30 avril 2021 5 30 /04 /avril /2021 17:57

 

​​REVUE ORIENTALES (O) | N°1 | Dossier | Articles

 

 

 

 

 ​​​​

 

 

 

Nadia Tuéni :

 

 

 

une figure inclassable

 

 

 

 

 

 

Mona Azzam

 

 

 

 

 

« Elle transformait le monde où elle vivait »1

« Elle a quitté la main de ses amis

Pour un jardin tout bleu fermé

Où l’oiseau s’envole avec son nid

Yeux noirs cheveux noirs

Et maintenant toutes les beautés de l’ombre

Sur ses épaules »2

 

« La littérature libanaise d'expression française est à l'image du Liban : riche, variée, créative. Elle est aussi vivace que le Liban. Elle n'est exclusive de aucune loyauté, d’aucun  enracinement.»3

 

C'est dans les dernières décennies du XIXe siècle que naît cette littérature. S’épanouissant avec les années, cette création littéraire très diversifiée ne saurait être classée en terme de courants ou d’écoles littéraires même si nous pouvons y retrouver des thèmes plus ou moins communs tels que l’absolu, le temps, la solitude, la mort, l’exil, l’écriture…

Cependant ce n'est que vers le troisième quart du XXe siècle que se font entendre les voix politiques les plus prestigieuses de cette littérature : Georges Schéhadé, Fouad Gabriel Naffah et Nadia Tuéni.

Qui est Nadia Tuéni ? Née d'une mère française et d'un père libanais, elle voit le jour à Baakline (Mont-Liban) le 8 juillet 1935. Elle fait ses études à Beyrouth (Sœurs de Besançon et à la Mission Laïque Française) puis à l'Institut Français d'Athènes où son père, diplomate, représente son pays.

De retour au Liban, elle suit des études de droit à l'Université Saint-Joseph et épouse le journaliste Ghassan Tuéni, député de Beyrouth, plus tard ambassadeur puis ministre, passant de Beyrouth à Paris puis aux États-Unis.

En 1962, suite à la mort de sa fille Nayla âgée de sept ans, Nadia trouve refuge dans l'écriture. Par la suite, la guerre de juin 1967 marque fortement la poétesse.

Nadia s'éteint en juin 1983, succombant à un cancer qui la rongeait depuis 1965, laissant une œuvre poétique riche et diversifiée, tant en vers qu’en prose, une œuvre entièrement rédigée en français, à l'exception de quelques poèmes composés en arabe au cours des dernières années de sa vie.

Au départ, Les Textes blonds (1963) et L'Âge d'écume (1965), deux recueils à travers lesquels Tuéni tente de ressusciter la silhouette de Nayla, son enfant disparue trop tôt, tout en essayant de recréer un monde, celui de l'enfance aux contours démesurés et aux images multicolores et sereines des légendes et des contes ainsi que celui de la propre enfance de la poétesse qui replonge dans les réminiscences de la Grèce.

Les Textes blonds dont elle clame sans cesse son regret de les avoir publiés, restent cependant une étape non seulement nécessaire mais également vitale du « chemin caillouteux de l'écriture.»4 Ce premier recueil formé de 63 poèmes répartis en trois parties respectivement intitulées Prologue – Le pays où je vais – Le Baladin, et dont la plupart des textes sont dépourvus de titres, à l'exception de sept poèmes qui s'inscrivent dans un espace particulier, celui de la Grèce, recréé par le biais de l'écriture.

La Grèce, « terre d'adoption » de la poétesse, est décrite comme étant « la mer et le vent des îles, le soleil et la découverte perpétuelle. »5

Quant à L’Âge d'écume, couronné par le prix Saïd Akl, qui comprend 53 poèmes sans titres, il marque une véritable progression par rapport au recueil précédent dont il constitue la suite logique. En effet dans L’Âge d'écume, la poétesse fait face à sa douleur, poursuivant un rite initiatique. La douleur devient une « épreuve » nécessaire : « nourrir le feu pour le transcender ».6 Juin et les mécréantes, publié en 1968 s’inscrit dans un contexte particulier, celui de la guerre israélo-arabe de juin 1967 qui bouleverse le Proche-Orient. Ce recueil à travers Nadia Tuéni allie la prose et le vers libre compte 20 textes qu’elle nomme chants,  répartis en 10 chapitres et précédés d'un Avant-propos. Il s'inscrit comme le précédent dans une même progression avec néanmoins quelques différences.

