Premier colloque 2017-2018 | III – La poésie et les poètes selon les aïeules |
III – 1 – Textes anciens réédités
Portrait de Monsieur de La Motte
par feue Madame la Marquise de Lambert*
[PDF p. 19 / Livre p. I] Monsieur de La Motte me demande son Portrait ; il me paraît très difficile à faire ; ce n’est pas par la stérilité de la matière, c’est par son abondance. Je ne sais par où commencer, ni sur quel talent m’arrêter davantage. M. de La Motte est Poète, Philosophe, Orateur. Dans sa poésie il y a du génie, de l’invention, de l’ordre, de la netteté, de l’unité, de la force, & quoiqu’en aient dit quelques Critiques, de l’harmonie et des images : toutes les qualités nécessaires y entrent ; mais, son imagination est réglée ; si elle pare tout ce qu’il fait, c’est avec sagesse ; si elle répand des fleurs, c’est avec une main ménagère, quoiqu’elle en pût être aussi prodigue que toute autre : tout ce qu’elle produit, passe par l’examen de la raison.
M. de La Motte est Philosophe profond. Philosopher, c’est rendre à la raison toute sa dignité, et la faire rentrer dans ses droits ; [PDF p. 20/ Livre p. II] c’est rapporter chaque chose à ses principes propres, et secouer le joug de l’opinion et de l’autorité. Enfin, la droite raison bien consultée, et la nature bien vue, bien entendue, sont les maîtres de M. de La Motte. Quelle mesure d’esprit ne met-il pas dans tout ce qu’il faut ? Avec quelles grâces ne nous présente-t-il pas le vrai et le nouveau ? N’augmente-t-il pas le droit qu’ils ont de nous plaire ? Jamais les termes n’ont dégradé ses idées ; les termes propres sont toujours prêts et à ses ordres.
Son éloquence est douce, pleine et toute de choses. Il règne dans tout ce qu’il écrit, une bienséance, un accord, une harmonie admirables. Je ne lis jamais ses Ouvrages, que je ne pense qu’Apollon et Minerve les ont dictés de concert. Un Philosophe a dit que quand Dieu forma les âmes, il jeta de l’or dans la fonte des unes, et du fer dans celle des autres. Dans la formation de certaines âmes privilégiées, telles que celle de M. de La Motte, il a fait entrer les métaux les plus précieux : il y a renfermé toute la magnificence de la nature. Ces âmes à Génie, si l’on peut parler ainsi, n’ont besoin d’aucun secours étranger ; elles tirent tout d’elles-mêmes. Le Génie est une lumière et un feu de l’Esprit, qui conduit à la perfection par des moyens faciles.
[PDF p. 21/ Livre p. III] L’âme de M. de La Motte est née toute instruite, toute savante ; ce n’est pas un savoir acquis, c’est un savoir inspiré. On sent dans tous ses ouvrages cette heureuse facilité qui vient de son abondance; il commande à toute les facultés de son âme, il en est toujours le maître, aussi bien que de son sujet. Nous n’avons pas vu en lui de commencement ; son Esprit n’a point eu d’enfance ; il s’est montré à nous tout fait et tout formé.
Ses malheurs lui ont tourné à profit. Quand ce monde matériel a disparu à ses yeux par la perte de la vue, un monde intellectuel s’est offert à son âme ; son intelligence lui a tracé une route de lumière toute nouvelle dans le chemin de l’Esprit. La vue, plus que tous les autres sens, unit l’âme avec les objets sensibles. Quand tout commence a été interrompu avec eux, l’âme de M. de La Motte destituée de ces appuis extérieurs, s’est recueillie et repliée sur elle-même ; alors elle a acquis une nouvelle force, et est entrée en jouissance de ses propres biens.
Laissons l’homme à talents et envisageons le grand homme. Souvent les talents supérieurs se tournent en malheur et en petitesse ; ils nous exposent à la vanité, qui est l’ennemie du vrai bonheur et de la vraie [PDF p. 22/ Livre p. IV] grandeur. Ce sont les grands sentiments qui font les grands hommes. Nulle élévation sans grandeur d’âme et sans probité. M. de La Motte nous a fait sentir des mœurs et toutes les vertus du cœur dans ce qu’il a écrit ; ses qualités les plus estimables n’ont rien pris sur sa modestie ; cet orgueil lyrique qu’on lui a reproché, n’est que l’effet de sa simplicité, un pur langage imité des Poètes ses prédécesseurs, et non un sentiment. M. de Fénelon, cet homme si respectable, dit de Monsieur de La Motte que son rang est réglé parmi les premiers des modernes ; qu’il faut pourtant l’instruire de sa supériorité et de sa propre excellence.
