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Discussion avec Imèn Moussa
Propos recueillis le 8 juin 2021 par
Hanen Marouani
Entrevue avec
© Crédit photo : Portrait de la poétesse Imèn Moussa.
Biographie d'Imèn MOUSSA
Née en Tunisie et installée en France, Imèn MOUSSA est poétesse, docteure en littératures française et francophone, poétesse et enseignante de lettres modernes. Elle consacre ses recherches sur la situation des femmes dans le Maghreb contemporain. Passionnée par la photographie et toutes les formes d’art, elle lance en ligne KalliÓpê, une plateforme associative et solidaire destinée à promouvoir les productions artistiques des femmes. Imèn MOUSSA est aussi co-fondatrice des « Rencontres Sauvages de la Poésie » en Île de France et corédactrice en chef de la revue « Ana-Hiya : la femme maghrébine droit dans les yeux ».
Bibliographie
Recueil de poésies, Il fallait bien une racine ailleurs, éditions L’Harmattan, Paris, Juin 2020.
Essai, Les représentations du féminin dans les œuvres de Maïssa BEY, Éditions Universitaires Européennes, 2019.
Magazine Trait-d’Union « Mama Africa », Algérie, Avril 2021.
Revue « WORLD & WORDS Magazine for migration literature », Spring issue 2020, Vienne, Autriche.
Revue « WORLD & WORDS Magazine for migration literature », WINTER ISSUE / WINTER 2020.
Revue « World Poetry Movement : Poets of the World Against Injustice ». En collaboration avec Atol Behramogue-Pelin Batu and Tekin publishing house, Istanbul/Medellin, 2020.
Site Internet, Blog, liens sites de ventes :
https://www.instagram.com/tunisian_woman.aroundtheworld/?hl=fr
Discussion
1 – Qui êtes-vous Imèn Moussa, une femme engagée par l’émotion ou la raison, une poètesse francophone, femme orientale de culture arabe et d’expression française, parisienne, étrangère ou résidente à Paris, femme à la quête identitaire ou à la conquête d’une citoyenneté du monde par et à travers les mots, une rêveuse ayant les pieds sur terre et l’ambition dans les gènes et l’air, autre ?
IM – Née en Tunisie, en résidence à Paris, sillonnant régulièrement les routes, je porte un prénom, une nationalité et une culture qui concentrent, de par l’histoire de l’humanité, un tissage de tant d’autres cultures millénaires qui font que je ne peux définir mon identité que dans l’infiniment ouvert. En réalité, quand j’ai commencé à développer une conscience au monde, je me suis posé beaucoup de questions sur mon être. J’ai d’abord cherché à me définir pour savoir où me situer par rapport à l’Autre. Sauf que j’ai détesté cette machination sociale réductrice qui nous contraint chacun de son côté à rentrer dans une seule case et à se teinter d’une couleur immuable simplement pour être conforme aux usages. Je n’aime pas m’écraser ou me sentir à l’étroit. C’est pourquoi j’ai cessé de vouloir étiqueter ce que je suis. Avec le temps, j’ai accepté d’être bouleversée dans mes certitudes, j’ai commencé à tout explorer, tout prendre, tout entendre, tout envisager et à ouvrir le champ de mes possibles. Aujourd'hui je m’identifie à une mosaïque humaine qui ne cesse de s’enrichir au fur et à mesure de mes pas dans la vie. Enfin, je dirai que ma passion pour les langues, les mots, les arts, les êtres et les pays fait que je me construise en permanence tout en acceptant de me faire et me défaire pour construire à chaque instant mes autres territoires inconnus.
2 – À quel âge avez-vous écrit votre premier texte et pourquoi avez-vous choisi la poésie pour écrire, pour vous exprimer au quotidien et pour aussi être publiée dans ce genre particulièrement ?
