2 août 2017 3 02 /08 /août /2017 11:09

 

N°7 | Bémol artistique

Avant-première, article

 

 

 

L’apport des femmes haïtiennes dans la peinture

 

 

Maggy de Coster

Site personnel : www.maggydecoster.fr/

Site du Manoir des Poètes : www.lemanoirdespoetes.fr/

 

 

Forme d’expression traditionnelle en Haïti, la peinture décorait les églises dès le XVIIIe siècle. Les riches familles de l’époque coloniale importaient des tableaux d’Europe ou faisaient venir des peintres occidentaux sur place, d’autres envoyaient leurs esclaves libres en France pour y apprendre la peinture et exploiter leur talent.

 

Après l’indépendance en 1804, le roi Christophe crée au Cap-Haïtien la première Académie de peinture haïtienne. En 1816, à l’instigation du président Pétion voit le jour une école d’Art à Port-au-Prince où viennent enseigner des peintres français. Entre 1830 et 1860, les sujets historiques liés à l’esclavage, au vodou constituent alors les sujets de prédilection des artistes peintres.

 

 

Que dire de l’apport des femmes dans la peinture haïtienne ?

 

 

D’après le critique d’art haïtien Michel-Philippe Lerebours, Clara Petit, d’origine louisianaise peintre et pianiste, fut la première femme peintre haïtienne en 1825. À la fin du XIXème siècle c’est Lorvana Pierrot, fille du président haïtien du même nom, qui co-illustra « le Serment des ancêtres », une épopée haïtienne.

Selon Mireille Pérodin Jérôme « sur près de huit cent peintres et sculpteurs recensés, quatre-vingt-dix environ sont des femmes, et seulement une dizaine sont d’origine populaire. » 1

Un autre constat : la plupart des femmes peintres qui ont fait carrière dans la peinture sont issues de la bourgeoisie et de l’aristocratie haïtiennes et ont eu l’heur de fréquenter les meilleures écoles d’art à l’étranger.

 

© Crédit photo : Peinture de Luce Turnier, image fournie par Maggy de Coster

 

Dans les années trente, quelques femmes issues de la bourgeoisie haïtienne investissent le domaine pictural et de façon notoire, il convient de citer : Tamara Baussan, Andrée Naudé, Mme Clainville Bloncourt, Hélène Schomberg.

Par ailleurs, en 1931 et en 1937, Mme Duraciné Vaval, en son domicile privé donnait à voir ses tableaux aux couleurs locales, après avoir exposé à Paris. Jusqu’en 1939 un petit groupe de femmes peintres évoluait au Club Union et au Cercle Port-au-Princien où est convié un public sélect.

Un esprit nouveau va naître avec la création du Centre d’Art. Les femmes, quoique toujours minoritaires, se révèlent de plus en plus performantes et créatives. Cependant le 14 mai 1944, à la création du Centre d’art par l’américain Dewitt Peters, Andrée Malebranche fait figure d’exception. Trois mois plus tard, soit en août 1944, le Centre d’Art accueille le tout premier vernissage de Marie-José Nadal, alors, jeune adolescente de 13 ans et demi, qui fondera plus tard la Galerie Marassa et assurera la promotion du mouvement « Les femmes-peintres » avant de publier en 1986 une anthologie de peinture haïtienne.

De nombreuses jeunes filles comme Hilda et Clara Williams, Elvire Malebranche, Hélène Schomberg vont grossir le nombre de femmes peintres mais certaines finissent par s’arrêter à mi-chemin pour des raisons que nous évoquerons plus loin. Cependant il convient de souligner qu’elles ont tout de même fait preuve d’une grande détermination. Comme dit Edgard La Selve « Pour mériter l’estime, il ne suffit pas d’avoir fait de grandes choses mais il suffit de les avoir tentées. »

Chef de foyer, épouse et mère, la femme n’avait pas toujours eu la possibilité de faire carrière dans l’art pictural ou sculptural. Pilier de la nation haïtienne depuis l’Indépendance en 1804, elle est à la fois mère, épouse et chef de foyer et doit faire face à toute sorte d’obstacles et de préjugés. Hilda Williams, première femme sculptrice, Luce Turnier, Rose-Marie Desruisseau constituent celles que je pourrais appeler les insoumises en ce sens qu’elles infléchissent aux normes et valeurs qui prédisposent les femmes à vivre une vie convenue. Divorcées toutes les trois – deux fois pour Luce Turnier –, elles parviennent toutes les trois et en toute autonomie à réaliser leurs rêves.  En effet, il a fallu attendre la fin des années quarante pour que les femmes s’engagent professionnellement dans la peinture en se taillant une part de marché aux côtés des hommes. Peintre avant-gardiste pour l’époque, Marie-Josée Nadal, choquait dans ses représentations.

