29 août 2022 1 29 /08 /août /2022 10:04

N°11 | Parfums, Poésie & Genre | Muses au masculin | S'indigner, soutenir, lettres ouvertes, hommages 

 

 

 

 

 

 

 

​​​​​

Jean-Jacques Sempé, le funambule

​​

 

 

 

 

 

Mustapha Saha

 

Sociologue, poète, artiste peintre

 

 

 

 

 

​​​​​​© Crédit photo : Mustapha Saha, portrait de "Jean-Jacques Sempé", peinture sur toile, dimensions : 65 x 50 cm.

 

 

 

 

Paris. Vendredi, 12 mai 2022. Jean-Jacques Sempé fait sa valise, à quatre-vingt neuf ans, dans sa résidence de vacances à Draguignan. Son nom restera sans doute gravé dans le Dolmen de la Pierre de la fée. Paris est fait pour vivre, non pour mourir. La dernière fois que je le revois à la librairie L’Écume des pages, boulevard Saint-Germain, je cherche, étonnante synchronicité, son livre L’Information consommation, publié en octobre 1968. Il est très fatigué. Il est malade depuis longtemps, mais il n’arrête pas de travailler. Comme les vrais paresseux. Je dessine, donc je suis. René Descartes est inhumé à deux pas, dans l’église Saint-Germain, où le dernier hommage est rendu à l’artiste. De nombreuses années auparavant, je lui avais offert Le Droit à la paresse de Paul Lafargue. La paresse, mère de toutes vertus. Il n’a pas assez de force pour partager un verre au Café de Flore à côté. Il me lance en me quittant : « Adieu l’ami. Je prépare mes bagages ». 

La joie, impossible pendant l’enfance, puisée dans le jazz sous baguette de Duke Ellington. Le jazz, lucarne sur tous les arts. Jean-Jacques Sempé croque les musiciens comme personne. L’attitude fait la musique. Le Bilboquet, tentures rouge pourpre et bois laqué, serveurs en chemise blanche et cravate, rue Saint Benoît, notre refuge. Marguerite Duras, appartement juste en face, se pointe à l’improviste quand la soif la prend. Nous nous bousculons pour lui faire place. Le Bilboquet, ancien Club Saint-Germain de Boris Vian, sacré par Kenny Clark, Lester Young, Colman Hawkins, Miles Davis et d’autres encore, définitivement fermé. Demeure, dans la même rue, Chez Papa, pavillon hissé par vents et tempêtes. 

Bien sûr, Jean-Jacques Sempé s’est sculpté jeune sa statue, à quatre mains avec le scénariste René Goscinny.  Le Petits Nicolas, best-seller mondial, traduit dans quarante cinq langues, d’abord né dans l’hebdomadaire belge Moustique en 1955 – 1956, ressuscité dans les colonnes du journal Sud-Ouest  Dimanche. L’écolier raconte sa vie avec ses copains qui portent des noms bizarres, Alceste, Agnan, Rufus, Clotaire… Sous des apparences d’élève ordinaire, ni cancre ni premier de la classe, un rétif, un récalcitrant, un insoumis, un frondeur en herbe. Le Petit Nicolas est également accueilli dans Pilote dès octobre 1959. Il côtoie Astérix le gaulois du même Goscinny. L’aventure dure sept ans, jusqu’en 1965. Elle se poursuit encore avec la publication d’inédits. Je me souviens du court métrage en noir et blanc d’André Michel, Tous les enfants du monde, inspiré d’un épisode du Petit Nicolas, vu, en compagnie de son actrice Bernadette Lafont et mon frère électif Pierre Clémenti, au cinéma La Pagode. La production cinématographique continue à tirer profit de la source intarissable.