IM – Mon rapport à l’écriture était et reste encore aujourd’hui difficile. Pétrie par la culture du silence et des tabous, j’ai commencé à écrire tard et dans la retenue. Mais, toute petite j’ai toujours eu un attrait particulier pour les mots. D’abord les mots dits, inventés et jamais notifiés. Il faut dire que j’ai grandi dans une grande maison traditionnelle à Menzel Jemil qui regroupe toute notre famille élargie. Chaque soir, pour nous bercer, ma grand-mère Fatma, qui ne savait ni lire ni écrire, réunissait autour d’elle tous ses petits enfants. Elle nous inventait des histoires de Ghoula ogresse, mais aussi les péripéties de son frère philosophe parti enseigner dans les coins les plus reculés de la Tunisie et qui s’est fait attaquer par les Djinns (Les Esprits). Aussi, enfant j’imitais ma grand-mère et je me fabriquais des histoires silencieuses dans ma tête. Et c’est à l’adolescence que j’ai découvert les livres puis l’écriture. J’ai commencé, seule dans mon coin, à griffonner des lignes autour de ce qui me bouleverse : mes émois amoureux, mes questions existentielles... Malheureusement, par peur ou par pudeur, je faisais disparaître ces feuilles à peine écrites. Pour moi, il était hors de question d’être lue et par là même, être mise à nu. Dans ce bouillonnement interne entre le désir de dire et l’autocensure, le genre poétique s’est imposé par lui-même sans que je sache réellement que j’entrais dans la poésie. Plus j’écrivais, plus je trouvais la poésie hospitalière. Ses formes "jouantes" m’ont offert un espace où tout était envisageable et ont accueilli ma crise du langage. C’est pourquoi, j’ai décidé d’entamer mon aventure éditoriale avec ce genre en particulier même si j’ai des textes, pas encore publiés, qui s’apparentent à l’écriture théâtrale et à celle de la nouvelle.
3 – Quelles étaient vos questions clés avant de vous lancer dans cette aventure d’écriture poétique ? Pourquoi maintenant ? Quel profil de femme étiez-vous avant l’écriture et avant d’avoir le “titre de poétesse” ?
IM – Beaucoup de problématiques contemporaines me secouent et me poussent à écrire, parfois même dans l’urgence. Mais, dire concrètement que je suis poétesse nous ramène à cette histoire de case que j’évite. Je ne sais pas si je suis une poétesse. D’ailleurs, je ne sais pas qui décide que nous le devenons et à quel moment ce titre nous est attribué ! En réalité, je me contente d’écrire en réaction à ce qui m’interpelle et me traverse. J’ai d’abord écrit secrètement pour me dire et pour ne pas me plier à la tentation du silence, d’autant plus que j’étais une personne très réservée qui peine à formuler haut et fort ses pensées. Puis, j’ai appris l’altérité avec la poésie. Les mots destinés à me réparer ont trouvé écho chez d’autres personnes lorsque j’ai commencé timidement à les partager avec ceux qui me sont très proches. Ce sont eux qui m’ont encouragée à les publier. Puis, lorsque j’ai compris que non seulement les mots réparent mais ont surtout le pouvoir de changer l’état du monde, j’ai osé diffuser mes écrits à une plus grande échelle, sur la toile, dans des revues, recueil et capsules vidéos. D’ailleurs, plus je m’éloigne du lyrisme et du « moi », plus je retrouve l’urgence de faire circuler les mots. C’est aussi une manière de me sentir moins désorientée dans ce monde qui nous prend au dépourvu de jour en jour.
4 – Les femmes orientales pour ne pas dire seulement les femmes arabes puisque vous êtes voyageuse par l’âme, le cœur et le corps, et vous avez cette vision élargie et plus consciente et même concrète de ce terme ou de cet emploi d’une telle expression, qu’avaient-elles comme pouvoir et comme fort apport au langage poétique d’aujourd’hui d’après votre propre expérience, d’après vos fréquentations et d’après les pays orientaux, les saveurs, les odeurs et les couleurs touchées, senties et rencontrées qui ont pu vous inspirer ou réveiller en vous cette urgence d’écrire certainement ou probablement ?
IM – Nous avons tous été bercés par les contes de « Alf layla w layla » ou les « Mille et une nuits » et par tant d’autres récits qui nous racontent les contrées de l’Orient, ses sons, ses senteurs, ses couleurs et ses rythmes. L’Orientale, sublime, capiteuse, malicieuse et oisive a toujours été un « objet » de fantasme.
