29 mai 2022 7 29 /05 /mai /2022 16:49

REVUE ORIENTALES (O) | N° 2-1 | Entretiens & N°11 | Parfums, Poésie & Genre | Handicaps & diversité inclusive | Entretiens artistiques, poétiques & féministes

 


 

 

 

 

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Entretien avec Asma Bayar 

 

 

 

 

 

 

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Propos recueillis par

 

Hanen Marouani

 

 

 

Entrevue réalisée en mars 2022 avec

 

 

Asma Bayar

Ou Asma Bayar

 

 

 

 

 

© Crédit photo :  Portrait photographique de la poétesse Asma Bayar.

 

 

 

Portrait de Asma BAYAR

 

Fiche d'information

 

Profession : Médecin dentiste

Présence sur les réseaux sociaux : https://www.facebook.com/assouma.bayar          https://www.linkedin.com/in/asma-bayar-776369132/

https://www.instagram.com/asma__bayar/    https://www.instagram.com/asma_poesie/

 

Biographie

 

Asma BAYAR, née à Tunis en 1991, grandit dans la banlieue Sud à Radès. Après avoir obtenu son doctorat en médecine dentaire à Monastir, elle part à Milan, pour poursuivre ses études. Pendant les longs mois de confinement en 2020, elle se consacre à ses rêves d’enfant, la danse orientale en intégrant la « Escandar Dance Academy » à Milan, mais surtout la poésie libre qui a toujours été son genre de prédilection. En mai 2021, elle publie son premier recueil de poésie « Carnet de Mémoire Viscérale » à compte d’auteur.

 

Bibliographie : 

 

Revue « Ana Hiya » par « Trait-d’Union Magazine » Algérie, Mars 2022 (en ligne :  https://fr.calameo.com/read/0061546611f7445dd6296

 

Carnet de Mémoire Viscérale, Tunis 2021 (en vente via ces liens : https://bookspace.tn/fr/poesie-et-theatre/827-carnet-de-m%C3%A9moire-visc%C3%A9rale-asma-bayar.html, https://bookspace.tn/fr/poesie-et-theatre/827-carnet-de-m%C3%A9moire-visc%C3%A9rale-asma-bayar.html)

 

 

Interview avec la poétesse tunisienne francophone Asma BAYAR

 

 


 

H.M – Carnet de mémoire viscérale, est le titre de votre premier recueil de poésie. Asma Bayar, pourquoi la poésie et pourquoi ce titre ? 

 

 

A.B – Mon rapport à la poésie s'est forgé très tôt, depuis l’enfance. Vous vous rappelez des cahiers de récitation qu'on avait à l'école ? On nous disait de dessiner à côté des poèmes à apprendre. Je pense que c'était l'un des rares moments où on nous permettait d'être créatifs dans un système scolaire peu stimulant et très rigide. Le fait de me perdre dans les mots des poètes pour imaginer un dessin haut en couleurs et de mes propres mains m'enchantait. Avec l'adolescence ce petit espace de création a laissé place au journal intime un objet référentiel, et parfois même un refuge. Entre mes années du lycée et à la faculté, j'ai entretenu un rapport assez fragmenté avec l'écriture, qui n'a repris son cours de façon régulière qu'en 2019. Suite à de longues années de combat avec la maladie mentale (l'anxiété), je suis retournée à cette source avec une méthode développée par Dr. Nicole Le Pera : le but étant la pratique de la pleine conscience, faire l'exercice de soi et établir de nouvelles habitudes quotidiennes pour parvenir à ses objectifs. Ce qui a commencé par un exercice d'ancrage s'est petit à petit transformé en instants de transe, de communion avec l'univers. Le ton poétique s'est imposé sans pour autant en avoir fait un choix conscient. Je pense que c'est grâce à la liberté que la poésie offre, en plus la musicalité. J'ai grandi dans des endroits où il y avait un soundtrack pour tout. Avec les collections des fiches des paroles à chansons du magazine Star Club. La musique et le lyrisme étaient et sont encore une constante, un besoin presque primitif pour moi (c'est une manière de pallier à ma voix étant loin d'être agréable, je ne sais pas chanter).