 

 

Les dessins de Jean-Jacques Sempé, trop subtiles pour déclencher instinctivement le rire, déroulent délicatement leur atmosphère. Le sujet s’estompe dans la prodigalité graphique, l’exubérance visuelle. « Il y a parfois des sujets que j’abandonne uniquement parce que je ne suis pas satisfait de l’ambiance. Quand je dessine un petit bonhomme écrasé par son environnement, ce n’est pas l’environnement qui est important, c’est l’ambiance de cet environnement » (Sempé). Des ambiances sans blagues, sans galéjades, sans goguenardises, sans alibis comiques. De braves gens englués dans l’absurde, les blessures d’amour propre, les mensonges. Des représentations sans marges, sans trames narratives. Des dessins sans informations, sans interrogations, sans moralisations. Quand le texte s’en mêle, il s’enroule sur lui-même dans une chute déceptive. Des petits riens. Des signaux ténus de liberté, d’intuition, de création, de belles lueurs, poussières de couleurs, éphémères comme des papillons de jour. Je replonge dans les trois volumes du Je-ne-sais-quoi et du Presque-rien de Vladimir Jankélévitch : « La lumière timide et fugitive, l’instant-éclair, le silence, les signes évasifs, c’est sous cette forme que choisissent de se faire connaître les choses les plus importantes de la vie. Il n’est pas facile de surprendre la lueur infiniment douteuse, ni d’en comprendre le sens. Cette lueur est la lumière clignotante de l’entrevision dans laquelle le méconnu soudainement se reconnaît ». Rien de mieux pour comprendre la philosophie sempéenne. 

 

En 1968, deux livres en fausse prise avec le réel, Saint-Tropez et L’Information consommation. Le village de pêcheurs, phagocyté par les stars, engoncé dans la luxure. Des oisifs, dos voûté, avachis sur des matelas d’argent. La société de consommation se dénonce sous censure. Les slogans soixante-huitards métamorphosent les grilles de lecture. L’esthétique l’emporte sur la politique. La stratosphère artistique se laisse séduire par la gloire et la fortune. La génération bobo arrive. Que va-t-il se fourvoyer dans un sujet sur la jet-society ? Il explique sobrement : « En 1964, ma future épouse avait loué une maison à Saint-Tropez. Elle m’a proposé que nous y allions ensemble. Cela m’amusait de voir de près ce lieu mythique. On parle beaucoup de la joie de vivre là-bas. Mais j’en montre peu dans mes dessins. C'est la nature qui est heureuse à Saint-Tropez ». Dans l’Information-consommation, Jean-Jacques Sempé montre comment Mai 68, dans son ébullition même, se transforme à chaud en mythe. La jeunesse devient une classe dangereuse. Le gouvernement accuse les étudiants de rébellion suicidaire. Il menace d’une guerre génocidaire. Les chars campent aux portes de Paris. Tout se termine par des élections, étouffoirs des révolutions. Les protestataires rentrent dans les rangs. Dans une station balnéaire, deux compères adossés au capot d’un bolide italien. « Je me fais de plus en plus penser à un pavé de Mai 68 qui aurait manqué sa cible ». Festin bourgeois : « Soyons simples, on est entre nous. Que ceux qui étaient sur les barricades lèvent le doigt ». Tous lèvent le doigt. Romantisme soixante-huitard en miettes. Les contestataires, rattrapés par leur appartenance sociale, deviennent mandataires du système autoritaire.

 

En 1968, Jean-Jacques Sempé adopte une posture sinon ambiguë, du moins ambivalente. Il adhère au mouvement sans s’engager franchement. Des dessins percutants ne sortent pas des cartons. Il reste fidèle à René Goscinny scandaleusement malmené, traité de patron véreux, trahi par ses obligés. Une raison plus intime s’ajoute à sa perplexité. L’enfant de la guigne s’est bricolé tout seul son ascenseur social. Son talent est connu et reconnu. Il rejette la société de consommation. Les bourgeois le laissent finalement indifférent. Il les fréquente à l’occasion sans s’intégrer dans leur classe. Il croque leurs indigences morales, leurs difformités rédhibitoires comme Jean de La Bruyère dépeignait les mœurs et les caractères de ses contemporains. Mais, il traîne l’angoisse endurante de retomber dans la misère. 

 

Au printemps 1968, paraît un récit exceptionnellement long, cent pages, Marcellin Caillou, histoire d’un gamin solitaire qui rougit sans raison. Le petit garçon passe sans transition de l’enfance à l’âge adulte. Il ne parle pas de son adolescence. Aucune médecine ne peut soigner ses rougeurs, une particularité génétique sans cause pathologique, une singularité signalétique, une touche rubiconde qui le distingue dans la foule. René Rateau, le meilleur camarade de Marcellin, virtuose précoce du piano, est affecté d’un autre syndrome, l’éternuement compulsif. Le parallélisme scelle l’amitié.  