Si les deux premiers obéissent en effet à des préoccupations essentiellement individuelles et dénotent une profonde subjectivité, Juin et les mécréantes est le recueil de la mobilisation pour une cause, celle d'un peuple, d'une nation, dont la poétesse devient le porte-parole, « l'écrivain en situation » ainsi que l’évoque Sartre. Publiés en 1972 et en 1975, Poèmes pour une histoire et le Rêveur de terre qui se doit d'être complété par le Premier rêveur de terre (posthume) sont dominés par l'amour du Liban dévasté par la guerre.

Face à une patrie disloquée, la poétesse ressuscite une terre et ce, par le biais du pouvoir magique des mots. Dépassant ainsi la douleur personnelle qui prévalait dans les écrits antérieurs, Tuéni, au-delà du verbe, trouve le repos dans le culte de la « Terre » qui « tourne selon que l'on y pense ou  pas »7

Poèmes pour une histoire, le quatrième recueil et peut-être le plus important et qui reçut un prix de l'Académie française comprend 60 poèmes dont 10 seulement sous-titrés. Quant au Rêveur de terre, composé de 70 poèmes s'articulant autour de mots-thèmes tels que : pluie, étoile, terre, homme, amour, haine, femme, corps, nuit, Dieu, seul et mot, ils sont les « clés d'une recherche ». Ce dont la poétesse disait que « quelquefois ne pas dire, est plus important que dire »8.

Nous pouvons ainsi constater une grande évolution : non seulement Tuéni semble être apaisée mais surtout son écriture se resserre de plus en plus. Notons également qu'il s'agit d'une version remaniée qui sera complétée par 34 poèmes restés inédits et qui figurent sous le titre Le premier rêveur de terre. Tuéni qualifie ce recueil de « bilan de ce qui s'est écrit avant lui » et à propos du langage utilisé, elle affirme qu'il s'agit d'une « synthèse de tous les langages utilisés dans les recueils précédents, un langage de comptabilité politique. »9.

Viennent enfin, en 1979, Liban : 20 poèmes pour un amour et Archives sentimentales d'une guerre au Liban (1982). Le premier est un recueil en quelque sorte en marge de tous les autres et qui comprend effectivement 20 poèmes, tous dédiés à « Nayla, à ceux qui furent ses amis, aux enfants de mon pays », titres précédés d'un Prologue. L'auteur le définit comme une « géographie poétique ».

Liban : 20 poèmes pour un amour s'adresse ainsi à une génération de Libanais qui vivent la guerre. Redonner vie, à travers les réminiscences, aux villes du Liban devient le seul moyen de résistance. Pour cela, la poétesse revient à une « écriture plus traditionnelle, presque surannée car il s'agit de capter la mémoire d'un auditoire jeune » pour lequel Tuéni « pose ses ponts de repères, que sont dans un texte, la musique, la rime et le rythme. »10.

Dernier recueil publié du vivant de l'auteur, Archives sentimentales d'une guerre au Liban se situe dans un contexte particulier. D'une part, Liban est déchiré par la guerre ; d'autre part Tuéni, revenue au Liban, est gravement malade et sent sa mort très proche. Ainsi, deux cancers la rongent : cancer de sa terre et cancer du corps. Un double drame. 38 poèmes articulés en fonction du temps et donc répartis en quatre moments :

  1. Le jardin du consul-hier, Folle terre-ensuite, Le futur de montant-aujourd'hui, Après propos ; le tout précédé d'un prologue conclu par un poème dédié à GT (son époux). Telle est l'architecture particulière de ce recueil construit autour de deux pôles majeurs : la folie destructrice des hommes et une foi absolue en cette « Terre » où « multiple veut dire, Pays. »

