N°11 | Parfums, Poésie & Genre | Dossier majeur | Témoignages & articles
Bains de lumière
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Crédit photo : Edgar Degas, (1834-1917), "Une baigneuse s'épongeant la jambe" (1883). Image libre de droits.
Dans les années 50 en France, peu de personnes avaient l'eau chaude, voire le chauffage central, ce qui peut paraître tout à fait étonnant pour les nouvelles générations qui s'offusquent et poussent des hauts cris dès qu'une malheureuse panne de chaudière vient bouleverser leur quotidien.
À la campagne, et cela jusque dans les années 70/80, il n'était pas rare d'avoir le WC à l'extérieur dans la cour d'une ferme ou d'un immeuble et de devoir procéder à sa toilette dans la cuisine. Je revois grand-père se raser au-dessus de l'évier en pierre et s'asperger le buste d'eau glacée.
Bien évidemment, il n'y avait pas d'eau chaude et il incombait à « la femme au foyer » de veiller sur les poêles et d'en entretenir la flamme à longueur de journée pour maintenir un semblant de chaleur dans des habitations souvent mal isolées. Ma mère passait d'une pièce à l'autre dans notre petite maison de cité à Mulhouse, une pelle dans une main emplie de boulets de charbon rougis, pour ranimer le feu des poêles des différentes pièces de vie. Il en était de même dans notre logement précédent à Riedisheim où le cabinet de toilette jouxtait la cuisine sous les combles. L'eau gelait dans la cuvette des toilettes et ma mère devait en briser la glace en hiver à coups de marteau. Les chambres où nous dormions n'étaient jamais chauffées mais fort heureusement, nous disposions de bouillottes ou de briques chauffées dans le four de la cuisinière. Ce qui peut paraître romantique aujourd'hui faisait partie de notre quotidien parfois difficile à supporter en hiver quand nous nous réveillions le matin avec des cristaux de givre qui s'étaient formés sur les vitres.
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Crédit photo : Bonnard, "La grande baignoire" (1937). Image libre de droits.
L'arrivée des premières HLM fut saluée par les habitants heureux d'accéder à un nouveau mode de confort. Je me souviens d'une visite chez mes cousines à Huningue en 1960 et d'avoir admiré la première salle de bains qu'il m'eût été permis de découvrir !
Ce n'est que peu de temps plus tard avec l'acquisition par mes parents de la maisonnée à Mulhouse que je pus enfin apprécier le luxe d'un bain chaud dans une immense baignoire en fonte. Ma mère s'angoissait chaque fois que nous allumions le gaz avec une allumette et nous rappelait les dangers possibles d'une hypothétique explosion du chauffe-eau…
Malgré toutes ces avancées en matière de confort, il me reste le souvenir de grandes bassines en zinc emplies d'eau froide que l'on laissait tiédir au soleil dans le jardin à Riedisheim ou dans la cour de la ferme de mes grands-parents. Le plaisir d'un bain dans cette eau tempérée par les rayons du soleil a toujours surpassé celui que j'ai pu prendre dans les plus belles baignoires, fussent-elles en marbre, lors de séjours à l'étranger.
Les hortensias en fleurs, les iris ou les roses nimbaient de leurs parfums suaves ces bains de plein-air dans des bassines en zinc où le ciel se réverbérait dans une eau miroitante.
Je renoue avec cette sensation d'immersion au plus profond de mon être, en totale harmonie avec cette grâce d'être au monde, chaque fois que je me plonge dans les eaux salées d'un océan, celles d'un lac ou d'un étang.
L'eau roule en perles d'eau sur ma peau, je fais corps avec l'âme de la terre et entre ciel et eau, je m'abandonne à cette musique intemporelle qui fait danser en moi des poèmes de lumière.
Nul besoin pour moi de posséder le luxe d'une salle de bains dernier cri, la mer que l'on voit danser au fond des golfes clairs, ma mère ne cessait de reprendre cette chanson de Charles Trenet, est la plus magnifique d'entre elles.
Un lac, un étang, une cascade, un ruisseau me ramènent toujours dans l'eau moirée de mes bassines en zinc où l'eau et le ciel dansaient dans mon bain de lumière.
Quant au chauffage central dont on bénéficie aujourd'hui, il ne remplacera jamais les rouges flammes qui virevoltaient avec allégresse derrière la vitre des poêles dont ma mère tisonnait les braises.
Le temps n'efface rien, bien au contraire, il ranime en nous les images et les souvenirs sous la peau vive des jours. Le temps nous ramène sur ces berges mystérieuses entre ciel et eau où notre origine et notre finitude confinent.
© Françoise Urban-Menninger
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Pour citer ce témoignage inédit
Françoise Urban-Menninger, « Bains de lumière », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°11 | ÉTÉ 2022 « Parfums, Poésie & Genre », mis en ligne le 18 juin 2022. Url :
http://www.pandesmuses.fr/no11/fum-baindelumiere
Mise en page par David
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