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Na !
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© Crédit photo : La gravure de Castelloza provient d'un manuscrit de la BNF, image fournie par la nouvelliste.
Présentation
La nouvelle historique « Na ! », se déroule jusque dans la vallée de la Desges (avec l'ami Marco Polo en guest star !) Parue dans l'anthologie « Dimension routes de légendes, légendes de la route » chez Rivière blanche, elle est reproduite ici avec l'aimable autorisation de la nouvelliste et de sa maison d'édition.
Na !
Alors, cher ami, vous avez un peu récupéré de votre long voyage en train ? Bien dormi ? Le gîte était correct ?... Bah, vous êtes habitué à dormir à la belle étoile, dans des conditions parfois difficiles, vous en avez vu d'autres.
Ce matin, donc, avant de poursuivre votre grand périple, je vous propose de parcourir trois petites routes. Oh, vraiment des petitounes et sur à peine quelques dizaines de kilomètres, mais vous devriez apprécier les surprises qu'elles vont vous procurer... Prêt ? Vous avez pris de quoi vous rafraîchir ? On longera trois rivières, mais ce sera un peu désert : aucun bistrot, et nous ne rencontrerons que fort peu de monde. Je serai votre guide tout ce jour d'hui, et j'en suis bien aise : je rêvais de vous faire venir depuis si longtemps !
Donc, nous quittons Langeac en direction de Saugues et nous allons faire une large boucle en double épingle à cheveux, vous verrez. Nous prenons la direction de Chanteuges, par une petite départementale « scénique » comme ils l'écrivent dans les guides touristiques.
Sur notre droite, ce petit mont arborant trois croix sur son sommet pelé, c'est Saint-Roch, un très vieux puy qui domine la ville : le panorama sur la cuvette de Langeac y est splendide, mais nous n'avons pas le temps d'escalader ce volcan émoussé. Nous montons plus haut, et là tout à coup nous apercevons dans un virage qui redescend sur Chanteuges tout un paysage grandiose, avec au loin Saint-Arcons d'Allier. Vous voyez ce long plateau basaltique, contre les orgues duquel se niche Chanteuges ? Contemplez le sommet : tout à gauche, cette grande statue de Vierge blanche, qui date du dix-neuvième siècle, est dite la Vialle de Chanteuges ; tout à droite, l'abbaye romane et son cloître ont servi de repaire à des chevaliers-brigands, qui descendaient rançonner les voyageurs. Et derrière ce plateau basaltique, c'est l'Allier qui coule ; écoutez bien, on l'entend gronder d'ici, c'est encore presque un torrent dans ces coins-là, il y a des rapides, des tourbillons, et des saumons qui sautent de partout en saison, sans parler de la belle et délicieuse truite fario. D'ailleurs voyez ces pêcheurs qui partent vers la rivière, leur longue ligne de pêche à la mouche en bandoulière. Vous aviez vu le film « Et au milieu coule une rivière » ?... Non ? Et « Délivrance » ? Non plus ? Suis-je bête, bien sûr que non...
Nous allons justement prendre par les gorges de l'Allier et nous passons le pont romain qui enjambe de très haut la ravine, juste avant Saint-Arcons d'Allier, village perché où nous ne nous rendons pas. Nous poursuivons en direction de St Julien des Chazes. Oui, ce sont des orgues basaltiques un peu partout autour de nous, il y en a pléthore ici ! Vous voyez que nous avons quitté la route qui mène vers Le Puy en Velay, pour prendre cette petite chaussée qui s'insère entre la falaise volcanique et l'Allier en contrebas.
Voilà, nous sommes maintenant à St Julien des Chazes, nous sommes repassés sur l'autre rive par ce pont métallique, construit par les équipes de Monsieur Eiffel. Autrefois, ici, il y avait des sources chaudes ferrugineuses, des usines d'embouteillage d'eaux minérales... Mais pas assez de débit pour que ce soit rentable, alors c'est fini, toute trace en a disparu. Traversons le village, regardez bien sur l'autre berge, celle que nous avons quittée il y a peu : cette petite chapelle romane avec son clocher-porche en forme de chien assis est une petite merveille, - oh pardon, je vous vole un de vos mots favoris ! Elle a abrité longtemps une belle Vierge en bois noir, très émouvante, que l'on a dû enlever pour la protéger des voleurs. Presque toutes ont ainsi été enfermées dans les réserves de musées des environs, on ne les sort que le 15 août. Quel dommage d'en arriver là... Non, de votre temps aussi, pour certaines statues ? Pff, quelle tristesse. Les gens ne changent pas.