Il faut attendre deux années après sa mort pour que paraisse en 1984 La terre arrêtée comprenant 55 poèmes inédits regroupés en sept parties. Il s'agit de poèmes appartenant à des moments différents de la vie de Tuéni, certains même remontant à 1963. Une grande lucidité s'en dégage, ultime victoire de la poétesse face à la mort et qui clame :

 

« Au-delà du dernier souffle

ma vie résiste encore

comme un soleil plusieurs fois mort. »

 

En 1986, paraît Au-delà du regard, renfermant 80 maximes : poésie certes mais également beaucoup de sagesse. La même année toute la création the Tuéni est rééditée en deux volumes :

Les œuvres poétiques complètes et La prose-œuvres complètes ainsi que des articles de presse, des nouvelles, des textes théâtraux, des transcriptions d'entretiens télévisés et radio, des essais, l'ensemble étant publié aux éditions Dar-An-Nahar à Beyrouth.

Ainsi l'œuvre poétique de Tuéni a-t-elle été réalisée en une vingtaine d'années entre 1963 et 1982 ? Son entrée en littérature comme elle le dit, son « entrée en poésie » reste une découverte enclenchée par un choc. « Lorsqu'il y a quatre ans, je découvrais la poésie, c'était à la manière dont le malade découvre la pénicilline. »

 

Afin de préciser le contexte littéraire dans lequel a pu s'inscrire (œuvre, influences politiques et culturelles dont elle s'est nourrie), nous étudierons dans un premier temps, ce contexte à travers deux périodes. La première qui va de 1914 à 1940 et marquée par les recherches esthétiques de Paul Valéry, la révolte de Breton, les Surréalistes d'une part et d'autre part les romans de Proust, Gide, Mauriac, Colette et qui, dans la diversité des approches psychologique et des perspectives éthiques, tente de dégager une vérité universelle.

La deuxième époque (1940-1984) est celle de la défaite, de la détresse économique, de l'Occupation qui entretient le désarroi moral et l'angoisse existentielle. C'est l'époque de Sartre, Camus, Prévert et Char. D'autres au contraire soumettent la pensée comme le langage à une critique aiguë et renoncent à transformer le monde. Ce sont les adeptes du « Nouveau roman » et du « Théâtre de l'absurde ». Il nous est important de rappeler les noms des poètes contemporains de Nadia Tuéni en Europe et dont la lecture intégrale ou anthologique lui était familière au moins autant et peut-être plus que celle de la poésie du passé : Max Jacob, Blaise Cendrars, Paul Valéry, André Breton, Paul Éluard, Aragon, Desnos, Francis Ponge, Prévert…

D'un autre côté, la religion a certainement eu un grand impact sur la personnalité de la poétesse. Druze par son père, chrétienne par libre choix après son mariage, Nadia a choisi de mourir sous le signe du christianisme. C'est ainsi que cet héritage spirituel fait de sa poésie celle d'un être en quête d'absolu et ce à travers les religions monothéistes et le druzisme. Héritage que nous voyons nettement apparaître tout le long de son parcours poétique et plus particulièrement dans Juin et les mécréantes, à travers les quatre figures emblématiques de Sioun, Tidimir, Sabba et Dâhoun. Par ailleurs, l'héritage culturel de Tuéni est d'une richesse inouïe. Deux cultures différentes, l’Orient et l'Occident viennent s'unir en elle, se mêler intimement en son être profond, forgeant ainsi sa plume.

 

En Orient, avec toutes les connotations qui s'en dégagent, avec ses parfums, ses mélodies et ses mystères, cet Orient, « où le blanc domine » représente la terre du Liban où se sont greffées, entrecroisées, et amalgamées de multiples cultures issues des nombreuses occupations au cours des siècles. Cette terre, tantôt phénicienne, tantôt grecque, tantôt romaine, tantôt turque, tantôt arabe, tantôt française ; cette terre que la poétesse « aime avec passion » est à la fois le symbole de la complexité et celui du dialogue des cultures.