C’est un spectacle bien digne d’attention, disaient les Stoïciens, qu’un homme seul aux mains avec les privations et la douleur. Quelle privation que la perte de la vue, pour un homme de Lettres ! Ce sont les yeux qui sont les organes de la jouissance ; c’est par les yeux qu’il est en société avec les Muses ; elles unissent deux plaisirs qui ne se trouvent que chez elles, le désir et la jouissance. Vous n’essuyez avec elles ni chagrin, ni infidélité ; elles sont toujours prêtes à servir tous vos goûts, et nous offrent toujours des grâces nouvelles ; mais nous ne jouissons de la douceur de leur commerce, que quand l’esprit est tranquille [PDF p. 23/ Livre p. V] et que le cœur et les mœurs sont purs. Non seulement M. de La Motte soutient de si grandes privations, mais s’il est livré à la plus vive douleur, il la souffre avec patience ; il est doux avec elle, il fait sentir qu’il n’a point usé dans les plaisirs, ce fond de gaieté que la nature lui a donné, puisqu’il sait la retrouver dans ses peines. dans la douleur, il faut que l’âme soit toujours sous les armes, qu’à tout moment elle rappelle son courage, et qu’elle soit ferme contre elle-même.
Il a passé par l’épreuve de l’envie. Quand l’âme ne sait pas s’élever par une noble émulation, elle tombe aisément dans la bassesse de l’envie. Quelle injustice n’a-t-il pas souffert quand ses Fables parurent ? Je crois que ceux qui les ont improuvées n’avaient pas en eux de quoi en connaître toutes les beautés ; ils ont crû qu’il n’y avait pour la Fable que le simple et le naïf de M. de la Fontaine ; le fin, le délicat, le pensé de M. de La Motte leur ont échappé, ou ils n’ont pas su le goûter. À ses Tragédies, on a vu les mêmes personnes pleurer et critiquer ; leur sentiment, plus sincère, déposait contre leur injustice ; ils se refusaient à ses douces émotions, et mettaient l’improbation à la place du plaisir.
Avec quelle dignité et quelle bienséance [PDF p. 24/ Livre p. VI] n’a-t-il pas répondu à la Critique amère de Madame Dacier ? Enfin, nous jouissons de son mérite et de ses talents, et la malignité du siècle l’empêche de jouir de sa gloire et de son immortalité. Pour moi, je le vois avec les mêmes yeux que la postérité le verra.
La constante amitié de M. de Fontenelle pour M. de La Motte, fait l’éloge de tous les deux ; le premier m’a dit que le plus beau trait de sa vie était de n’avoir pas été jaloux de M. de La Motte. Jugez du mérite d’un Auteur, qu’un aussi grand homme que M. de Fontenelle a trouvé digne de sa jalousie.
* Il s'agit d'Anne-Thérèse de Marguenat de Courcelles, marquise de Lambert (1647-1733).
- Source bibliographique : LA MOTTE, Antoine Houdar de (1672-1731), Œuvres de Monsieur Houdar de La Motte, l'un des Quarante de l'Académie française, dédiées à S.A.S.M. Le duc d'Orléans, première Partie, premier tome, Paris, Prault l'aîné, 1754, 9 tomes en 10 vol. ; in-12, format document PDF, domaine public, Bibliothèque nationale de France, département Littérature et art, Z-23372, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb30729954k, Bibliothèque nationale de France. Transcription et remaniement par Dina SAHYOUNI.
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Pour citer ce texte
Mme de Lambert, « Portrait de Monsieur de La Motte par feue Madame la Marquise de Lambert », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Premier colloque international & multilingue de la SIÉFÉGP sur « Ce que les femmes pensent de la poésie : les poéticiennes », mis en ligne le 23 janvier 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/lamotte.html
Dernière mise à jour : 15 juin 2017
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