Le titre n'est au final qu'une suite logique à tout cela. "Carnet de Mémoire" c'est parce que les textes ne sont autres que des extraits de mes journaux, post méditatifs et pendant les crises d'angoisse. "Viscérale" pour l'aspect cathartique et thérapeutique, le fait de guérir de tout ce que j'ai psycho-somatisé le long des années. Ce sont des retrouvailles et un retravail de mon vécu. 



 

 

H.M – De la médecine dentaire à l’écriture poétique : c’est l’histoire de ce qui guérit après avoir été blessé ? La science et la littérature sont-elles une bonne combinaison ? 

 

 

A.B – Sans aucun doute, oui. Je considère la médecine dentaire en soi un art, bien que la manière avec laquelle on l’enseigne à la faculté, l'ait dénaturée de cet aspect. Dans mon cas, la littérature a été un remède à une blessure : l'agonie vécue lors des années universitaires. Le plaisir de la pratique de la médecine dentaire, je l'ai connu plus tard à la rencontre des patients.

Par ailleurs, je ne sais pas si c'est une déformation professionnelle, mais cela tourne toujours autour du diagnostic, que ce soit dans mes lectures ou dans mes écrits. La poésie est une sorte de création investigative, une « dissection » de mes états d’âme. Et très souvent mon lexique s’imprègne de termes odontologiques. 

 

" Je suis en colère, de tous les caprices non faits

J’ai des canines aux coins du cœur

[Abstrait,

Qui arrachent à mon être la joie et la tiédeur

Des entités pointues, des épines en sutures

Des tendons en acier et la tension aux voussures"

 

Et si on veut finalement invoquer Freud, entre poésie et médecine dentaire : on est toujours dans une dimension de l'oralité. Une oralité manuelle (écrite) et une manualité orale.


 

 

H.M –  La couleur rouge des cheveux et l’insistance de la mettre en valeur comme choix de couverture sont deux éléments déviants. Vous n’avez pas gardé ce rouge en vrai. Quelle explication, pouvez-vous nous donner sur ce passage du quotidien et de la vie intime à la scène poétique et publique ?

 

A.B – Après avoir porté cette couleur pendant plus de quatre ans je me rends compte que c'était une affirmation de mon côté bohème, une prise de position. Quand la majorité des petites filles rêvaient d'être et se déguisaient en princesses, pour moi ça a toujours été les sorcières et les gitanes. Ces icônes féministes alternatives me fascinent et elles sont récurrentes dans mes poésies. Je suis hantée par la voix des vieilles dames qui criaient "Daggueza bi Sebha" « Voyantes à chapelet », leurs cheveux au henné, leurs robes et foulards fleuris aux mille couleurs et aux mille motifs, quand elles passaient les après-midi estives, à l'heure du thé, dans les ruelles du quartier.

Le rouge c'est aussi l'aspect rebelle, flamboyant, rappelant le feu libérateur. Le choix de mettre mes cheveux en couverture c'est pour affirmer cette identité, féministe, guerrière et sulfureuse et en quelque sorte pour marquer une époque personnelle. La mémoire capillaire est aussi une mémoire lyrique, non seulement dans la culture Maghrébine et Arabe mais également un peu partout dans le monde. Je considère aussi viscérale ma crinière que ma rate. 


 

H.M – Et quel est le secret de cette rose bleue qui est souvent de retour ? 