Puis la Grèce, l'identité méditerranéenne au même titre que le Liban qui est également un lieu culturellement privilégié pour Nadia Tuéni, sa « terre d'adoption » qu'elle qualifie de « terre de paradoxe », à mi-chemin entre l’Orient et l'Occident. La France enfin, berceau d'une culture maternelle dont elle sait si bien utiliser la langue mais également New York où elle vit aux côtés de son mari, une époque de sa vie . Tout cela vient compléter et enrichir son espace culturel et son paysage intérieur.

Tels sont donc les divers facteurs qui ont pu contribuer directement ou indirectement à donner naissance à la poésie tuénienne , « où ne cessent de se rejoindre la ferveur de l'élan et la hantise de la solitude, où les mots eux-mêmes, se coulant dans le mouvement de la ligne mélodique, semblent tour à tour se donner et se dérober. »

Il serait intéressant de se pencher sur ce choix particulier de la langue française, véhicule de toute la pensée tuénienne. Même si l'on sait indéniablement que la langue française pour les écrivains francophones constitue l'instrument privilégié de la création.

Tuéni affirmait ainsi : « je me déplace sur le silence comme une note sur le clavier. ». Cependant, la langue, tout en étant le lieu où viennent s'incarner les images les plus informes, à elle seule, ne saurait suffire à l'invention poétique.

Le poète est celui qui mieux que nul autre, « tricote des mots » et, en poète authentique, détenteur du pouvoir magique des mots, Nadia Tuéni injecte dans la langue française une dimension qui n'est pas commune. Elle projette sur la langue tout un univers intérieur qu’elle cultive en choisissant, pour lui donner vie, la forme parfaite de la langue française tout en y insérant son moi et son monde, la vie de la conscience et les profondeurs de l'inconscient.

Elle disait déjà que « la poésie est le propre de l'individu mais elle est également le propre d’une terre, le propre d'une ambiance ». La langue française devient avec celle qui utilise, la projection de tout un monde intérieur aussi bien que celle d'un certain environnement socioculturel. Reste à savoir si la langue, dans le cas de Tuéni, se devait d'être spécifiquement française.

Dans une entrevue, elle avoue être fière du fait qu'on la taxe « d'écrire l'arabe en français ».  En réalité, il s'agit là, nous le voyons bien, de souligner essentiellement l'influence du monde intérieur, ce qui faisait dire à Baudelaire : « c'est l'imagination qui a enseigné à l'homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum. Elle a créé, au commencement du monde, l'analogie et la métaphore. »

En définitive, comme le constate Tuéni « tout nous sépare. Non seulement le langage mais… même nos silences sont différents. »

La langue, tout en étant française reste quelque chose de particulier à chaque écrivain francophone. Que ce soit la langue de Du Bellay ou celle de La Fontaine, celle de Senghor, de Schéhadé ou de Nadia Tuéni, à chacun sa langue poétique. Réinventant le langage, la poésie en transformant et en transfigurant le monde, n’est-elle pas avant tout ce dont René char disait : « c'est le champ de dix hectares dont je suis le laboureur » ?

 

L'expérience poétique de Tuéni qui « reste en partie soumise à une loi de la terre, mélangée à toute inspiration », apparaît simultanément d'une rare complexité et d'un modernisme certain. Quelles sont dès lors les spécificités et les particularités du texte poétique de Tuéni ?

 

« L'œuvre poétique est une immense question posée au langage, une remise en question continuelle de ce même langage ». Et la poésie est « une terre totalement vécue ». Or, qui mieux que Tuéni, poète par excellence de la terre, cet « arrière pays », dont toute son œuvre  en est la projection, a su « recréer le langage » par le biais d'une alchimie des mots, afin de réaliser l'union du langage et du paysage ?

Au-delà du dit et du non-dit, la poésie tuénienne est une perpétuelle réinvention du langage, une perpétuelle renaissance des mots qui prennent vie de leurs cendres, tel un phénix :

« Ne jetez pas les vieux mots j'en ferai des fleurs » : tel semble être le credo de Nadia Tuéni.  Musique des mots, silence dans les mots , la poésie de Tuéni déploie une originalité de langage évidente. Mais alors, quel langage ? Langage autre ou langage miroir d'un univers mental ? D'un monde environnant ? Langage autre ou spécificité d'une écriture francophone ?