Mais, au-delà de l’émerveillement tissé par l’imaginaire des contes et des récits de voyage, une réalité douloureuse s’impose : celle des dogmes et des interdits. Oui, beaucoup ont tendance à oublier qu’encore aujourd'hui les femmes orientales n’ont pas l’existence facile. Šahrzād qui contait pour maintenir sa vie saine et sauve a laissé la place à mille et une autre Šahrzād des temps modernes qui luttent au quotidien pour la dignité, l’égalité, la liberté mais aussi la reconnaissance de leur être à part entière. C’est ce que j’ai pu observer et vivre lors de mes séjours en Iran, au Liban, en Turquie… L’extérieur est encore dangereux pour les femmes et certains espaces leurs sont interdits. Les règles ne sont pas les mêmes pour elles que celles octroyées aux hommes. Certains, semblables au roi fou et sanguinaire Šahryâr, œuvrent d'arrache-pied pour les maintenir dans l’ombre. C’est dans cette atmosphère discriminante que les femmes orientales, longtemps invisibilisées, écrivent.
Passeuses de mots sous la contrainte, elles parviennent à produire des textes avec des prouesses langagières retentissantes et des thématiques tout autant saisissantes. En effet, grand nombre d’entre elles arrivent à l’écriture après un long et épineux parcours. Elles font le choix des mots pour dire le beau mais aussi pour amorcer une conscience au monde qui les a longtemps maintenues dans l’empêchement. C’est là que réside la singularité de leurs productions littéraires. Les femmes orientales qui écrivent, se placent de manière volontaire ou involontaire dans l’engagement. Plus que d’autres, leurs écritures est un “moyen”, leur lieu de résistance et de revendications. Nombre d’entre elles produisent encore dans la crainte, l’"intranquillité" et au péril de sa vie. Mais lorsqu’on se range du côté des mots plus rien n’a d’importance que le fait de dire.
5 – Les luttes sociales et féministes sont au miroir des ressentis, des réflexions vis-à-vis certains sujets traités dans les écrits orientaux pour faire la différence par rapport au sens occidental. Une expression poétisée par une sensibilité spécifique et un timbre particulier que ce soit à travers les mots dits et choisis, les émotions et les énergies dégagées ou à travers les manifestes, les participations, les événements et les initiatives lancés et relancés au profit de la culture, de la communauté et de la sculpture de l’être et de l’esprit. Tout cela semble un motif voire un moteur essentiel pour une écriture différente et différenciée par rapport à l’histoire des idées en général et l’histoire de la poésie en particulier. Partagez-vous cette attitude ?
IM – J’ai mentionné précédemment la discrimination sexuelle que subissent les femmes orientales dans leurs propres pays. Ceci n’exclut pas les femmes des autres régions du monde qui subissent elles aussi des discriminations à des degrés divers. La raison est que nous vivons encore dans des sociétés majoritairement et profondément patriarcales. Les sociétés de l’Orient le sont aussi. À cela s’ajoutent les bouleversements politiques dans certaines régions, les révoltes sociales et les aspirations nouvelles des jeunes générations qui parfois sont en opposition avec les attentes des aînés. C’est dans ce sens que les luttes sociales et féministes sont particulièrement présentes dans les écrits des femmes qui d’ailleurs ont été longtemps invisibilisées dans le champ littéraire tant en Orient qu’en Occident. C’est aussi pour cette raison que j’associe le choix de l’écriture à celui de l’engagement inévitable. Il est rare de trouver des textes de femmes qui ne recèlent pas de tensions et qui ne soient pas motivés par une volonté de dénonciation et de changement. Ce fût le cas pour celles qui dénoncent les pratiques de leur société essentialisante comme l’écrivaine syrienne Ghada Al-Samman, l’écrivaine algérienne Assia Djebar, l’écrivaine égyptienne Nawal El Saadawi et tant d’autres. C’est encore le cas pour celles qui écrivent aujourd’hui. Au-delà de la valeur esthétique transcendante de leurs textes, les œuvres de ces romancières, dramaturges et poétesses, appellent à un espace de liberté concrète et solide. Pour ma part, l’engagement s’impose par lui-même, car comme je le dis souvent je ne peux pas chanter dans ma poésie la beauté de ma Méditerranée sans pleurer les cadavres des Harragas (Les brûleurs des frontières). Le mot est avant tout pour moi un acte politique.