 

Raoul Taburin, entrepris dans la foulée, ne paraît qu’en 1994. Deux amis encore. L’illustre marchand Raoul Taburin, réparateur hors normes de vélos,  est une légende du cyclisme. Mais, il cache un terrible secret. Il n’a jamais réussi à se tenir sur une selle. Une honte rentrée qui lui empoisonne l'existence. « Taburin eut la tentation, qu'éprouvent parfois les fantaisistes, de montrer qu'ils ont une âme, que cette âme abrite un cœur, et que ce coeur contient des secrets qu'il aimerait, à certains moments, partager » (Sempé). Hervé Figougne, son ami, est un expert de la photographie. Tous les deux souffrent d’une invalidité dont la découverte les discréditerait. C’est justement ces incapacités qui font l’étoffe des héros. Le roman graphique donne la part belle à l’illustration. Finesse du trait. Linéature des détails. Profondeur des expressions. Légères touches de couleur. La société des Trente Glorieuses, adulatrice du travail et des vacances, décrite comme une société désuète, obsolète. 

 

J’imagine, en relisant Raoul Taburin, des hommes politiques arrivés au sommet sans aucune compétence, sinon leur génie manipulateur. Des minables qui transcendent leur incompétence intellectuelle et leur indigence morale en se frayant un chemin sur tapis rouge. La médiocrité transfigurée en prouesse, la roublardise en richesse. Jean-Jacques Sempé s’insurge contre le malentendu qui l’entoure depuis toujours, ces critiques qui définissent son art comme symbolique. Raoul Taburin ressasse «  Symbolique, mon œil ». Demeure la bicyclette, thématique récurrente, vecteur de liberté. Le corps, défiant les lois de la pesanteur, se fait son propre moteur, se propulse à vitesse enivrante. On déambule, on randonne, on cabriole, on batifole, on folichonne, on accélère, on ralentit, on taquine les virages, on trace les trajectoires, on s’équilibre d’énergies contradictoires, comme un dessinateur. Jean-Jacques Sempé, incomparable funambule, a toujours dessiné sur un fil.

 

 

© Mustapha Saha

© Crédit photo : Mustapha Saha en soutien aux étudiants pendant l’occupation de la Sorbonne le 14 avril 2022. © Élisabeth et Mustapha Saha.

 

 

***

 

Pour citer ces peinture, image & article inédits

 

Mustapha (texte & illustrations), « Jean-Jacques Sempé, le funambule », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques N°11 | ÉTÉ 2022 « Parfums, Poésie & Genre »,  mis en ligne le 29 août 2022. Url :

http://www.pandesmuses.fr/no11/ms-jeanJacquessempe-lefunambule

 

 

 

 

Mise en page par David

 

 

© Tous droits réservés

 

Retour au sommaire du N°11

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
LE PAN POÉTIQUE DES MUSES - dans Numéro 11 Muses et féminins en poésie

Bienvenue !

 

LE SITE « PANDESMUSES.FR » DEVRA BASCULER EN HTTPS DÈS LA FIN DE SA MAINTENANCE ET LE COMPTAGE DE SES PAGES À ACTUALISER. CELA PRENDRA DES MOIS VOIRE UN AN. NOTRE SITE AURA AUSSI UN THÈME GRAPHIQUE UN PEU DIFFÉRENT DU THÈME ACTUEL. POUR UNE MAINTENANCE À COMPTER DU 20 OCTOBRE 2023. CETTE OPÉRATION POURRAIT PERTURBER VOIRE RALENTIR LA MISE EN PAGE DE NOUVEAUX DOCUMENTS. MERCI BIEN DE VOTRE COMPRÉHENSION ! 

Rechercher

Publications

Dernière nouveautés en date :

VOUS POUVEZ DÉSORMAIS SUIVRE LE PAN POÉTIQUE DES MUSES  SUR INSTAGRAM

Info du 29 mars 2022.