« J'ai appris la terre comme on apprend à lire et à écrire » disait Tahar Ben Jelloun. Chez une poétesse comme Tuéni, langage et éléments cosmiques s’unissent pour donner naissance au poème : « faire de la poésie, c'est à chaque fois recréer le langage. ». Sa poésie est géographiquement ancrée dans la Terre, surtout dans sa terre, ce que Nadia Tuéni affirme elle-même : « la poésie et le propre d'un individu, mais elle est aussi le propre d’une terre, le propre d'une ambiance ». D'ailleurs, le « désert » se définit chez elle comme une « terre où l'on peut planter des mots » et les mots, comme « les plantes de la musique ».

Ainsi, celle qui disait « le sable du désert est cet espace pur où tous les mots sont des oiseaux » est toute entière enracinée dans une terre géographiquement située aux confins de l’Orient. Quant au « désert », il revient de façon incessante dans sa poésie. Dans ce ballet de senteurs orientales qu’est le langage poétique tuénien  (« senteurs de basilic et fleurs de thym séchées »), les mots prennent les allures et la texture de cette terre.

Parallèlement, il semblerait que ce langage ne fut pas uniquement celui d’une terre mais également celui d'une culture, la culture arabe d'une part et la culture libanaise d'autre part où  viennent se mêler l'Occident et l'Orient. Dans la poésie lyrique arabe – la qãsidã – , le langage surmonte la banalité du contenu pour faire surgir sa poésie.

Tuéni qui rêvait de se voir traduire en arabe, « cette langue la plus poétique qui soit », en subit l'influence ce qui conditionne « l'architecture balancée de sa phrase, et jusqu'au choix des mots- images. » Aussi retrouve-t-on dans sa phrase le rythme et la musicalité de la phrase arabe telle qu'elle apparaît chez les écrivains du mouvement de la revue Chi’r, avant-garde de la poésie arabe. Toutefois si Tuéni elle-même affirme : « tout dans ma langue, structuration de la phrase, image, rythme, symbole, est puisé dans la géographie qui m'entoure », le druzisme a pu également influencer son écriture en ce sens que le symbole, l'ésotérisme et même l'hermétisme présents dans le druzisme, se retrouvent tout le long de l'œuvre de Nadia.

N'est-ce pas pour cette raison que « sa poésie se situe au-delà de la poésie » ainsi que le dit Ghassan Tuéni ? Toutefois, si l'on ne peut occulter l'arrière-fond qui a contribué à structurer et à modeler l'écriture tuénienne, il reste que cet arrière-fond ne constitue pas à lui seul la raison d'être de cette écriture et de cette poésie car le langage de Tuéni est également le miroir univers mental spécifique au poète : « exigeante d'une richesse et d'une profondeur égales à celle de l'âme et à la naissance de laquelle on présidé un ciel agonisant, une terre saccagée, la quête de soi et le génie ».

Telle serait plutôt l'écriture de Tuéni qui s'exprime au travers d'un langage autre. Dépassant la fête des mots, les métamorphoses du langage, son monde poétique est avant tout un monde intérieur entré dans une géographie magique. « Terre poétique », l'arrière-pays de Tuéni est une « terre totalement vécue ».

À la géographie matérielle répond ainsi une « géographie subjective » ayant à sa base même deux grands chocs, deux grandes crises, le cancer qui emporte sa fille et elle-même et le cancer qui ronge son pays. Et c'est d'ailleurs ce qui lui fait dire : « un poète sans angoisse est le poète infirme, celui qui ne voit plus sonner les ouragans. »

En définitive, la poésie de Tuéni reste aujourd'hui d’un abord difficile

 

« Comme l'approche d'une colombe dessinée sur le plafond d'une église.

Comme l'approche d'un rendez-vous amoureux…

Comme l'approche d'une sirène.

