© Crédits photo : "Deux tapisseries réalisées d'après les dessins de Colette Enard" par Marguerite Menninger, photographies de Claude Menninger, 2013.
C’est sous cette dénomination le plus souvent accompagnée d’une connotation péjorative que l’on enferme la femme dans un domaine qui lui est d’office réservé. L’ouvrage de dame véhicule encore dans certains esprits passéistes le cliché éculé d’une femme penchée sur quelques travaux d’aiguille, tapisserie, broderie, parfois même tricot, une occupation en quelque sorte qui tient l’épouse, la mère, la jeune fille, éloignées de la fureur du monde. N'appelait-on pas également arts d'agrément cette occupation qui ne devait mener les femmes ni à une profession ni véritablement à la création ? Et George Sand de les rebaptiser « les arts de désagrément » tant cet usage privé de l'art participait de ce que l'on entendait et attendait d' une bonne éducation.
Cette image paisible de la femme rangée absorbée par son ouvrage nous renvoie à celle de la femme jouant de la harpe ou penchée sur son métier à tisser car comme le souligne Françoise Collin dans Les femmes de Platon à Derrida si « on estime que les femmes ont apporté peu de contributions aux inventions de l'histoire de la culture, elles ont peut-être quand même inventé une technique, celle du tressage et du tissage ». Voilà d'après la philosophe ce que les hommes et notamment Freud concèdent aux femmes: l'apanage du tissage ! Car les Grecs font du pneuma ou souffle créateur, la seule propriété de l'homme !
Les peintures qui ornent les vases antiques illustrent ce schéma intemporel de la femme tissant ou jouant de la harpe mais l’image, comme chacun le sait, est trompeuse. Derrière les apparences d’une potiche qui n’a rien à dire et qui ne sait que reproduire comme l'affirme Auguste Comte ou qui aurait perdu sa langue, la femme n’a jamais cessé de broder le fil de ses pensées !
Virgile, Ovide, Eliot, Shakespeare et bien d’autres auteurs qui ont revisité le mythe de Philomèle et de Procné, ne s’y sont pas trompés. Philomèle condamnée au silence par son beau-frère Térée qui lui coupe la langue après l’avoir violée afin qu’elle ne puisse le dénoncer auprès de sa sœur Procné, use comme Pénélope d’une ruse. Philomèle tisse la trame de sa malheureuse histoire sur une toile qu’elle fait porter à sa sœur. L’horrible vengeance des deux sœurs s’achèvera avec la métamorphose des trois protagonistes en oiseaux.
Ce qui nous intéresse dans ce mythe à plusieurs reprises transposé, c’est sans nul doute, cette appropriation par la femme d’un langage qui lui est propre. Anne Tomiche, critique féministe, écrit dans un article « The voice of the Shuttle is ours », « La voix de la navette est la nôtre » car Pénélope comme Philomèle usent d’un langage spécifiquement féminin qui n’a pas recours aux formes patriarcales. C’est une parole muette qui met en lumière la figure de la femme artiste par excellence. « La voix de la navette » permet de restaurer la langue arrachée et de faire de Philomèle un symbole de résistance face à l’ordre linguistique.
On peut transposer ce mythe dans notre époque contemporaine en évoquant le parcours singulier d’une grande artiste à laquelle la Ville de Royan vient de rendre hommage. Il s’agit de Colette Enard née en 1918 et qui s’est formée aux Beaux Arts de Bordeaux puis à Paris. À 25 ans, elle publie deux livres chez Flammarion : Gervaise avec et sans lys, Jeux avec la mort. Sa carrière littéraire semble toute tracée, pourtant Colette Enard n’a qu’une envie, celle de partir en Australie… Mais cette envie-là, sa mère possessive ne peut l’envisager, aussi pour garder sa fille auprès d’elle, elle la fait interner !
Colette Enard sombre alors, victime comme Sylvia Plath, d’essais thérapeutiques balbutiants… Seule la peinture la sauvera de la folie, elle s’y adonnera corps et âme jusqu’en 1964. Des compositions étranges, des animaux hybrides salués par André Breton qui voit en elle une figure du mouvement surréaliste, envahiront ses toiles. En 1964, pour des raisons financières, Colette Enard se tourne vers la tapisserie… Elle devient cartonnière et crée plus de 200 modèles, chacun reproduit uniquement à 6 exemplaires, faisant parfois concurrence aux ateliers d’Aubusson.
Et c’est ainsi que les œuvres de Colette Enard se sont retrouvées entre les mains de bien des « dames », dont ma belle-mère Marguerite Menninger et bon nombre de ses amies à Thann qui se sont mises avec ferveur à la tapisserie d’aiguille, passant des heures sur leur « ouvrage », leur corps penché sur leur métier à tisser mais leur pensée libre et vagabonde dans un ailleurs dont l'artiste leur avait ouvert le chemin.
Les grandes tapisseries réalisées à partir des cartons de Colette Enard nous remémorent les « Millefleurs » de l’époque gothique ou les pièces de « Verdure » où prédominent les végétaux, les arbres, les plantes luxuriantes dans lesquels viennent se poser de grands papillons ou parfois des oiseaux fabuleux mais inquiétants au bec souvent long et acéré comme ces couteaux cassés dont l’artiste usait pour peindre sous l’effet d’une colère incoercible et muette après son séjour à l’asile entre 1960 et 1964.
Les tapisseries de Colette Enard semblent avoir traversé le temps, elles sont intemporelles… Leur force est faite d’une violence contenue dans la trame même de l’ouvrage mais celle-ci déborde toute parole. Elle s’impose, droite, fière, altière, enfin libre. Les oiseaux exotiques aux yeux ronds nous observent muets, leurs ailes s’ouvrent, les plantes ont des feuilles immenses qui, à l’instar de flammes vives, semblent dévorer la trame même de la toile.
À n’en pas douter Colette Enard a fait sienne le mot d’ordre de Sophocle repris par Anne Tomiche, « La voix de la navette » se confond avec la sienne et l’on perçoit sous les nœuds de la trame ceux d’un inconscient qui ne cesse de dénouer les fils des ses angoisses. Chaque tapisserie semble éclairer les ténèbres et faire jaillir un trop plein de lumière qui n’en finit plus de nous fasciner et de nous interpeller. Des lunes, des étoiles, des soleils célèbrent le parcours et la figure de cette femme artiste qui s'impose comme une « Orphée au féminin » pour reprendre l'expression très juste d'Anne Tomiche. Les oiseaux sur les tapisseries de Colette Enard nous renvoient aux métamorphoses de Philomèle, Procné et Térée et leur chant qui semble suspendu sur la toile nous fait songer aux plaintes d'Orphée nous suggérant que ce paradis créé par l'imaginaire de l'artiste n'est que la face apparente d'un monde intérieur qui poursuit sa pensée envers et contre tous sur la toile qui tisse la liberté d'être au monde malgré et sans aucun doute en raison des drames qui en sont la trame.
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Événement poétique Megalesia 2016http://www.pandesmuses.fr/2016/04/ouvrage-de-dame.html |