éternité, Seigneur, je ferai tout, tout ce que tu voudras, pourvu qu’en ton Paradis il n’y ait pas de vieux !

 

[…]

Marie s’agrippe à ses bijoux, se débat, puis se lève, fait des va et vient, regarde dans les coins…

Cette fois ça dépasse les limites du supportable. Vous, la vieille qui m’épie la nuit, les cris, les coups, mon armoire sens dessus dessous, passe encore, mais ça ! Ça ! Ma bague et mon collier ! J’ai cherché partout dans la chambre, dans l’armoire, dans ma table de chevet, dans la salle d’eau et jusque sur le balcon, rien, disparus, envolés.

On me les a volés. Oui, volés. Pas étonnant, avec ces filles en rose et ces filles en blanc qui défilent à longueur de temps, jamais les mêmes têtes, toutes ne peuvent pas être honnêtes. C’est que les gens, voyez-vous, ont des bijoux et parfois même des sous, c’est tentant, forcément, alors l’une d’elles aura été tentée, et hop, entre deux coups de balai, ni vu ni connu, pas vu pas pris : dans sa poche, ma bague et mon collier. Ou alors c’était la nuit, mais oui, puisque je ne les quitte jamais. Encore heureux qu’elle n’ait pas coupé Geneviève arrache chaque saucisse et les donne mon doigt, ça s’est vu déjà, le voleur coupe le doigt et.… Oh ! c’est dégoûtant… Mais ça ne se passera pas comme ça ! Oh non ! Cette fois, je porte plainte. Monique va venir. Elle me conduira. Elle s’adresse à une Monique invisble : Monique ! Regarde ce qu’ils m’ont fait ! Ils m’ont tout pris ! Tout !... Monique !... Oh non ! Pas toi ! Pas toi…

Elle aussi… Ma Monique, complice de tout ce qui se passe ici… Elle est venue, elle a regardé ma main et mon cou et elle a dit : « Mais enfin, Marie, regarde : tu vois bien qu’ils sont là, tes bijoux !». Bien sûr, je les vois, ces pacotilles ! J’ai beau oublier des choses parfois, je n’en suis tout de même pas là ! Ils m’ont mis ces imitations ridicules pour que je renonce à porter plainte. S’ils croient pouvoir me berner comme ça…

Elle se rassied, somnole un instant en criant Au voleur ! Georges, arrête-les ! puis se réveille, retrouve ses bijoux.

Elles ont dû avoir peur. Oui, très peur, parce que quand je crie… Et j’ai crié très fort tout à l’heure. Ensuite, je ne sais plus, j’ai dû m’endormir. Mais je leur ai fait peur, ça, c’est certain, parce qu’à mon réveil… mes beaux bijoux étaient de retour.

Oh ! Je n’ai rien dit, inutile de pavoiser ! Mais à l’intérieur, je jubile : Je leur ai fait mordre la poussière, je les ai terrorisées… Je veux bien passer sur beaucoup de choses, je veux bien qu’on me prenne tout ce que j’ai, mais ma bague et mon collier, bas les pattes, pas touche !

Et demain, j’irai faire des emplettes. Il me faut un pleutran, mais un gros, pas comme le fato et l’étonnationnat de la dernière fois. Je le mettrai là, devant moi. Il sera à moi, rien qu’à moi. Personne n’y touchera.

 

***

Pour citer ces extraits théâtraux

 

Joan Ott, « La Longueur du temps. Extraits en version pour le théâtre d’après le roman de Joan OTT », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 30 avril 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/la-longueur-du-temps.html

 

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