Comme l'approche de la nuit du destin...

Comme l'approche de l’odeur de Dieu… »

 

Chercher à cerner une thématique quelconque demeure une entreprise qui est loin d'être aisée. Toutefois, le poème repose sur une telle richesse, qu’il en appelle de multiples interprétations. Ceci n'est certes pas uniquement l’apanage de la poésie de Tuéni. Toute grande œuvre littéraire se prête à de nombreuses lectures. Mais dans le cadre précis de la poésie de Nadia Tuéni, nous ne saurions nous limiter à la présente étude. Incomplète, elle appelle le lecteur à s’y investir pour en dégager des pistes de lecture et répondre à l’appel du sens de dissimulé derrière ces brumes que ce sont les mots.

Considérant le poème comme « œuvre de langage », nous nous attarderons sur une première production littéraire de Tuéni, répudiée par la poétesse par la suite et qualifiée de « faute de jeunesse ». 

Cette première expérience poétique que constituent Les Textes blonds est, rappelons-le, l'expérience d'un drame personnel, la mort de son enfant à l'âge de sept ans.

Le texte, ensemble de mots, de phrases qui constituent un écrit est qualifié de blond ; couleur proche du jaune, couleur des dieux et des déesses et donc manifestement de la chaleur et de la maturité.

Dès lors, quel horizon d'attente nous suggère ce titre composé d'un nom et d’un adjectif ? Pourquoi le pluriel de Textes ?  Sans doute pour désigner l'ensemble des poèmes. Mais nous ne pouvons rejeter l'idée d'une certaine allusion à d'autres textes indépendamment du fait que la fille du poète était blonde notamment et les textes sacrés en raison d'une part, du choix même du substantif au pluriel et d'autres part de ce qui caractérise ces textes et qui n'est pas sans évoquer la Bible, le roi David étant d'un blond roux comme l’est le Christ de nombreuses œuvres d'art.

« Là où d'autres auraient agi, moi je choisissais de dire » telle est donc la raison d'être de l'écriture poétique  tuénienne. Ce dire se manifeste en premier lieu à travers ce poème qui porte un titre, Prologue, lequel entretient semble-t-il des rapports étroits avec le texte et d'autre part avec l'ensemble du recueil que constituent Les Textes blonds et peut-être avec l'ensemble de l'œuvre de Tuéni. 

 

Prologue

 

Gansé d'étoiles

ciel damassé

le pays où je vais.

gris cathédrale

feux de Bengale

et renoncer.

Mains baladeuses

d'autres couchant

ont découvert ce continent.

Rien est sevré

tout se transmet

dans le pays où je vais.

bleus inédits

termes sanskrits

et vols de nuit

pour épuiser

ce long trajet !


 

Ce poème vient ainsi présenter et situer le recueil. Dès le départ, l'étude du rapport qui existe entre le texte et le titre chez Tuéni nous permet de lire ses poèmes sous un angle nouveau. Lire pour créer du sens. Or, quel serait le sens profond d'un poème de Tuéni ? L'ensemble de son œuvre devrait certainement développer l'idée de cette découverte d'un ailleurs poétique ainsi que la longue entreprise d’un « je ».

 

Nous pouvons en déduire que la poétesse esquisse le comment et le pourquoi de sa poésie. Le comment, « l'entrée en poésie », « le pays où je vais », « ce continent », s’effectue dans durant la nuit, d'où le parcours initiatique. mystique. Cependant cette initiation ne peut s'effectuer sans une dépossession de soi (« relancer »).

Pourquoi le renoncement ? En raison même du pourquoi de la poésie. L'entrée en poésie est tout comme une entrée en religion. Elle appartient au domaine du sacré. Renoncement qui résume la réalité de la vie, élévations vers un univers supérieur où « tout se transmet » et où le temps n'a plus les valeurs du monde réel. Il y a donc par la poésie passage du « pays » restreint à « ce continent », plus vaste.