 

A.B – Cela a commencé par un surnom, dû à mon hypersensibilité. Je ne sais plus qui m'avait dit que j'étais "très fleur bleue" au lycée. Cela a retenti en moi. J'ai fait des recherches sur le symbolisme de cette expression et depuis j’ai développé cette fascination pour les fleurs et les roses bleues. Et puis, il y a quelques années quand j'ai commencé la pratique de la méditation, en apprenant à situer mes chakras : il s'est avéré que le 5ème chakra est celui de la gorge. Son nom est "Vishuddha" qui veut dire centre de purification en sanscrit, il est associé à la couleur bleue et son symbole ressemble à une fleur à 16 pétales (qui renvoient aux 16 voyelles de cette même langue). 

Pour revenir à l'oralité (écrite), l’équilibre de ce centre énergétique comprend la purification à travers le son, l’expression de soi, cela symbolise une sorte d’éclosion.

Ce message est très aligné et adhérent avec celui que porte ma poésie.

C'est aussi un clin d'œil en guise de gratitude à mon mari, qui m'a offert la rose bleue pour le 8 mars 2021, et a pris la photo avec mes cheveux pour la couverture de mon recueil, dans le parc en bas de chez nous.


 

 

 

© Crédit photo : Première de couverture du premier recueil de poésie de la poétesse Asma Bayar.

 

 

 

H.M – La sensibilité embrasse vos mots et vos mots s’embrasent entre eux. On est dans une double « détente névrosée » qui nous implique dans un voyage « vertigineux et doux ». S’agit-il du « courage d’affronter les spasmes de [votre] être» ou autre ? 

 

A.B – Oui tout à fait. Je pense que la névrose est essentielle. Je parle de spasmes parce que je vis dans une oscillation permanente, entre plusieurs rives : géographiques, professionnelles, artistiques. En tant que femme, faisant partie d'une société frénétiquement exigeante, je me pose une question : Comment ne pas tomber dans le piège du clivage ?

D’où est née en moi cette envie de synthèse.  « Se surmonter soi-même », comme le dit Nietzsche : "Il faut porter encore en soi un chaos, pour pouvoir mettre au monde une étoile dansante." d’une part. De l’autre, c’est la vision bouddhiste du non soi. Toutes ces illusions qui constituent le « moi ». Je pense qu'à un certain moment de la vie, il faut commencer à se déprogrammer en cassant les barrières des identités toutes faites, des raccourcis sociaux, de ce qu'on croit nous définir. La race, la religion, la famille, le nom, les titres académiques, la langue, le pays, nos propres corps. Ces spasmes parfois anxieux, j'ai appris à les vivre comme un appel : à regarder mon être de près. Il m'a fallu entamer ce voyage intérieur pour faire de mon hypersensibilité un don et non une damnation.


 

H.M – Qu’est ce qui inspire Asma Bayar au-delà du cercle connu ?

 

A.B – Tout être ou toute présence qui se veut authentique, toute chose qui émane d’un lâcher- prise, d’une générosité et d’une sincérité profonde, en général. Pour ce qui est du cas particulier, il y a eu deux évènements qui ont eu un impact majeur. 

Tout d’abord, le mouvement artistique post révolutionnaire en Tunisie. Le phénomène « Nouba » en particulier. Je parle de ce phénomène, car pour moi cela ne s’est pas arrêté à la série de Abdel Hamid Bouchnak. C’était une expérience immersive. J’ai suivi de près toutes les interviews des artistes ayant contribué à ce chef-d’œuvre, notamment celles faites par Malek el Ouni. En tant que jeune Tunisienne, j’avais besoin de représentation, de voir un rêve se concrétiser devant mes yeux, de voir que c’était possible d’y parvenir. J’avais besoin d’y croire. Le fait de découvrir tous ces talents, tous leurs parcours, chacun dans son unicité, m’a grandement ouvert les yeux, et je leur en suis éternellement reconnaissante pour cette bouffée d’air frais qu’ils nous ont apportée (au delà de la réconciliation identitaire).

