Introduction à l’œuvre de maría castrejón :
du con au féminisme genderqueer |
Claire Laguian
Université de Paris-Est
Marne-la-Vallée, LISAA (EA 4120)
©Crédit photo : maría castrejón
La première de couverturei du recueil volveré mucho más tarde de las doceii (je rentrerai beaucoup plus tard que minuitiii), provocatrice tout comme le premier vers « No me sale del coño » (« Ça ne me vient pas du con »), donne immédiatement le ton de la poésie de maría castrejóniv : une poésie écrite par une femme fière de l’être, une poésie dont les mots – souvent noirs – restent gravés dans nos corps en jouant subtilement avec le genre. Cela n’est donc pas anodin que l’auteur madrilène d’un essai sur le roman lesbien en Espagnev et d’une thèse (en cours) sur le transgenre littéraire, ait choisi pour la couverture de son premier recueil poétique de recouvrir son corps nu de mots utilisés par les romancières espagnoles pour symboliser l’organe sexuel féminin de manière métaphorique.
Il n’y a rien de métaphysique dans cette poésie du quotidien, mais des enchaînements de négations nous font oublier si nous sommes homme ou femme (et si nous aimons femme ou homme ?). Une rébellion permanente synthétisée dans le seul titre du recueil, une ode à la « nocturnité » et à une « bizzarattitude » souvent à la limite du destroy et du trash. Une déferlante de vers dans un rythme saccadé nous présente donc une contre-poétique provocatrice et sans ornementsvi, qui réussit à être en même temps un symbole de littérature féministevii et queer en déconstruisant les catégories, les étiquettes et en criant la colère de la poète : une écorchée vive au milieu de cette société (de consommation) qu’elle dénonce notamment pour sa haute dose de superficialitéviii.
Cette poésie souvent polysémique et saphique, fantasmant sur les femmes d’âge mûrix ou les infirmièresx, s’affirme volontairement contre les poèmes d’amour sentimentaux. Cependant, la sensualité n’est pas exclue, notamment par l’obsession de la sueur et des aisselles fémininesxi ou par une tentative érotique de déjouer la servitude animale des femmes dans les mariages forcésxii. Le mélange des genres est particulièrement efficace dans « hadès » et « Fille n°6 », où la voix poétique s’assimile au dieu grec maître des Enfers ou à un individu de sexe masculinxiii : « comme si je soulevais ta jupe », « Je suis la fille qui veut juste te baiser », « et je te dis que c’est beau que tu me la suces lentement / que tu entrouvres tes jambes pour moi dans mon château ». La poète va même jusqu’au refus d’avoir un corps tout court (« anti corps »), ou un corps marqué par un genrexiv malgré les tentatives de réconciliation avec son corps grâce à des jeux de mots ou de sonorités qui fonctionnent particulièrement bienxv.
Nous ne pouvons conclure sans évoquer la musicalité de cette écriture, qui reste ancrée dans le rythme naturel de l’alexandrin espagnol (14 pieds) et du dodécasyllabexvi, et qui apparaît également dans l’unique rime assonante en –a- que l’on retrouve tout au long des poèmes : ce n’est bien sûr pas un hasard puisque la voyelle A est la marque du genre féminin en espagnol… Le seul poème où le son -o-, celui de la masculinité, est prépondérant est le premier texte où il est justement question de « coño », c’est-à-dire du « con », pourtant marque biologique du féminin ou quand les genres ne sont plus ce qu’ils croient être…
Notes |
i. Cf. la photo présente au-dessous du titre et dans le texte « Yo, yo misma y mi musa » (« Moi, moi-même et ma muse », notre traduction) appartenant au même dossier consacré à la poète. ii. Recueil vainqueur du prix de littérature LGBT de poésie « Desayuno en Urano » en 2011 (après Juan Antonio González Iglesias en 2010) et publié chez Egales. iii. Notre traduction (ici, toutes les occurrences poétiques et les titres en français sont de notre fait).