6 – Pour vous, donc, la poésie est un moyen de défense, d’engagement, d’évolution des sociétés. Manifeste-t-elle aussi un désir d’élévation ou de fuite d’un monde de plus en plus inhumain ou se limite-t-elle à l’expression de l’émotion et à la captivité de l’instantané et du beau pour voyager d’un état d’esprit à un autre ?
IM – Les siècles, les civilisations et les sociétés nous ont montré que la poésie est un genre littéraire qui détient à la fois le pouvoir d’enflammer nos imaginaires et d’enflammer nos mondes. Je pense ici aux grandes poétesses et poètes engagés des temps passés et des temps présents qui comme Anna Greki, Tahar Djaout, Vénus Khoury-Ghata, Mahmoud Darwich, Anna Akhmatova, Anis Chouchène, Fadwa Touqan, Saadi Youssef, Andrée Chedid, Aimé Césaire... Et, c’est parce qu’elle nous permet de nous tourner vers l’essentiel, d’interroger le vrai et de nous émerveiller face au beau, que la poésie assure l’élévation et l’évolution des sociétés. De manière générale, l’écriture nous met face à notre fragilité en nous éclairant de l’intérieur pour traduire nos écorchures, nos doutes ou encore nos incertitudes… Mais, au même moment, elle fait venir à nous notre force insoupçonnée pour déconstruire et construire. Dans ce sens, je trouve que l’évolution et l’élévation sont deux versants qui se déclenchent, s’enchevêtrent et fusionnent fondamentalement lorsqu’on se met à écrire. De cette manière, en écrivant, la poésie nous répare et nous prépare pour l’aventure du jour d’après.
7 – En tant que femme orientale, cultivée, instruite (…) ; que signifient pour vous “le beau” et “l’instantané” ?
IM – Définir le beau reviendrait à vouloir saisir l’essence du divin mais je m’aventurerai à dire que le beau est ce qui réveille la musicalité de l’âme pour la faire danser. Le beau dépend de notre processus de perception et peut se manifester sous diverses formes. Nous retrouvons par exemple le beau dans les ruines d’une maison abandonnée devant laquelle nous nous extasions parce qu’elle nous renvoie à un pan de notre histoire personnelle. Les retombées de cette expérience du beau, qui peut d’ailleurs être instantané, déclenchent nos souvenirs. Ces mêmes souvenirs représentent un premier mouvement vers la création artistique et mettent en route notre fabrique émotionnelle des images, des sonorités intérieures, des sensations, des idées… Enfin, je dirai que le beau peut être présent dans l’instantané. C’est pourquoi dans le mouvement de la création nous écrivons le beau pour le rendre éternel. Aussi, il faut développer notre intelligence perceptive et être à l’écoute des instants inattendus. Ils peuvent faire résonner en nous des beautés ensevelies par les tracas du quotidien pour les faire jaillir sous des formes artistiques absolument incroyables.
8 – Quelles étaient vos intentions majeures lors de l’écriture de votre premier recueil « Il fallait bien une racine ailleurs » ? Pouvons-nous avoir une racine ailleurs quand tout est agité au fond de nous-mêmes, quand tout s’effrite et bouillonne ?
Parlez-nous de la couverture qui est très ciblée, expressive et significative par rapport aux origines berbères et à l’identité maghrébine ?
IM – La publication de mon premier recueil “Il fallait bien une racine ailleurs” aux Éditions L’Harmattan est le fruit de plusieurs années de pérégrinations intérieures et dans différentes régions du monde. Je me suis mise à rassembler mes textes depuis 2017 dans le but de les publier sans pour autant chercher à franchir concrètement le pas. Nous revenons ici à la mise à nu qui m’était effrayante. C’est lorsque j’ai commencé à faire de la place à des changements considérables dans ma vie personnelle et à m’en découdre avec mes cataclysmes émotionnels que j’ai décidé de publier enfin ce recueil. C’était une manière d’assumer ouvertement ma perception des choses ; d’être une femme hors de contrôle, sans appartenance, dissoute dans le tout et pourtant très attachée à ses valeurs.
Il ne m’était pas facile de dire ouvertement dans mes textes mes rejets d’une certaine éducation figée, de pointer du doigt certains manquements, de revendiquer une liberté qui depuis des années m’était interdite ou encore de blâmer les travers des cultures auxquelles j’appartiens. Ce n’est pas non plus facile de se revendiquer d’ailleurs au risque de se faire rejeter par tous. Mais partager ma vision du monde à travers ce recueil m’a fait réaliser la chance de ne pas avoir des racines et d’en avoir partout.