Le deuxième évènement a été le concert et la rencontre de Tamino à Milan. Faire l’expérience en live des embrasures orientales de ses mélodies et les ondulations lyriques qui s’épousent et fusionnent parfaitement avec des influences musicales (communes) dans une fluidité et une sincérité interprétatives hors du commun, a été un éveil pour moi.



 

H.M – « Les non-dits n’ont de valeur qu’en poésie ou dans les actes poétiques. Autrement, ils sont la corrosion de l’âme. » La transmission des mystères au féminin et de leur for intérieur est-il le moteur de votre écriture ?

 

A.B – Dans la dimension poétique, ce qu’on ne dit pas peut jouer en notre faveur.

Ce qui n’est pas le cas dans la vie réelle, tout ce qu’on refoule nous nuit, dans les relations, dans le corps d’où la psycho-somatisation. À mon avis, le féminin (et le masculin d'ailleurs) sont des énergies qui existent à l'intérieur de chacun de nous et qui vont au-delà de l'anatomie. Donc cet élan féminin, fécondé par le vécu est un moyen de raccord, une sorte de véhicule. Le moteur de mon écriture étant la névrose et sa guérison, je pense avoir essayé d’élucider cette dualité avec un dosage fluctuant entre le non-dit et le dit (Je dis « je pense » car j’écris par jets de transe et la partie consciente n’est intervenue que lors de l’édition du manuscrit). Le mystère dont vous parlez, pourrait être le résultat de cet univers intérieur que j’essaie de cultiver. J’aime les œuvres qui laissent libre cours à l’interprétation, de manière à ce que chacun puisse se les approprier. Comme j’écris pour trouver mon chemin, j’aimerais bien que les lecteurs s’y retrouvent. La poésie n’a jamais été faite d’évidences. On aime s'y perdre.


 

H.M – Il y a des réalités évidentes qui demeurent néanmoins cachées. Ce sont les yeux qui refusent de les voir ou plutôt ils font exprès de céder le passage à l’âme poétique et à ses secrets ? 

 

A.B – La perspective ainsi que l'expérience sensorielle de nos yeux sont conditionnées par la vie intérieure. Très souvent ce que l’on voit / perçoit dans le monde ou dans les autres est une projection, une continuité de notre être.

Dans une société où la majorité d’entre nous transitent entre des « non-lieux », la philosophie du quotidien tourne autour du consommable. On perd cette notion d’authenticité et d’unicité au détriment d’une impersonnalité et une aliénation générale. Nous vivons dans une aire de « surmodernité » où tout est quantifiable en devise, en followers, en vues ou en likes. 

La dénaturation graduelle est le résultat du spécisme, car l’homme moderne se met au centre de l’univers. La notion de symbiose avec l’environnement s’en trouve détériorée. C’est cette symbiose même qui est à l’essence de l’âme poétique, la concrétisation d'un certain alignement entre la vie intérieure et la vie extérieure.

Je pense qu’il est primordial de cultiver une certaine conscience de soi, de préserver notre innocence et notre capacité à nous émerveiller de tout et de rien. C’est de cette manière que l’œil poétique, troisième œil ou Ajna en sanscrit nous permettra de voir l’essentiel caché. 


 

H.M – Vivre un désastre personnel et le danger quasi omniprésent s’opposent à la poésie, à l’amitié et à l’amour qui rendent le voyage dans la mémoire moins pénible. Les sources d’inspiration sont multiples et variées dans votre œuvre et c’est encore inachevé. Quelles sont vos autres alchimies poétiques ?

 

A.B – Vous avez l’essence de mon deuxième recueil dans cette question. 

Mes désastres personnels, m’ont permis de me reconstruire, au-delà de la douleur, des bouts que j’y ai laissés, de ce qui allait périr. Une amputation cosmique telle que j’aime à reformuler, peut être porteuse d’un grand bien.

Pour ce qui est du danger omniprésent, j’ai appris avec le temps de le voir comme un appel à épandre, à élargir ma définition de la sécurité, pour au final la retrouver en moi.