L'entrée en poésie chez Nadia Tuéni est donc vécue comme une transcendance. Le « je » s'élève vers les sphères supérieures, vers un ailleurs qui n'est pas sans rappeler l’Orient, «l'arrière-plan poétique », tel que le conçoit la poète qui,  à l'aide des mots dessine un « ciel damassé ». « Déplacer la parole, désarticuler les mots », c'est ainsi que Tuéni conçoit le langage poétique.

« Citoyenne du pays des mots », le mot chez elle est le point de départ d'une série indéfinie, de renvois à un autre mot. La poésie devient un moyen permettant la renaissance. Le « poète est le magicien qui d'un mot, nous permet d'accéder à la perception de ce « monde perdu ».

Il ne nous reste plus qu'à découvrir ce monde perdu que nous dévoile la géographie des poèmes de Nadia Tuéni.

 

Laissons-nous embarquer par ses mots :

 

« Je suis une fin de prière

un ciel qui veut changer sa cuirasse en portail. »

 

« Mon amie la source glougloute en filant

sa quenouille de printemps

et tout à côté de l'arbre du sorcier

effeuille les jours d'un calendrier. »

 

« De l'autre côté du miroir

j'ai tourné la page

et vu crâner l'illusion. »

 

« Mais ici le temps s'est trouvé si bien qu'il s'est arrêté. »

 

« Tu ne ressemble à rien

et je n'ai pas de mots pour leur parler de toi.

ce que j'ai su là-bas était si différent

que je l'ai presque oublié »


 

Face à cette expérience nouvelle que représente la poésie pour Nadia Tuéni et de Nadia Tuéni, un langage nouveau devenait ainsi une nécessité. Du chaos, surgit le verbe. Avec elle, nous assistons à la genèse du langage, d'un langage puissant où les couleurs et les sons se répondent, où les images sont polysémiques et où la musicalité prime.

L’alchimie du verbe ne pouvait guère aboutir chez Tuéni sans la création d'un langage susceptible de décrypter l'inconnu. Ce qui faisait dire à Roger Caillois que la parole « passe du style de l'expression au style de création ». Une création à l'image de son Inventaire : 

 

De tout ce qui est terre j'accepte le message.

De ce qui est jardin j'accepte la puissance. Une odeur d’avenir

s'installe et bouscule un enfant sur son trajet.

Nous ferons des soleil derrière le mur, parmi vos

yeux de lunes peintes et dans vos mains qui coulent

fraîches.

Si la mort est parfaitement belle il y aura pour chaque

vie un matin d'oiseaux tendres et cruels.

De ce qui est lumière je penserai la nuit (ne dites rien c'est chose faite).

Sur vos pas un amour blanc comme une menace.

Ce soir, Entre moi et le premier venu, un mot sur le ciel courbe.

Car, de ce qui est un cri je ferai mon

histoire.

 

 

Pour aller plus loin… 

TUÉNI Nadia, Les Œuvres poétiques complètes, Ed. Dar-An-Nahar, Collection Patrimoine, Beyrouth, 1986 

TUÉNI Nadia, La Prose, Ed. Dar-An-Nahar, Collection Patrimoine, Beyrouth, 1986.

 

Notes

 

1. Charles Helou in, L’Orient-le-Jour, 21 juin 1983.

2. Georges Schehadé, « Stèle pour Nadia Tuéni », Les Poésies ; Gallimard, Paris 2001.

3. Charles Saint-Prot, Lettres et cultures de langue française, ADELF N°21, Paris, 1995.

4. Nadia Tuéni, La Prose ; Éd. Dar-An-Nahar ; Coll. Patrimoine, Beyrouth,1986.

5. Ibid.

6. Ibid.

7. Ibid.

8. Ibid.

9. Ibid.

10. Ibid.

 

 

Voir aussi :

 

 

Pour citer ce texte

 

Mona Azzam, « Nadia Tuéni : une figure inclassable », article inédit, Revue Orientales, « Les figures des orientales en arts et poésie », n°1, mis en ligne le 30 avril 2021. Url : 

http://www.pandesmuses.fr/periodiques/orientales/no1/ma-nadiatuneni

 

 

 

 

Mise en page par Aude Simon

 

 

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