Sainte Marie des Chazes, c'est le nom de la chapelle, parce que les abbesses avaient des chazes, des maisons en patois local, tout autour de l'édifice, et dont il ne reste plus rien. C'est un mot proche de casa, que l'on dit chez vous ! Savez-vous que l'une de mes ancêtres, abbesse des Chazes, a eu sa petite heure de gloire ici, au dix septième siècle, quand on abattit le loup dit « la bête du Gévaudan » tout près de sa chapelle ? Oui, un terrible loup serial killer, dont on porta la dépouille puante jusqu'à Versailles pour la montrer à Louis le Quinzième, lequel dit-on s'enfuit en la voyant... On murmura longtemps que « la bête » avait continué à faire des ravages après son tuage officiel durant une bonne dizaine d'années... Les théories les plus folles ont circulé à son propos, et dans la région, il est encore très vif, le souvenir de cette bête. Dans mon enfance, on m'en parlait comme d'une légende liée à l'histoire lointaine de la famille, des ancêtres ont participé aux battues... Mais voyez comme la route devient sinueuse, virages et lacets se succèdent, presque à plat cependant, puisque nous longeons l'Allier.
Et voici Prades et son célèbre très haut rocher de Prades, face au village, tout en grandes orgues plongeant dans l'Allier. Nous poursuivons en quittant la petite route « principale », si je puis dire car elle est bien étroite, pour en prendre une qui s'insinue dans la montagne sur la droite. Soyez vigilant, c'est très escarpé, surveillez votre monture ! Nous allons tout en haut au-dessus des gorges qui glougloutent, et vous entendez l'Allier qui chante en se faufilant entre les roches ? Nous montons encore et nous voici sur une sorte de crête. Stop ! Arrêtez-vous, mettons pied à terre : il faut continuer pedibus sur quelques centaines de mètres. Nous reviendrons après.
Remarquez, à votre main droite : un raidillon de pierrailles grises et noires, parsemées de micas, descend en épingles à cheveux ; regardez, dans le ravin, un autre cours d'eau, qu'on aperçoit à peine, coule tout au fond : c'est la Seuge. On dirait presque un cul de sac de monts et d'à pics devant nous, un bout du monde civilisé : tout en bas du chemin tout à coup voyez comme cela remonte, tout aussi pentu et presque au sommet il y a un petit îlot de prairie, un carré d'herbe où s'est glissée une autre chapelle romane. Ma si, Sior Marco¹, elle aussi avait sa Vierge noire, serrée depuis peu au musée de Saugues, il me semble, mais peu importe. C'est la Vialle d'Estours.
Eh oui, nous descendons par ce vilain chemin, donc prenez votre bâton. Attention à ne pas glisser dans les gravillons et les pierres coupantes, et surtout méfiez-vous des serpents : par ici, ce sont des vipères, dont le venin est souvent mortel. Voilà, nous regrimpons en peinant vers la chapelle Notre Dame d'Estours, ouf nous y sommes, attendez que je reprenne mon souffle... et il n'y a rien ici que nous et les flancs de montagnes aux arêtes vives, les fleurs des champs au bord du chemin et les genêts, les insectes qui tournicotent, le courant tout au fond, l'à pic de partout. Admirez bien, pendant que nous reprenons respiration, mais vous n'avez pas encore vu le plus beau de ce site.
Allez, allez, il nous faut encore escalader ce piton de lave durcie, tout pointu, poussé pile au milieu de ce nulle part. Vous voyez la grande Vierge blanche trônant tout en haut ? Toujours le dix-neuvième siècle sulpicien, qui recouvre d'anciens lieux païens. On dit qu'une fée vivait par ici et que cette statue banale, mais visible de loin, la remplace ou en tient lieu. C'est elle qui a pris le nom de Vialle d'Estours, à présent... Nous allons prudemment jusqu'à ses pieds pour mieux distinguer tout autour de nous ce spectacle sauvage. Watch your step, disent les Américains : si l'on glisse, ici, c'est la chute dans le précipice, et personne pour nous récupérer... Vous avez un portable ? Non, évidemment, suis-je bête, mais j'ai le mien.
Sauf que le réseau ne passe pas par ici, zut ! Trop encaissé, trop loin des routes fréquentées, des relais émetteurs.
Personne, je vous l'avais dit ! L'été, quelques touristes s'aventurent jusque-là, papiers gras, bouteilles et canettes fleurissent alors les alentours de la statue. Mais tournez lentement autour d'elle, vous voyez : nous avons à 360° des montagnes abruptes tout autour de nous, la Seuge virevoltant tout au fin fond, on dirait à peine un petit ruban bleu oublié là, et derrière nous la vallée que nous avons quittée et l'endroit où la Seuge se jette dans l'Allier.