Certes l'état d'alerte permanent et la stagnation dans un mode de survie risque de corrompre notre vision et notre ouverture (le fait de se rendre disponible à l'instant présent) on a toujours le choix de se réinventer, changer de perspective, explorer une nouvelle manière de vivre les choses. C’est dans ce sens-là que la poésie, m’a sauvée, ayant embelli amour et amitié et refait ma « mémoire ». C’est de cette manière que se composent mes alchimies lyriques. J’écris quand je me sens en danger, j’écris pour me dé- et reconstruire, j’écris dans mes intervalles d’euphorie et d’équanimité.


 

H.M – L’écriture poétique et féminine est au service des sujets chaleureux et dansants, comment avez-vous vécu cet accouchement poétique en étant une femme dans sa bulle comme elle veut la société et comme il veut « lui » ?  

 

A.B – L’édition, plus que l’écriture (étant plus une transe), a en effet eu un aspect gestationnel. Publier mon premier recueil représente un acte de renaissance, je me suis remise moi-même au monde. Aussi viscéral qu’il soit, j’y ai mis tout mon être. C’est aussi une mise à nu. Il m’a fallu beaucoup de courage pour me défaire de certains regards, appréhensions et préjugés afin de révéler au grand jour une partie de mon intimité. Pour le côté pratique, la partie la plus pénible reste le fait de retaper mes textes sur ordinateur. J’ai beaucoup de mal avec cet aspect, car je revis tout avec la même intensité. C’était aussi une aventure, n’ayant aucun repère ni précédent dans la scène littéraire, j’ai beaucoup tâtonné et trébuché pour arriver à la bonne formule. J’ai eu de la chance d’avoir les personnes justes à m’accompagner dans ce voyage, et je leur en suis reconnaissante. 


 

H.M – Nous venons de célébrer la Journée Internationale Des droits des Femmes le 8 Mars 2022, quel poème choisissez-vous pour nos lecteurs ? 


 

Mon essence

 

Son parfum la précède, l’automne oriental

Ensoleillé d’Afrique

Le dessin de ses épaules rapprochées par le poids

De ses seins,

De sa féminité bipolaire et mal vécue

Compense les ondulations

De ses hanches

Confusionnellement limitées, observées séparément

Et poétiquement

Contrastées de sa taille

 

Elle porte ses cheveux comme un nuage bucolique

Un nimbe à la senteur d’étoiles

Autour du chaos qu’elle incarne

 

Déesse qui fait précéder une ombre translucide

Ne la représentant en rien

Car au fond elle est limpide


 

Sa proximité rassure

Et dénature

Les entités humaines affolées

Affamées


 

À chaque pas elle se traverse, et glisse en elle-même

Dans une danse à décharges spirituelles

Où elle s’arrache à ses querelles

Laisse périr des bouts de chair

Fragrants de vie comme une vipère


 

Elle envie aux papillons grâce et douleur

Elle, la fragilité et la splendeur.



 

H.M – Vous étiez à Milan pendant les longs mois de la pandémie. Tout le monde connaît bien ses impacts sur l’humanité mais aussi sur la créativité poétique. Aujourd’hui, peut-on dire que la pandémie a rendu à la poésie ses lettres de noblesse et que la poésie a vraiment sauvé notre liberté ?  


 

A.B – Oui tout à fait. D'ailleurs c'est le sujet du texte en « prélude » dans le recueil. J'étais non seulement à Milan, confinée entre quatre murs, mais aussi en deuil. Mon grand-père maternel nous avait à peine quittés pour un monde meilleur. 

C’était un exercice de résilience, une sorte de sélection spirituelle. C’est assez cathartique, de se retrouver dans une ville aussi grande, vivace et frénétique que Milan devenue figée, et être livré en même temps à une nouvelle notion du temps et de l’espace. Je pense que la dimension du silence, de la solitude, a pu révéler ce qui a fait échos en nous. Le vécu prend une forme plus concrète dans ces conditions. 