C’est dans ce sens que j’ai décidé de collaborer avec l’artiste plasticienne Dorra Mahjoubi qui a illustré la couverture de mon recueil avec son œuvre Rêve de liberté de la série Madame Salammbô. Ce tableau met en scène une femme maghrébine, tatouée au visage, arborant à sa droite un pas tissé de mots en arabe comme “rêve”, “voyage” et “liberté” puis à sa gauche des tracés de lignes qui représentent les continents du monde. Le choix de la couverture était un rappel à mes origines berbère, maghrébine, nomade que le titre reprend. C’est aussi une manière de dire aux lecteurs qu’il est possible d’habiter le monde et d’épouser toutes ses cultures, de se les faire siennes sans pour autant s’effriter se “perdre ou se dénaturer”.
9 – Le titre relève d’un choix et d’un vécu personnel et d’après vos partages au quotidien sur les réseaux sociaux et vos vidéos de performances poétiques, le lecteur peut vous comprendre mieux. Serait-il possible de vous comprendre sans vous voir ou sans suivre vos vidéos, vos publications, vos prestations aujourd’hui ? Le digital et la poésie au sens large et technologique que je veux bien mettre en avant ? Pourriez-vous nous expliquer ce lien entre l'ailleurs, la racine et la femme tatouée. Pourquoi toute cette focalisation sur ces oppositions ou contradictions à travers le titre de votre livre ?
IM – Il est évident que les mots écrits font leur chemin à leur rythme. Parfois, étant donné les aléas de la publication, de la diffusion et du prix des livres, les textes ne parviennent qu’à une minorité intellectuelle favorisée, qui fait aussi l’effort de s’informer de l’actualité artistique et littéraire sur internet. Toutefois, si nous voulons que la poésie continue à éveiller les consciences, il faut trouver le moyen de la faire circuler. Dans ce sens, puisque les lecteurs ne vont pas vers la poésie, considérée parfois comme un “genre mineur” comparé au roman, la poésie ira jusqu’à eux. Pour celà, il faut doubler de créativité. Comme nous sommes le fruit de notre temps, et que notre époque contemporaine est indissociable au digital pourquoi ne pas l’exploiter d’autant plus que le digital est devenu nécessaire dans la pratique et la diffusion de l’art. La poésie a besoin de vivre, de palpiter, d’être dite pour pouvoir être entendue, partagée et résonner. Pour moi, il faut écrire, lire et donner à voir. Les capsules vidéos, l’adaptation des textes sous forme de clip-vidéo et sous une certaine mise en scène me semblent indispensables pour assurer la continuité du travail de l’écriture et pour susciter la curiosité de ceux qui affirment que la poésie est une pratique élitiste désuète.
11– Selon vous, le Machrek et le Maghreb, quelle ressemblance et quelle différence ; quelle convergence et quelle divergence dans la littérature, l’écriture et le courant de l’orientalisme en faisant référence à votre propre trajectoire ?
IM – Il n’est pas aisé de répondre à une telle question qui peut être un sujet de recherches à part entière. Je dirai qu’il semble encore aujourd’hui difficile de se débarrasser des stéréotypes enracinés dans l’imaginaire occidental qui, dans le but d'asseoir sa suprématie politique, attache encore les littératures du Machrek et du Maghreb à une vision orientaliste profondément exotique. Cette vision ethnocentriste que le penseur Edward Said associe aux “stéréotypes raciaux, idéologiques et impérialistes” est d’autant plus ancrée dans les pensées lorsqu’une femme de ces deux régions écrivent. Sauf que les récits d’écrivaines contemporaines tunisiennes, libanaises, jordanienne et syriennes et tant d’autres se sont bel et bien éloignés de ces représentations réductrices. Leurs textes portent des aspirations similaires à ceux des écrivaines ou écrivains des USA, d’Italie ou de Russie autour des préoccupations écologiques, des féminicides et des crises sociales et politiques... Leur style d’écriture est tout autant distingué.
