N°11 | Parfums, Poésie & Genre | Dossier majeur | Articles & témoignages / Poésie des aïeules | Voix & Voies de la sororité
Amitié féminine
Texte choisi, transcrit & brièvement présenté par Dina Sahyouni
Crédit photo : "Ruth and Naomi", St James, domaine public, no 1.
Brève présentation
Ce superbe récit d'amitié entre femmes est inspiré par la Bible et se trouve dans VIVIEN, Renée (1877-1909), La dame à la louve, Paris, Alphonse LEMERRE éditeur, 23-31, passage Choiseul, MDCCCCIV/1904, pp. 185-188.
Le recueil de contes appartient au domaine public et on peut le lire ou le télécharger sur la bibliothèque numérique Gallica (partie intégrante de la Bibliothèque Nationale de France).
À travers ce conte biblique de l'amitié au féminin entre deux femmes juives d'Orient, Renée Vivien tente de défaire le préjugé péjoratif sur les femmes qui les représente comme éduquées pour se querelle, se jalouser ou encore se haïr...
Le récit de l'amitié solide entre Ruth et Naomi donne à Renée Vivien l'opportunité historique de réhabiliter la capacité des femmes à devenir amies et à entretenir entre elles des relations humaines amicales faites de solidarité, d'entraide, de compréhension, d'affection, plus sincères et authentiques que celles des hommes (amitiés masculines transformées en fraternité. L'amitié désintéressée décrite dans ce conte ouvre la voie à la (voire annonce de ce que l'on qualifie désormais de) sororité.
Grâce à sa définition de l'amour amical ainsi que celui qui est défini par la vie, la correspondance et les œuvres poétiques de Marceline Desbordes-Valmore (voir ex. « L'amie » et le numéro du Journal Des Muses dédié à l'amour chez elle, 2022), les femmes ont de beaux exemples concrets de l'amour amical et de l'amitié au féminin qui peuvent donner naissance à la sororité.
Cette amitié a la musique bleue des "cithares" et le parfum d'une "violette" comme caractéristiques. Elle est également accessible à toutes celles qui l'attendent et la désirent ardemment. Le "parfum de violette" est probablement celui d'une sororité qui permet aux femmes d'apprendre de leurs expériences communes et de reconsidérer leurs capacités d'agir dans leurs sociétés respectives pour se libérer et valoriser leurs compétences. Renée Vivien dessine sous l'apparent attribut habituel acculé aux femmes de son l'époque, c'est-à-dire le "féminin", une structure sociale plus solide et puissante que la fraternité en employant toujours le vocabulaire connoté de son époque. Ainsi, son conte "L'amitié féminine" au titre et contenu apparemment inofensifs narrent une amitié féministe bien lucide, intergénérationnelle et ultra puissante qui dépasse de loin la notion de la fraternité et murmure celle à venir.. celle de la sororité.
L'aïeule Vivien nous l'explique féministement tout au long du conte et particulièrement dans les dernières lignes en parlant de "l'Avenir"...
En effet, et d'une façon générale, nous observons que les représentations picturales de Ruth et Naomi à travers les siècles s'accordent avec le récit de Renée Vivien (cf. voir les peintures exposées en exemple in situ).
Crédit photo : Jan Victors,"Ruth and Naomi", 1653, domaine public, no 2.
L'amitié féminine
De toutes les lourdes sottises dont les Philistins de lettres accablent leurs lecteurs, voici, je crois, la plus formidable :
« Les femmes sont incapables d'amitié. Jamais il n'y eut de David et de Jonathan parmi les femmes. »
Me sera-t-il permis d'insinuer que l'affection de David pour Jonathan m'a toujours paru plus passionnée que fraternelle ? Je n'en veux pour preuve que l'oraison funèbre du jeune conquérant :
Tu faisais tout mon plaisir.
Ton amour pour moi était admirable,
Au-dessus de l'amour des femmes.
Je ne crois pas que ce soient là de blanches larmes d'amitié douloureuse. J'y reconnais plutôt les larmes de sang d'une ardeur veuve.
Combien est plus désintéressée la magnifique tendresse de Ruth la Moabite pour Naomi ! Aucune langueur charnelle ne pouvait se glisser dans l'amitié de ces deux femmes. Naomi n'était plus jeune. Elle dit-elle-même : Je suis trop vieille pour me remarier.
Je ne connais rien d'aussi beau, d'aussi simple et d'aussi poignant que ce passage :
Naomi dit à Ruth : Voici, ta belle-sœur est retournée vers son peuple et vers ses dieux ; retourne, comme ta belle-sœur. Ruth répondit : Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi. Où tu iras, j'irai, où tu demeureras, je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple, et ton Dieu sera mon Dieu ; où tu mourras, je mourrai, et j'y serai enterrée. Que l'Éternel me traite dans toute sa rigueur, si autre chose que la mort vient à me séparer de toi !
Comme la plus belle musique, ces paroles vous laissent sans voix et sans haleine devant l'Infini.
Crédit photo : "Naomi, Ruth en Orpa", domaine public, no 3.
À l'offre résignée de Naomi, que le Tout-Puissant ramène les mains vides dans le pays natal, Ruth la Moabite répond par cette phrase d'une implorante humilité : Ne me presse pas de te laisser, de retourner loin de toi, qui prépare, ainsi qu'un prélude murmurant, l'ampleur d'orgue de la strophe incomparable : Où tu iras, j'irai...
Jamais aucun sanglot d'amour n'égala cette ferveur ni cette abnégation. Le poème de l'amitié surpasse ici le poème de l'amour. C'est l'albe dévouement, la passion blanche. Et cette tendresse s'étend jusqu'au tombeau : Où tu mourras, je mourrai, et j'y serai enterrée.
Naomi, dont le nom signifie beauté, douceur, sois honorée pour l'amitié que tu inspiras à ta bru, et que célébrèrent ainsi les vierges d'Israël :
« … Ta belle-fille qui t'aime... elle qui vaut mieux pour toi que sept fils... »
Crédit photo : Ary Scheffer,"Naomi et Ruth", cette peinture se trouve dans l'église de Notre-Dame, domaine public, no 4.
En vérité, le Livre de Ruth est l'apothéose de l'amitié magnanime. L'amitié, fusion chaste des âmes, neige fondue dans la neige... L'amitié, sanglot de cithares et parfum de violette...
Croyez-moi, ô Naomis et Ruths de l'Avenir, ce qu'il y a de meilleur et de plus doux dans l'amour c'est l'amitié.
***
Pour citer ce conte présenté de l'aïeule sur l'amitié
Renée Vivien, « Amitié féminine », extrait de VIVIEN, Renée (1877-1909), La dame à la louve (1904) choisi, transcrit & brièvement présenté par Dina Sahyouni pour Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°11 | ÉTÉ 2022 « Parfums, Poésie & Genre », mis en ligne le 5 septembre 2022. URL :
http://www.pandesmuses.fr/no11/vivien-amitiefeminine
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