iv. Sans majuscules, volonté de la poète dans le but de « déhiérarchiser ». v. Castrejón, María, …que me estoy muriendo de agua. Guía de narrativa lésbica española, Egales, Barcelone-Madrid, 2008. vi. Sur ses divers blogs, la poète lutte fermement pour la « dépathologisation » de la poésie (http://porladespatologizaciondelapoesia.blogspot.fr/) afin que cet art soit mieux diffusé et à la portée de tous. Elle revendique la poésie comme une arme politique en temps de crise (http://periododereflexion.blogspot.fr/) et s’évertue à organiser des lectures poétiques ou performances, sans oublier de diversifier son activité par des collages ou des romans graphiques. vii. La poète essaye même d’approcher les hommes au féminisme avec son annexe découpable « offres non-cumulables ». Il s’agit d’une nouvelle forme provocatrice de marketing pour que les hommes soient sensibilisés à ces revendications : « Les femmes peuvent lire gratuitement ce poème, / et pour les hommes ça leur coûtera moitié-prix / s’ils le lisent avec l’une d’entre elles ». viii. Cf. la forme particulière du « poème à deux voix » qui illustre à merveille les problèmes de communication et le non-sens de nombreux échanges humains. ix. « s’assied la femme / que réellement / tu désires et elle donne à manger / à son fils des croquettes de / jambon ibérique » (« poème à deux voix »). x. « je déchire les pantalons des infirmières / (elles ont des culottes de gaze verte / et une épilation brésilienne). » (« le centre hospitalier »). xi. « Lèche la sueur des aisselles […] / Une femme nettoie les boîtes aux lettres / en traçant des cercles avec ses doigts. / Je ne suis pas capable de m’approcher / pour vérifier ce que ça sent. » (« voix ou tape ») ; « je me plonge dans le fond de tes aisselles pour les fuir. » (« je n’écris pas de poèmes d’amour »). xii. « Effleurez vos seins avec leur peau », « effleurez avec elles votre entrejambe », « Votre fils a besoin de bottes / et vous d’une jeune fille / qui vous accompagne, / Mary Jones / quand les hommes abandonneront / le tapis. (« Mary Jones »). xiii. Alors que parfois elle rejette violemment les hommes : « Je suis dégoûtée par les chauffeurs de taxi qui / sans le vouloir embrassent / leurs femmes / sur les commissures des lèvres » (« Je suis le pôle opposé »). xiv. « Je ne veux pas de corps / de stigmates de talons / ni de bite ni de con » (« anti corps »). xv. « Me con-bocas » : ici le verbe « convocar » signifie « convoquer », mais en espagnol, les lettres –B– et –V- se prononcent souvent de la même manière, ce qui permet à la poète d’introduire le mot « boca » signifiant bouche (d’où notre traduction « tu m’inter-pelles », jouant avec le terme de « pelles » lié aux baisers). xvi. Que nous avons systématiquement traduits par des alexandrins français, parfois avec l’aide du –e- muet prôné par Jacques Réda pour sa capacité de « tension-détente » qui fait que l’on peut ou non le compter.
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Pour citer ce texte |
Claire Laguian , « Introduction à l’œuvre de maría castrejón : du con au féminisme genderqueer », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : Dossiers « Poésie des femmes romandes », « Muses & Poètes. Poésie, Femmes et Genre », n°2|Automne 2012 [En ligne], (dir.) Michel R. Doret, réalisé par Dina Sahyouni, mis en ligne le 31 octobre 2012. Url.http://www.pandesmuses.fr/article-introduction-a-l-oeuvre-de-maria-castrejon-du-con-au-feminisme-genderqueer-111767394.html/Url. http://0z.fr/kurqj |
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Auteur(e) |
Claire Laguian est agrégée d’espagnol, doctorante et enseignante à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée (LISAA EA 4120) travaille sur la poésie contemporaine espagnole, la linguistique, la traduction, notamment avec sa thèse en cours intitulée « Déconstruction et reconstruction langagières d’une voix poématique insulaire dans la poésie d’Andrés Sánchez Robayna ». Elle s’intéresse également de très près aux questions de genre et au silence dans la littérature de langues espagnole et catalane. |