D’autre part, ces deux régions à majorité arabo-berbère-musulmane ont été par les invasions et par la colonisation britannique et française modelées de façons différentes. Chaque pays qui forme ces régions possède ses propres caractéristiques et ses propres diversités culturelles. De ce fait, une écrivaine égyptienne peut porter les mêmes préoccupations qu’une écrivaine algérienne. Mais, prétendre que les écrivaines du Machrek et du Maghreb sont semblables dans leur imaginaire ou dans leur style d’écriture, parce qu’elles partagent une culture similaire, reviendrait à renier la spécificité de chacune.
12 – Que peut apporter la poésie orientaliste et la femme orientale qui écrit qu’aucun autre art et qu’aucune autre femme peuvent apporter ?
IM – Les sensibilités et les inspirations diffèrent d’une personne à une autre et d’une région du monde à une autre. C’est pour cette raison que chaque personne de l’Asie, de l’Afrique ou des Amériques qui fait le choix d’écrire, peu importe le genre littéraire choisi, apportera un souffle mais aussi une empreinte inégalable. Nous sommes tous uniques dans notre être et ceci transparaît dans nos mots.
13 – Où se trouvent l’ailleurs et la racine dans chacun de nous, dans la situation de la femme orientale d'aujourd'hui et l’impact d’autrefois sur ce quotidien, dans la transmission générationelle et humaine, dans ces mots écrits, pensés sans être lus ou vus, dans si génériques et spécifiques positions ou révolutions ? Et que représente pour chacune de nous « le reste à faire, le reste à dire et le reste à écrire » ? Et pourquoi cette expression et pourquoi cette obligation “Il fallait bien une racine ailleurs” ?
IM – Les femmes ont toujours eu le rôle de médiatrice. Elles ont eu de tous les temps assuré la transmission. Par l’écriture, elles peuvent nous montrer que l’ailleurs et la racine sont en nous avant d'être autre part. Il faut d’abord savoir les unir en soi. Si nous ne parvenons pas à saisir et à percevoir ces deux parts en nous, rien ne nous sert d’aller les creuser autre part car nous risquons de nous diluer et nous perdre. C’est en saisissant ces deux parts que nous pourrons prétendre à la transmission, dans le mouvement. C’est peut être ça ce qui reste à faire, à dire et à écrire.
© Crédit photo : Image de couverture du recueil "Il Fallait Bien Une Racine Ailleurs" .
14 – Pouvez-vous nous dire un vers, une phrase, une strophe, un titre de vos textes ou un petit morceau qui vous représente le plus ?
IM – Oui, voici un extrait :
Là où je ne serai pas, tu seras,
Là où tu ne seras pas, je te viendrai,
Chaque fois que je t'écrirai des mots, tu enjamberas des continents,
Chaque fois que tu me toucheras, j'apprendrai une langue,
Chaque fois que nous rêverons ensemble, naîtra une danse,
J'habiterai ton écorce, tu sèmeras sur mon épaule les contrées de demain
Je voudrai de toi, tu voudras de moi
On se hissera au-dessus de nos différences,
Plus rien ne nous dépeuplera,
Nous serons une terre infrontiérisable…
(“Cap sur une terre intérieure”, extrait du recueil Il Fallait Bien Une Racine Ailleurs, L’harmattan, 2020).
15 – Après l’écriture de votre premier recueil, qu’est-ce qui a changé en vous ou dans votre parcours ou comment la poésie vous-a-t-elle reconstruite en tant orientale ?
IM – Cette première publication m’a permis de prendre conscience que les mots d’une femme orientale, habitant le monde, pouvaient résonner chez des personnes issues d’univers culturels totalement différents. C’est effectivement ce que j’ai ressenti lorsque les lecteurs ont commencé à me contacter pour me dire que tel ou tel poème les touche parce que je suis parvenue “à trouver les mots justes pour traduire ce qu’ils ne parvenaient pas à nommer”. Ce genre de retour concernait particulièrement les textes en rapport avec les questions relatives au féminin ou encore ceux autour de la migration et de la discrimination.
