Lettre n°15 | Eaux oniriques... | Biopoépolitique | Réflexions féministes sur l'actualité
Inutile [enfer]tile
Je me présente, au moins vous serez témoins :
J’ai été privée de ce qui devait être un besoin
Je suis celle qu’on plaint, celle qu’on fuit au loin
Je ne suis pas une femme dite « accomplie »
Chaque mois mon bas-ventre me rappelle, maudit,
Que j’ai lamentablement échoué dans ma vie
Mes entrailles me font lâchement défaut
Et ne veulent pas porter de marmots
Faisant sombrer mon quotidien dans le chaos
Je me revois, enfant rêvant d’enfants ;
Déjà pas très grand, on nous apprend
Que pour être heureux, plus tard apparemment
Il faut impérativement être parent
— On conditionne le bonheur indécemment
Une femme a un avenir de maman
C’est tout ; sinon cet être humanoïde handicapé
Sera un poids inutile pour la société
Se révolter est synonyme de malhonnêteté
Ô toi, maternité triomphante !
Ô toi, femme qui enfante !
Ô vous, regards et jugements implacables !
Voyez, admirez à quel point je suis une incapable !
À force, je ne sais même plus qui est coupable
Entre les normes sociétales inconscientes et moi,
Tant d’injustice, j’ai honte et peur à la fois
— Parce que donner la vie aurait été trop beau
Mais ma chair me refuse ce cadeau
J’ai l’intime conviction que ma vie de femme stérile
Se résume alors à des actions qualifiées de futiles
Inapte à reproduire la fin des contes de fée
Suis-je donc réduite à mon incapacité ?
Même la science m’abandonne et ne peut me sauver
Après avoir été un objet médical, encore et encore
Cette horrible machine qu’est mon corps
Ce déchet malade, anormal, défectueux
Par trop haïssable à mes yeux
Mais j’ai surtout trahi pour toujours
Cet Autre que j’appelle amour
Qui, patient, chaque jour à mes côtés
Supporte mon anxiété et ma mauvaise santé
M’assiste dans cette épreuve du deuil de ma maternité
Jamais je ne pourrai à mon tour pouponner
Et par ma faute lui aussi est condamné
Devenus des robots à copuler pour procréer
On en oublie la douloureuse douceur d’aimer
Je suis terrifiée à l’idée de précipiter sa perte ; Muet,
Son visage hurle ses démons, ses regrets sont mon reflet
Son regard me rappelle constamment toute notre misère
Il faudrait qu’il parte pour s’économiser cet enfer
Mon infirmité va lui aussi l’enfermer et le briser
Je ne suis digne ni de lui, ni de personne en réalité
Pas de p’tit chérubin, de petiot, de p’tit gamin
Il faudra sceller notre histoire sans la création d’un être humain
Avec en prime mon affolante culpabilité entre les mains
Il est de ces blessures qu’on ne peut réparer
De ces meurtrissures qu’on ne peut réconforter
Et des cassures qu’on ne peut jamais combler
J’ai perdu une chose que jamais je ne pourrai posséder
Ce vide en moi, cruel, me persécute infiniment
La nature a gagné ; alors quoi, maintenant ?
Serais-je une erreur qu’elle a produite, sans le projeter ?
Solitaire involontaire, j’ai subitement réalisé
Que j’avais été comme dépossédée de ma féminité
Où que j’aille, je me sens physiquement incomplète
Plantée là, anéantie devant ces mamans parfaites
Ma vue se trouble de chagrin jaloux et de sourde rage
Mais ainsi que leurs mômes, je dois rester sage
Mes pensées endeuillées de l’image d’un enfant
Le fantôme de mon bébé pour toujours absent,
C’est tellement dur qu’il me hante tout le temps
Comme s’il était né sans rester, dans mes crises de folie pure
Ça me permet d’un peu lutter contre cette sociale dictature
Souvent dans mon lit, très tard le soir
Je me torture l’existence avec de sales cauchemars
Aussi sales que ces flots rouges qui me font pleurer
Je ne suis pourtant pas qu’un corps qu’il faut engrosser
Je suis tellement épuisée d’un tel combat à mener
Ils ont créé un manque atrophié que j’aurais pu éviter
On essaie de me faire croire que j’ai péché
Alors que je suis seulement née, et j’ai dû tout endurer
Je crois que… j’ai le droit de me pardonner…
***
Pour citer ce poème féministe sur la stérilité et sur l'injonction d'être mère ou de la maternité
CAM[...]ILLE, « Inutile [enfer]tile », poème féministe inédit, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°15 « Eaux oniriques : mers/mères », mis en ligne le 18 janvier 2021. Url : http://www.pandesmuses.fr/lettre15/camille-inutile
Mise en page par Aude Simon
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