Cette section n'a pas été mise à jour depuis longtemps, elle est en travaux. Veuillez patienter et merci de consulter la page Accueil de ce périodique.

Numéros réguliers | Numéros spéciaux| Lettre du Ppdm | Hors-Séries | Événements poétiques | Dictionnaires | Périodiques | Encyclopédie | ​​Notre sélection féministe de sites, blogues... à visiter 

 

Logodupanpandesmuses.fr ©Tous droits réservés

 CopyrightFrance.com

  ISSN = 2116-1046. Mentions légales

À La Une

  • 2024 | Charmille de Poèmes pour Toutes à l'École et La Journée Internationale des Droits des Filles
    Venez célébrer le 11 octobre avec nous. Vous pouvez contribuer à cette Charmille de poèmes 2024 jusqu'au 22 octobre compris. LE PAN POÉTIQUE DES MUSES VOUS PRÉSENTE L'ÉVÉNEMENT POÉFÉMINISTE CHARMILLE DE POÈMES POUR TOUTES À L'ÉCOLE ET LA JOURNÉE INTERNATIONALE...
  • la colère de la terre se réveille
    N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossiers majeur & mineur | Florilèges | Astres & animaux / Nature en poésie | S'indigner, soutenir, lettres ouvertes & hommages la colère de la terre se réveille Écopoème bucolique & 2 images fournies par...
  • AUTOMNE 2024 | NO IV | Les femmes poètes européennes par Lya Berger (1877-1941)
    AFIN DE RÉPONDRE À VOS NOMBREUSES DEMANDES DE PUBLICATION REÇUES EN FIN AOÛT ET EN SEPTEMBRE DANS NOTRE NUMÉRO DE L'ÉTÉ, NOUS PROLONGEONS UNIQUEMENT LA MISE EN LIGNE DES CONTRIBUTIONS SÉLECTIONNÉES PAR LA RÉDACTION JUSQU'AU 15 OCTOBRE. LE PAN POÉTIQUE...
  • Le fanfaron
    Événements poétiques | Charmille de Poèmes pour Toutes à l'École & La Journée Internationale des Droits des Filles & N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Poésie & Littérature pour la jeunesse Le fanfaron Poème engagé par Berthilia Swann Crédit...
  • le cri de la terre
    N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossiers majeur & mineur | Florilèges | Travestissements poétiques | Astres & animaux / Nature en poésie le cri de la terre Écopoème lyrique par Françoise Urban-Menninger Blog officiel : L'heure du poème...
  • Confidences sur le tas
    N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossier mineur | Florilège Confidences sur le tas Poème de Louise Hudon Crédit photo : Barbara Regina Dietzsch, « A Hyacinthe with a dragonfly », peinture tombée dans le domaine public, capture d'écran de...
  • CARNET DE VOYAGE :  Été 2024 à Manhattan
    III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossier mineur | Articles & témoignages | Revue culturelle des continents / Revue culturelle des Amériques CARNET DE VOYAGE : Été 2024 à Manhattan Témoignage & photographies par Maggy de Coster Site personnel...
  • Insomnies perpétuelles, poèmes de Mona Azzam. Recueil paru aux Éditions Ex Aequo
    N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossiers majeur & mineur | Articles & témoignages | Critique & réception Insomnies perpétuelles, poèmes de Mona Azzam. Recueil paru aux Éditions Ex Aequo Critique par Françoise Urban-Menninger Blog officiel...
  • Mais où est donc passée notre humanité ?
    N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossier majeur | S'indigner, soutenir, lettres ouvertes & hommages | Revue poépolitique Mais où est donc passée notre humanité ? Lettre ouverte par Mona Azzam Crédit photo : W. B. Richmond, « The Crown of...
  • Barbara Henkes, l’artiste qui nous restitue le charme discret des légumes
    N° III | ÉTÉ 2024 | Florapoétique / 1er Volet | Dossier majeur | Articles & témoignages | Astres & animaux | Cuisiner en poétisant Barbara Henkes, l’artiste qui nous restitue le charme discret des légumes Écotexte par Françoise Urban-Menninger Blog officiel...