C’est d’autant plus surprenant lorsqu’une amie-lectrice d’origine française me confie avoir lu mon recueil à sa grand-mère agonisante tandis que celle-ci l’écoutait en souriant. La lecture s’est poursuivie chaque jour jusqu’au dernier départ de sa grand-mère. La lectrice me dit : “ ta poésie me touche et désormais elle fait partie de mon histoire familiale”. Puis, dans un désir de transmission, cette lectrice a brodé certains de mes vers sur des mouchoirs comme “Partout où le sourire est religion je planterai une maison”. J’ai alors senti combien les différences s’effacent face aux mots, combien la poésie nous permet d’installer une fraternité au-delà de ce qui nous sépare en apparence et combien l'art est essentiel pour rendre visible ce lien.
16 – La poésie et le confinement ; agir au lieu de subir ? L’option humaine et humanitaire par la poésie ? Aller vers l’autre et à l’autre même virtuellement ! Parlez-nous, s’il vous plaît, des rencontres poétiques et culturelles auxquelles vous avez participées lors de cette année particulière ? Apports et impacts ?
IM – Il est vrai que nous avons vécu une période assez trouble où nous avons dû redoubler d'ingéniosité pour agir et ne pas succomber à la détresse de l'âme condamnée au confinement. J'ai participé à diverses manifestations culturelles comme celles organisées en France par la maison d’édition la « Kainfristanaise » pour célébrer pour célébrer le Printemps des Poètes en rapport avec la thématique du « Désir ». J'ai aussi eu divers échanges autour de la pratique de l'écriture lors de la rencontre virtuelle qui a eu lieu avec l'Alliance française de Bizerte en Tunisie "La femme Maghrébine Droit Dans Les Yeux" et la rencontre du 20 mars, pour célébrer la fête de l’Indépendance tunisienne, le Printemps des Poètes et la Journée internationale de la francophonie qui a été organisée par le Centre des études françaises et francophones de Duke University aux USA qui a mis à l'honneur la poésie tunisienne représentée par mon recueil « Il fallait bien une racine ailleurs » et le recueil « Tunisie Salée Sucrée » de la formidable poétesse Samar Miled avec qui j’ai eu le plaisir d’organiser « Lamma Poétique » une rencontre poétique à laquelle vous avez participé talentueuse poétesse Hanen Marouani. Nous avons ainsi lu et échangé autour de la migration et de l’action politique à travers nos travaux respectifs. À cet effet, je prépare le 15 juin une résidence d’écriture virtuelle de 5 jours avec le Bureau International Jeunesse en Belgique qui, dans un souci de ne pas empêcher la circulation des mots et des talents a maintenu les dates de ses résidences artistiques.
Je trouve ces élans formidables car les mots, l’art, sont faits pour circuler surtout en temps de crise. L’ensemble de ces manifestations culturelles et ces échanges nous ont permis de transformer notre réel l’espace d’un instant. Nous avons réussi à désarmer la torpeur intellectuelle qui nous menaçait. Cette expérience d’être ensemble nous invite enfin à repenser notre rapport à l’autre, au monde que nous habitons tout en créant un nouveau tissu dynamique du vivant basé sur la libre circulation des pensées.
17 – Imèn Moussa, quelles sont les poétesses, artistes, écrivaines orientales que vous lisez ou suivez ?
IM – Mon travail en tant que chercheuse me met souvent face aux textes littéraires d’autant plus que je me suis spécialisée dans l’écriture des femmes au Maghreb. Mon rapport au texte porte toujours un regard scientifique, neutre, structuré par des études théoriques et des concepts linguistiques... Mais, lorsque je parviens à dissocier la chercheuse, de la poétesse et de la lectrice j'aime aller à la découverte des textes très contemporains comme ceux des deux poétesses tunisiennes citées précédemment Hanene Marouani et Samar Miled que j'ai découvert avec beaucoup d'intérêt. Je suis également très touchée par les mots de la poétesse palestinienne Farah Chamma, de Maram al-Masri et de Souad Labbize. Beaucoup d’autres créatrices sont remarquables et se distinguent par une production littéraire admirable comme les romancières Wafa Ghorbel, Maïssa Bey et Inaam Kachachi.
18 – Merci beaucoup d’avoir cité mon humble personne. Je ne peux passer à la question suivante comme si de rien était. Bon… Parlez-nous de votre projet “Les rencontres sauvages” : jeux, enjeux, dynamiques et rôles à faire réunir des jeunes du domaine culturel des quatre coins du monde ?