Chez Andrée Naudé, c’est l’abstraction qui prévaut. Chez Michel Manuel c’est L’observation du milieu ambiant et la transcription des rythmes. Quant à Luce Turnier, peintre singulière, elle finira par s’imposer aux côtés des hommes qui n’ont pas manqué de s’inspirer de sa technique de travail à partir des fibres de coco. Elle utilisait toute une palette d’objets naturels pour vivifier ses toiles où dominent portraits et natures mortes. Au cours d’une interview qu’elle m’avait accordée de son vivant, elle m’a confié : « Ma vie d’artiste n’a pas été aussi facile que celle de mes consœurs du Centre d’Art, Madame Baussan, Madame Naudé. J’ai connu beaucoup d’écueils durant 30 ans, histoire de dire que le grand public était monté contre ce qui se passait au Centre d’Art. Après un long séjour en France, je suis revenue au pays… C’est à ce moment que j’ai trouvé un public plus favorable à ma peinture. Mes débuts, je les ai connus au milieu du mépris général, soit dit sans animosité ; je fais simplement état des faits. Maintenant je suis blindée en ce qui concerne les difficultés économiques et morales. »2

Autre femme peintre de renom. Il s’agit de parler de Rose-Marie Desruisseau. Sa peinture est axée sur la recherche et la rigueur sans pour autant verser dans l’académisme. Peinture historique, culte du terroir, imprégnation du vodou, émanation d’érotisme, usage de symboles justifiés, voilà ce qui se dégage de ses tableaux. Il convient de citer également Michèle Manuel, née en 1935 qui, depuis 1970, n’a de cesse d’exposer en Haïti aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Europe après avoir reçu une formation à lAcademia de Dibujo y Pintura à San Juan de Porto Rico. Membre du groupe des femmes peintres, elle a eu l’honneur d’avoir en 1981 un timbre à l’effigie de ses tableaux.

En mars 2000 la ville de Paris, présentait au Musée d’art naïf de la Halle Saint Pierre une importante exposition intitulée « Haïti, anges et démons », plus de 200 œuvres et parmi celles-ci, une cinquantaine de peintures des artistes de Saint-Soleil. À cette occasion, il m’était permis, en tant que journaliste, de découvrir les toiles de Louisiane Saint-Fleurant, la seule femme peintre de Saint-Soleil, une communauté des peintres créée en 1973 à l’instigation de Maud Robard et de Serge Garoute alias Tiga, à Soisson-la-Montagne située à 50 km de Port-au-Prince. Ces peintres produisent une peinture mythique à la gloire des dieux du panthéon vodou, on dirait qu’il s’agit d’une offrande à ces dieux tutélaires.

Ces montagnards qui ne sont guère exposés aux influences de la ville, qui n’ont jamais entendu parler d’une quelconque école picturale ont su donner à admirer une peinture saisissante. Et Malraux lors de sa visite à cette communauté en 1975 parle de « l'expérience la plus saisissante et la seule contrôlable de la peinture magique du XXème siècle. »

Notons que chez cette catégorie d’artistes tout est empirique même si certains effets optiques laissent à penser à une quelconque influence néo-impressionniste. Contrairement à la peinture naïve qui est non académique et libre, cette peinture est une peinture inspirée. Si l’on en croit Malraux on pourra même parler de génération spontanée de peintres. Et pour cause, dans son ouvrage posthume L’intemporel, où le chapitre XI est consacré à ces peintres, il écrit : « Ce n’est pas courant de rencontrer une peinture dont on ne décèle ni d’où elle vient ni à qui elle parle. » 3 C’est une peinture difficilement définissable qui laisse percevoir des formes, des successions de traits formant des visages, des croix, des objets, des animaux polymorphes, bref, une peinture particulière et chargée de mystères dans laquelle perdurent des zones d’ombre.

