Lettre n°15 | Eaux oniriques... | Textes poétiques thématiques
Lettre à ma mère
Du je de l'enfant
au je de la femme
wikimedia, domaine public.
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Maman,
Enfant, pour moi, tu étais la plus belle : perchée sur des talons hauts, le chignon impeccable, de la tenue, de la classe. Des heures entières à t'admirer et deviner quel était ton secret pour ne jamais rien froisser.
Enfant, j'ai envié ma sœur, cette insolente qui me prenait ma maman, qui squattait son sein et ses bras, monopolisait son attention, et me volait son temps.
Enfant, mon dieu que j'étais fière de notre ressemblance, du bout du menton à la couleur des yeux, jusqu'au miel des cheveux. J'aurais voulu être toi, n'exister que par toi.
Enfant, ta voix m'accompagnait le soir, récitant l'alphabet, me susurrant des contes mille fois imaginés, mille fois réinventés.
Enfant, tu soignais mes blessures, genoux écorchés, joues égratignées, petits maux sans gravité.
Enfant, tu savais consoler mes chagrins de petite fille qui perd ses jouets, ou se croit mal-aimée par des garçons très bêtes qui me faisaient marcher.
Enfant, tu décrochais la lune, faisais danser les étoiles devant mes yeux émerveillés.
Enfant, ta main dans la mienne, nos doigts entrelacés, j'étais reine du monde, et il m'appartenait.
Enfant, j'aurais pu tuer celui qui t'aurait contrariée.
Enfant, j'aurais voulu mourir pour t'avoir fait pleurer.
Enfant,
et c'est si loin déjà,
j'aurais donné ma vie pour ton éternité.
Adolescente, pour moi, tu es devenue haïssable : perchée sur tes talons trop hauts, le chignon jamais renouvelé, la tenue guindée, de la classe surjouée. Des heures entières à te détester et critiquer les heures que tu employais à repasser.
Adolescente, j'ai adoré ma sœur, cette indomptable qui embêtait ma mère, qui squattait ses jupes et ses bas, détournait son attention, et me donnait du temps.
Adolescente, j'ai refusé farouchement notre ressemblance, du bout du menton à la couleur des yeux, jusqu'au miel des cheveux. J'ai méprisé tous ceux qui affirmaient que j'étais ton portrait. J'aurais voulu être moi, n'exister que par moi, n'être née de personne, et surtout pas de toi.
Adolescente, ta voix m'exhortait le soir à aller me coucher, ne pas lire trop tard, préparer mes devoirs, réviser mes cahiers.
Adolescente, je cachais mes blessures, n'accordant qu'à moi-même le droit de me soigner.
Adolescente, les chagrins se sont faits clandestins, petite fille qui perd ses rêves d'enfant ou se sait mal-aimée par des garçons très bêtes qui me faisaient marcher.
Adolescente, la lune était trop haute, et les étoiles ne dansaient plus, la réalité, seule, m'entourait.
Adolescente, ton contact me dérangeait, et je prenais conscience que mon corps m'appartenait.
Adolescente, j'aurais pu te nier quand tu m'importunais.
Adolescente, c'est devenu un jeu que de te voir pleurer.
Adolescente,
et c'est si loin déjà,
j'aurais donné ma vie pour mon éternité.
Jeune adulte, ma haine s'est atténuée : perchée sur des talons moins hauts, les cheveux coupés courts, je ne voyais plus la classe ni la tenue guindée. Je ne te détestais plus, juste tu m'ennuyais.
Jeune adulte, ma sœur est devenue ton seul centre d'intérêt, encore à la maison, moi, je m'étais envolée.
Jeune adulte, notre ressemblance s'est atténuée, mes cheveux teints en noir me transformaient, et seuls les yeux bleus nous reliaient désormais. J'essayais d'être moi, d'exister avec moi, n'être née que de moi, et juste un peu de toi.
Jeune adulte, ta voix au téléphone me donnait des conseils, comment mener ma vie, plus comme ci, plus comme ça, préparer mon futur, être moins volage, plus adulte, responsable, devenir enfin sage.
Jeune adulte, je confiais mes blessures à des oreilles amies, et seul mon amoureux avait le droit de me soigner.