IM – J’ai toujours défendu les notions de "partage" et de "lien" dans la poésie. Une valeur que j’ai retrouvée dans le travail de l’artiste plasticienne et poétesse Dorra Mahjoubi avec qui j’ai cofondé en juin 2020 “Les rencontres sauvages de la poésie”. D’autre part, ayant remarqué la présence d’une jeune diaspora du monde arabe passionnée par l’art et la poésie en Île de France, nous avons décidé sous la forme d’évènements ponctuels de célébrer la poésie francophone et arabophone. Les “Rencontres sauvages de la poésie” unissent nos voix autour d’une passion commune ; celle de dire l’âme. Nous avons délibérément fait le choix de refuser toute affiliation à des structures culturelles et toute aide financière qui peut à notre sens biaiser le caractère spontané de notre projet de départ. Les Rencontres Sauvages émanent surtout d’une volonté de faire le don des mots et d’accueillir ceux des autres dans la bienveillance, sans contrainte ni retenue.
19 – Vos voyages sont vos victoires ! Sont-ils le déclic qui vous a ramené à la rencontre de vous-même et à la rencontre de l’autre surtout que nous entendons souvent parler que sans la douleur, sans la perte et sans la souffrance, il n’y a pas de créativité ? Etes-vous d'accord ?
IM – Mes voyages ont d’abord été une voie émancipatoire qui m’a permis de dépasser mes propres limites et surtout les limites qui m’étaient imposées. De plus en plus de femmes d’Orient revêtent leur sac à dos et s’élancent vers l’inconnu. Cette pratique, réprouvée il y a quelques années, devient envisageable pour nous dans le sens où la liberté de mouvement est une véritable victoire pour les femmes qui ont pu l’obtenir. J’encourage toutes celles qui se passionnent pour l’ailleurs à se saisir de cette liberté sans avoir peur des réflexions déplacées à leur égard. Si j’encourage le nomadisme c’est parce qu’il ne faut pas oublier que nos ancêtres l’étaient. Grâce aux brassages culturels que leur nomadisme leur offraient, nos ancêtres faisaient preuve d’une plus grande tolérance. Leur vision du monde était à l’opposé du sectarisme qui est malheureusement en recrudescence dans nos sociétés contemporaines.
D’autre part, voyager c’est accepter de faire place aux autres en soi. Faire le choix d’être régulièrement sur la route est aussi une manière d’habiter le monde en accueillant la transformation de soi. Chaque rencontre, chaque découverte, chaque expérience dans une terre et dans une culture inconnue, changent nos valeurs et notre manière d’être dans le sens positif du terme. C’est là que j’ai appris à laisser mes racines voguer et se multiplier. En effet, en allant vers l’autre, on installe une fraternité. Je tiens d’ailleurs à souligner que nous n’avons pas besoin d’aller au bout du monde pour mettre en pratique ces valeurs humaines de fraternité. Pour accéder à cette prise de conscience, il suffit d’accepter au quotidien de faire un pas de côté. Il faut accepter de déconstruire, de quitter le confort de nos certitudes ancrées parfois dans le dogmatisme pour comprendre que d’autres herbes différentes et tout aussi belles poussent ailleurs. C’est pourquoi, tandis que beaucoup placent la douleur ou la perte comme source de créativité, je place la “Rencontre” comme source de la mienne. J’ai découvert l’écriture avec l’expérience de la perte, mais l’écriture s’est logée en moi avec ma première expérience de la Rencontre.
20 – Avez-vous un projet en cours ? Si oui, pouvez-vous nous en toucher quelques mots et merci infiniment de ce long et riche échange !
IM – Je prépare la publication de ma thèse de doctorat autour de la création littéraire des femmes au Maghreb du 21ème siècle qui paraîtra aux éditions le manuscrit en 2022 à Paris. D'autre part, je travaille sur un recueil de nouvelles. Une capsule vidéo de mon poème "mariage pétrole" est aussi en préparation avec OZ production.
© HM, JUIN 2021.
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Pour citer ce témoignage
Hanen Marouani, « Discussion avec Imèn Moussa », texte inédit, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N° 10 | Automne 2021 « Célébrations » & Revue Orientales, « Les figures des orientales en arts et poésie », n°1, mis en ligne le 9 septembre 2021. Url :
http://www.pandesmuses.fr/periodiques/orientales/no1/no10/hm-imenmoussa
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