 

 

Dans cette perspective il est à se demander si le vodou participe de l’expression picturale ?

 

 

Les ethnologues se perdent en conjectures à ce propos. Selon Jacques Stephen Alexis « Le vaudou est le reflet de notre infrastructure économique arriérée, d’une civilisation de la houe et de la machette dans un monde de tracteurs et de machines perfectionnées, le reflet du caractère semi-féodal sinon tribal de notre société. Le vaudou est un opium, et s’il faut recueillir soigneusement l’apport musical, choral, poétique, chorégraphique, verbal même, en un mot, toute la symbolique artistique d’un peuple qui a mis dans le vaudou tous les trésors que dans l’ignorance où on l’a laissé, il n’a pu le mettre ailleurs. Il faut combattre ce respect fétichiste d’un certain folklorisme nationaliste et bêlant. Il faut verser un autre contenu humain, universel, dynamique dans les merveilleux moules qui recèlent toujours les aberrations religieuses et superstitieuses les plus grégaires. » 4

Et Price Mars de considérer cet art populaire comme s’inspirant du folklore en créant un art proprement haïtien. Notre propos ici n’est pas de parler des caractéristiques de la peinture naïve mais sans faire de digression nous voulons simplement souligner que la reconnaissance de la peinture naïve grâce au cubain José Gomez Sicre donne lieu à un espace discursif conférant à cet art une valeur de culture populaire authentique c’est-à-dire qui répond au projet progressiste d’un humaniste nouveau. À ce compte Jean Price-Mars résume cette peinture en ces termes : « une peinture où s’édifie la trame de notre caractère de peuple, notre âme nationale. » 5

Difficile à cerner, la peinture naïve haïtienne donne lieu à toute sorte d’élucubrations intellectuelles de la part des chercheurs. Et pour cause, Alfred Métraux y voit des allusions aux ferronneries et aux broderies du xviiième siècle français.6 Quant à Jean Kerboull, il insiste sur l’apport de la magie européenne et de la franc-maçonnerie.7 Le spécialiste Michel-Philippe Lerebours, pour sa part, y voit l’influence indirecte de l’art musulman étant donné la présence d’esclaves islamisés dans la colonie.8

Nous ne saurions conclure sans faire allusion, ne serait-ce que sommairement, aux femmes peintres issues de l’immigration. En effet, chez cette catégorie de peintres, on ne décèle pas toujours la persistance de la coloration ethnique, elles s’ouvrent plutôt à la modernité ou à l’universalité. En un mot, elles sont en phase avec leur époque ou le milieu dans lequel elles évoluent.

 

 

Notes

 

1 Jérôme Mireille Pérodin, Le sens d’un hommage, Haïti au toit de la Grande Arche, Port-au-prince (Haiti), Ed. Henri Deschamps, 1998.

Margaret Lizaire, « Rencontre avec Luce Turnier », Elles Magazine, n°1, p. 21-22, 1985.

3 André Malraux, L’Intemporel, La Métamorphose des Dieux. III, Paris, Gallimard, 1976.

4 Jacques-Stephen Alexis, Contribution à la table ronde sur le folklore et le nationalisme organisée par le Cercle Trianon, le 2 janvier 1956, Optique (Port-au-Prince), juin, p. 25-34, 1956.

5 Jean Price Mars, Ainsi parla l’oncle, Compiègne (France), Imprimerie de Compiègne, 1928.

6 Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien. Paris, Gallimard, Alfred, 1958.

7 Jean Kerboull, Le Vodou, pratiques magiques. Paris, Belfond, 1977.

8 Michel-Philippe Lerebours, Haïti et ses peintres de 1804 à 1980. Souffrances et espoirs d’un peuple. Port-au-Prince, Imprimeur II, 2 vol, 1989.

 

***

Pour citer ce bémol

 

Maggy de Coster, « L’apport des femmes haïtiennes dans la peinture », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°7|Automne 2017 « Femmes, poésie & peinture » sous la direction de Maggy de Coster, mis en ligne le 2 août 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/8/haitiennes-peinture.html

 

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