La poésie (parallèlement à la médiation) m'a appris en cette période-là à me poser, à redéfinir l'essentiel, à redéfinir la beauté et surtout à cultiver une amitié avec mes tréfonds (pas sans la névrose, évidemment). Cela m’a permis d’explorer une nouvelle forme de liberté. Et ayant ce rêve, le heurt à la catastrophe mondiale m’a ôté le droit à toutes les excuses pour échapper à sa concrétisation.



 

H.M – L’absence d’une réaction directe dans la vie accentue-t-elle la sensibilité poétique ? 

 

A.B – L'absence de réaction à mon avis, et je ne suis pas spécialiste en la matière, développe des mécanismes de défense. En ce qui concerne l’accentuation de sensibilité poétique, je pense que cela incombe plutôt à l'introspection, à l'empathie et à la compassion, qui rentrent dans le spectre de l’intelligence émotionnelle.



 

H.M – L’écriture érotique sans peur, sans danger et sans complexe entretient-elle le suspense dans le genre poétique ou c’est l’une de vos folles actions face au regard réducteur de l’autre ? 

 

A.B – C'est plus une dynamique et une énergie interne qu’un élément d'entretien.

Je me suis donnée cet espace. J'ai eu l'envie de casser ses barrières pour aller au-delà, voir où ma plume me mène. Sans peur je n'en suis pas aussi sûre. Sans danger et complexe, oui car c'est une vérité irréfutable qui appelle à être vécue, une partie de moi qui en a marre d'être cachée, ou que ma sexualité en tant que femme soit réduite à un tabou.

D'une part dans certains textes, c'est une manière de me réapproprier mon corps, un corps qui a été sexualisé bien trop tôt. J'ai toujours été très grande de taille, j'ai été sexualisée bien avant d'avoir conscience de mon anatomie. Écrire pour effacer, les résidus des regards, des jugements, des dépassements que tout corps de femme connaît malheureusement encore de nos jours. 

D'une autre part dans d'autres poèmes, c'est une expérimentation. J'ai essayé de redéfinir l'érotisme au-delà du corps : l’entretien d’une subtilité allusive, presque ludique, tel le jeu de séduction dans la culture Arabe. Me vient en tête à présent la chanson de Sabeh Fakhri à propos de la belle dans son voile noir à l’aube « koul lil malihati fil khimar il aswadi » et la réplique phare du film Bzeness de Kechiche « C'est le voile invisible qui m'intrigue. »



 

H. M – La danse orientale a été considérée comme symbole de sensualité, de déhanchés langoureux, de ventre qui se balance. La poésie d'Asma Bayar illustre bel et bien cette vision du mouvement associé au plaisir des sens et à la mise en valeur du corps. Comment vous êtes-vous lancée dans cette "passion" ou quelle définition voulez-vous donner au corps féminin au-delà d'un atout de séduction ? Les mots ou les maux de Schéhérazade qui vous touchent le plus ?

 

A.B – Quand je pense au nombre de poèmes que j’ai écrit dans des intervalles de danse, et combien de fois j’ai ondulé pendant l’écriture. Ce sont deux formes d’expression essentielles et indissociables. La danse orientale comme on la connaît aujourd'hui est un art, un hymne à la libération du corps et un héritage hybride et multiculturel. Mis à part le folklore, on ne peut pas attribuer la danse orientale à une époque où a un pays d'origine. C'est un ensemble fluide et hétérogène d’influences perses, arabes, turques, contaminé de valse, danse classique, flamenco, carioca. Un art qui encore une fois, étant au cœur du tabou du corps féminin et masculin par la suggestivité des mouvements, se voit réduit la plupart du temps à un amusement ou un envoûtement visuel, entre des tables et des verres dans les restaurants. On a oublié la théâtralité de Tahia Carioca, Samia Gamal, Soheir Zeki… Et j'en passe, qui sont des icônes féministes. J’entamerais sur les Schéhérazades des temps modernes qui vivent en Italie, comme moi. Elles sont sujettes, pour la plupart à une marginalisation car l’image véhiculée par les médias à propos des femmes Arabes et Musulmanes, ne reflète en rien leur réalité. Les gens sont frustrés lorsqu’ils n’arrivent pas à mettre une étiquette sur toi. J'ai envie d’être, grâce à mon art et à ma profession, une antithèse à la fausseté d’une multitude d’amalgames sociaux. 



