Événements poétiques | Stopper la guerre en Ukraine... | Poésie contemporaine
Deux poèmes sur la guerre de Jorge Luis BORGES
Site personnel
© Crédit photo : Maggy De Coster, Casa Borges en Argentine, image no 1.
I
A mi padre
Tú quisiste morir enteramente,
la carne y la gran alma. Tú quisiste
entrar en la otra sombra sin la triste
plegaria del medroso y del doliente.
Te hemos visto morir con el tranquilo
ánimo de tu padre ante las balas.
La guerra no te dio su ímpetu de alas,
la torpe parca fue cortando el hilo.
Te hemos visto morir sonriente y ciego.
Nada esperabas ver del otro lado,
pero tu sombra acaso ha divisado
los arquetipos últimos que el griego
soñó y que me explicabas. Nadie sabe
de qué mañana el mármol es la llave.
*
À mon père
Tu voulais mourir entièrement,
la chair et la grande âme. Tu voulais
entrer dans l'autre ombre sans la triste
prière du plaintif et du souffrant.
Nous t'avons vu mourir avec le calme
le courage de ton père devant les balles.
La guerre ne t’a pas donné des ailes pour t’élancer,
la maladroite faucheuse a coupé le fil.
Nous t’avons vu mourir souriant et aveugle.
Tu t'attendais à ne rien voir de l'autre côté
mais ton ombre a peut-être repéré
les derniers archétypes postérieurs au grec
et que tu m'expliquais. Personne ne sait
demain de quoi le marbre sera la clé.
II
© Crédit photo : Maggy De Coster, Casa Borges en Argentine, image no 3.
Página para recordar al Coronel Suárez, vencedor en Junín
Qué importan las penurias, el destierro,
la humillación de envejecer, la sombra creciente
del dictador sobre la patria, la casa en el Barrio del Alto
que vendieron sus hermanos mientras guerreaba, los días inútiles
(los días que uno espera olvidar, los días que uno sabe que olvidará),
si tuvo su hora alta, a caballo,
en la visible pampa de Junín como en un escenario para el futuro,
como si el anfiteatro de montañas fuera el futuro.
Qué importa el tiempo sucesivo si en él
hubo una plenitud, un éxtasis, una tarde.
Sirvió trece años en las guerras de América.
Al fin la suerte lo llevó al Estado Oriental, a campos del Río Negro.
En los atardeceres pensaría
que para él había florecido esa rosa:
la encarnada batalla de Junín, la orden que movió la batalla,
la derrota inicial, y entre los fragores
(no menos brusca para él que para la tropa)
su voz gritando a los peruanos que arremetieran,
la luz, el ímpetu y la fatalidad de la carga,
el furioso laberinto de los ejércitos,
la batalla de lanzas en la que no retumbó un solo tiro,
el godo* que atravesó con el hierro,
la victoria, la felicidad, la fatiga, un principio de sueño,
y la gente muriendo entre los pantanos,
y Bolívar pronunciando palabras sin duda históricas
y el sol ya occidental y el recuperado sabor del agua y del vino,
y aquel muerto sin cara porque la pisó y borró la batalla...
Su bisnieto escribe estos versos y una tácita voz
desde lo antiguo de la sangre le llega:
— Qué importa mi batalla de Junín si es una gloriosa memoria,
una fecha que se aprende para un examen o un lugar en el atlas.
La batalla es eterna y puede prescindir de la pompa
de visibles ejércitos con clarines;
Junín son dos civiles que en una esquina maldicen a un tirano,
o un hombre oscuro que se muere en la cárcel.
© Crédit photo : Maggy De Coster, Casa Borges en Argentine, image no 3.
Page en mémoire du Colonel Suárez1, vainqueur à Junín
Qu'importent les difficultés, l'exil,
l'humiliation de vieillir, l'ombre grandissante
du dictateur sur la patrie, la maison du Barrio del Alto
qui ont vendu leurs frères pendant qu'il guerroyait, les jours inutiles
(les jours que l’on espère oublier, les jours que l’on sait qu’on oubliera),
s'il avait son heure de gloire, à cheval,
dans la pampa visible de Junín comme dans un scénario pour l'avenir,
comme si c’était l'amphithéâtre des montagnes était l'avenir.
Qu'importe l’avenir s’il avait connu
une plénitude, une extase, un après-midi.
Il a participé pendant treize ans aux guerres d'Amérique.
Enfin, la chance l’a conduit dans l'État de l'Est, dans les champs du Río Negro.
Je penserais que cette rose avait fleuri
pour lui au crépuscule:
la bataille incarnée de Junín, l'ordre de la déplacer,
la défaite initiale, et sa voix dans le tumulte
(pas moins brusque pour lui que pour la troupe)
criant aux Péruviens d'attaquer,
la lumière, l'élan et la fatalité de la charge,
le labyrinthe déchaîné des armées,
la bataille des lances où un seul coup de feu n’a retenti,
le goth* qui a transpercé de fer,
la victoire, le bonheur, la fatigue, un début de rêve,
et des gens mourant dans les marais,
et Bolívar prononçant sans aucun doute des mots historiques
et le soleil déjà au couchant et le goût retrouvé de l'eau et du vin,
et cet homme mort défiguré, piétiné et effacé de la bataille...
la défaite initiale, et parmi les rages
Son arrière-petit-fils écrit ces vers et une voix tacite
du passé du sang vient:
- Qu'importe ma bataille de Junín si c'est un souvenir glorieux,
une date apprise pour un test ou une place dans l'atlas.
La bataille est éternelle et peut se passer de la pompe
des armées au clairon;
Junín et les deux civils qui maudissent un tyran dans un coin,
ou un homme noir qui se meurt en prison.
Jorge Luis BORGES, traduit de l’espagnol argentin par Maggy DE COSTER
1. Le Colonel Isidoro Suárez était l'arrière-grand-père de Jorge Luis Borges, combattant dans les guerres d'indépendance hispano-américaines, il dirigea la cavalerie péruvienne et colombienne dans la bataille de Junín ville péruvienne où eut lieu le 6 août 1824 l’une des batailles décisives en ce qui concerne l’Indépendance du Pérou. Il participa également aux guerres civiles argentines et une ville située dans la province de Buenos Aires porte son nom comme c’est le cas en Amérique latine où pas mal de villes portent les noms de généraux vainqueurs.
© M. DE COSTER.
Nous publions ces poèmes avec l'aimable autorisation de la traductrice et de sa maison d'édition.
***
Pour citer ce poème politique & philanthropique
Maggy De Coster (traduction en français de l’espagnol argentin par), « Deux poèmes sur la guerre de Jorge Luis BORGES », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événement poépolitique « Stopper la guerre en Ukraine : lettre ouverte des personnes révoltées », mis en ligne le 7 mars 2022. Url :
http://www.pandesmuses.fr/ukraine/mdc-2poemes
Mise en page par David Simon
© Tous droits réservés
Retour au Sommaire de l'évènement ▼