Jeune adulte, j'ai apprivoisé mes chagrins, laissé couler des larmes, seule auprès des hommes que je ne savais pas aimer.
Jeune adulte, j'essayais de décrocher la lune, et de voir danser les étoiles, en secret.
Jeune adulte, je ne venais plus te voir, trop loin, trop compliqué.
Jeune adulte, j'ai appris à me taire, et à laisser passer.
Jeune adulte, j'ai appris à mon tour ce qu'était que pleurer.
Jeune adulte,
et c'est si loin déjà,
j'ai compris que personne n'avait l'éternité.
Maman, à mon tour, plus de haine : à plat dans tes chaussures, les cheveux coupés courts, tu es devenue grand-mère.
Maman, ma fille est devenue mon seul centre d'intérêt, je lui aurais tout donné. Je t'ai abandonnée à ton rôle de mémé, encore jeune, mais un peu fatiguée.
Maman, c'est ma fille seule qui me ressemblait, du bout du menton à la couleur des yeux, jusqu'au miel des cheveux. J'oubliais qu'avant moi, c'était tout ton portrait.
Maman, ta voix au téléphone me donnait des conseils, comment élever ma fille, plus comme ci, plus comme ça, préparer son futur, être moins volage, plus adulte, responsable, devenir enfin sage.
Maman, j'évitais les blessures, je voulais être forte pour mon enfant, fière d'assumer, sans homme, sans toi.
Maman, j'ai écarté tout chagrin, laissé couler des larmes, seule auprès de ma fille qui m'apprenait à aimer. Tu étais tellement loin, j'avais tellement à me prouver.
Maman, j'ai décroché la lune et vu danser les étoiles dans ses yeux émerveillés. Les miens se sont ouverts à tout notre passé.
Maman, ma main dans la sienne, nos doigts entrelacés, j'étais reine du monde et il m'appartenait. Je ne venais plus te voir, trop loin, trop compliqué.
Maman, j'aurais pu tuer celui qui l'eût blessée. Tu étais protégée, rien ne pouvait t'arriver.
Maman, j'ai pleuré très souvent, cachée de ma fille, honteuse, comme en secret. Tu ne pleurais sûrement plus, tu étais trop âgée.
Maman,
et c'est si loin déjà,
j'aurais donné ma vie pour son éternité,
et oublier la tienne parce qu'on est ainsi fait.
Femme, aujourd'hui, tu es à nouveau belle : à plat dans tes chaussures, les cheveux teints de gris, de la tenue, élégante. Des heures entières à me rappeler combien je t'admirais.
Femme, je n'envie plus personne, j'aime tout simplement, et n'aspire qu'à une chose, nous redonner du temps.
Femme, heureuse de notre ressemblance, du bout du menton à la couleur des yeux, trois générations se répondent, nous sommes ton portrait.
Femme, ta voix au téléphone m'accompagne à nouveau, et j'aime que tu susurres des contes mille fois imaginés, mille fois réinventés, à ta petite-fille désormais.
Femme, je te raconte mes blessures, tu m'aides à les soigner.
Femme, je laisse parler mes larmes quand j'ai trop de chagrin, ça fait tellement de bien et ça ne coûte rien.
Femme, je décroche la lune, fais danser les étoiles, chaque jour devant mes yeux émerveillés, et je bénis le ciel que tu me l'aies transmis.
Femme, ma main ose la tienne, parce que c'est doux, parce que c'est bien.
Femme, je te souhaite paix et sérénité, consciente que rien ne nous préserve jamais.
Femme, j'espère ne plus jamais te faire pleurer.
Femme,
que je conjugue au présent,
je continue à grandir, lucide, car je nous sais, complices, mère et fille,
femmes,
pour l'éternité.
Ta fille.
***
Pour citer ce poème en prose
Christelle Reix, « Lettre à ma mère. Du je de l'enfant au je de la femme », lettre inédite, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n° 15 « Eaux oniriques : mers/mères », mis en ligne le 29 janvier 2021. Url : http://www.pandesmuses.fr/lettre15/cr-lettreamamere
Mise en page par David Simon
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