 

H.M – On sent parfois cette difficulté à chercher le ou les mot(s) justes qui pourraient refléter votre vision du monde. Vous donnez l’impression parfois que vous vivez de l’intérieur la souffrance de la quête des mots justes et parfois le détachement complet de l’exercice stylistique.  Vous mélangez les langues, les contextes, les longueurs, les thèmes, les tournures de votre âme et de votre esprit et que peut-on dire encore ? 


 

A.B – J'aime beaucoup la manière avec laquelle cette question est formulée. Vous avez presque donné la réponse. Ma difficulté émane du fait que ce n'est parfois pas évident de transcrire l'expérience méditative. J'essaie de transmettre sur papier la fulgurance de mes émois de la manière la plus fidèle. En plus du fait de parler quatre langues par jour, trouver la juste nuance pour un mot dans une langue et pas dans l'autre est assez difficile, et j’avoue d’être un peu maniaque sur le sujet, j'ai le souci du dosage et de la chromatisation des mots, et très souvent je m’y perds moi-même. Cette quête est une obsession existentielle quotidienne et chaque poème est une tentative d'y répondre.

Pour ce qui est du style, à posteriori je peux percevoir que c'est réactionnel toute l'indiscipline qui n'a pas eu lieu dans ma vie, se manifeste inconsciemment dans ma poésie à travers le détachement stylistique. Ce métissage est le reflet en continuité de mes références très hybrides : linguistiquement, dans la forme et dans les sonorités. Quand on grandit entre le rap, hip-hop et r'n'b des années 90, la pop des années 2000, Om Kalthoum, Hedi Jouini et Sabeh Fakhri, le Jazz et la musique classique, cela se traduit dans nos écrits.



 

H.M – Asma Bayar, quels sont vos futurs projets et que pouvez-vous nous dire à la fin ? Et merci de ce bel échange. 

 

A.B – C’est moi qui vous remercie pour la fluidité de cette interview, j’y ai pris beaucoup de plaisir. En ce qui concerne mes projets : je suis en train de travailler sur mon deuxième recueil « Essais de guérison introspective » qui est la suite de « Carnet de Mémoire Viscérale », et la traduction de ce dernier en Italien. Pour ce qui est de la danse, le spectacle de notre « Escandar Danse Academy » est sur le point de voir le jour à Milan. Comme mot de la fin, j’inviterais tous nos lecteurs et lectrices à oser : 

 

Osez faire des rêves fous et les réaliser, 

Osez vous défaire de tout ce qui ne sert pas votre âme et votre authenticité, 

Osez dire non aux étiquettes et aux limitations mentales, 

Osez la méditation, la douceur, la compassion, l’empathie et l’amour, 

Osez l’art, la poésie, la danse, à votre guise.

 

 

© Hanen Marouani et Asma Bayar.

 

______
 

 

Pour citer ces photographies & entretien inédits

 

 

Hanen Marouani, « Entretien avec Asma Bayar  », Revue Orientales, « Les voyageuses & leurs voyages réels & fictifs », n°2 & Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°11 | ÉTÉ 2022 | « Parfums & Genre »mis en ligne le 29 mai 2022. Url : 

http://www.pandesmuses.fr/periodiques/orientales/no2/lppdm/no11/hm-asmabayar

 

 

 

Mise en page par Aude

 

 

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