Redescendons tout doucettement, jusqu'à la chapelle romane, pas à pas, hou que ça glisse et ça vous tord les pieds, ça vous mord les chevilles, ces cailloux acérés. Eh oui, c'est un mélange de granite et de basalte, pensez donc ! Non, on ne visite plus, le portail reste verrouillé en permanence, mais vous pouvez jeter un œil par le trou de la serrure. Elle aussi n'est ouverte qu'au 15 août ; ce jour-là, si l'ont veut voir les petites Vierges noires du pays, il faut courir d'un coin à l'autre, dans toute la haute vallée de l'Allier et celles de ses affluents. Je l'ai fait une fois avec mes enfants encore jeunes, ils étaient épuisés au soir d'avoir tant couru, marché, été brinquebalés de-ci de-là. On est loin, même à vol d'oiseau, de Lavoûte Chilhac, ici. Des statues en bois d'ébène, oui, d'où leur nom, et sans doute un reste de culte d'Isis, rapporté d’Égypte par les Croisés.
Cette petite thermos de thé nous a ragaillardis ! Votre tchaï rapporté de Chine est un délice, et le boire, ici, ensemble, au milieu des genêts tout en fleurs...Votre bête est contente du picotin et de la carotte ? Alors, nous repartons ! Nous ne sommes qu'aux trois quarts de la première route où je vous veux mener. Avanti, reprenons sur la route de crête !
Ah oui, cela grimpe encore plus raide, nous allons bien vers Saugues mais par de petites voies mal entretenues, d'anciens sentiers muletiers. Voici Cubizole et Champels qui se font face, petits hameaux de quelques maisons, un peu ignorés. Ça monte encore, oui oui, courage les bêtes, il est vrai que les miennes ont l'habitude. Voilà, on est presque en haut, nous rattrapons la route de Monistrol d'Allier à Saugues. Tenez, il y a un banc : on peut se reposer un brin, sortir nos sandwichs et contempler la vue vers les défilés. Ah, merci, je reprendrais volontiers un peu de ce thé des pentes de l'Everest...
On repart, mais j'attire votre attention : c'est la « grand route » locale, une départementale qui mène à Saugues, donc il y a quelques voitures et des camions, - oh, des bétaillères essentiellement. Saugues, étape de pèlerinage, ville de pénitents blancs flagellants, avec sa « tour des Anglais », je ne vous en parle pas, les guides touristiques sont là pour ça et le vôtre est d'une bonne maison d'édition. Il s' y est ajouté récemment un « musée de la bête du Gévaudan », ah bon déjà dans le guide ? Mais nous, nous allons redescendre maintenant vers Chanteuges. C'est notre seconde partie de la boucle, vous allez voir, la plus facile ; les bêtes vont pouvoir se reposer tout en marchant ou trottant. Vous êtes prêt ? Alors nous prenons par la route directe, celle qui longe la mystérieuse forêt de Pourcheresse...
Effectivement, c'est plus large ici, une ancienne voie romaine, il y a des coins aménagés pour se reposer, pique niquer, admirer les vallées et les gorges de chaque côté. En fait nous sommes sur l' éperon d'une langue de lave, sans doute une planèze, qui descend jusqu'au confluent de l'Allier et de la Desges. Remarquez la terre rouge, les gravillons de pouzzolane autour de nous. Mais holà, attendez, pas si vite, prego, vous alliez rater le détour qu'il nous faut faire maintenant : car nous prenons dans ce virage à droite la direction de Charraix, oh sur quelques kilomètres seulement. C'est un village paisible, à l'écart, mais avec une vue exceptionnelle sur la vallée, et surtout il est parsemé d'étranges et grosses croix de pierre à boules de granite, dans le village et ses alentours immédiats. Oh je dirais une dizaine, pas plus, mais on n'en connaît pas l'origine. Sans doute le fait d'un seul artisan sculpteur ou plutôt un tailleur de pierre ? Qui serait venu d 'Italie, comme vous ? Pas de trace aux archives départementales, à ma connaissance, pas de date précise non plus et la facture est grossière, massive ; je vous l'ai dit, c'est limité à ce village, il n'y en a nulle part ailleurs, les extrémités des croix sont d'habitude en fer forgé et les croix situées, eh bien, aux croisées des chemins. Ici, vous avez vu ? Il y en a une au pied de la fontaine du village, une au-dessus de l'abreuvoir, une autre en haut d'un chaos de gros rochers, près de l'ancien château, une au fond du jardin d'un particulier... Mais venez contempler les deux situées à l'extérieur du hameau, qui mènent vers l'abîme. Il y a parfois des vaches ou des moutons qui font le grand plongeon et vont s'estropier ou se tuer dans la rivière en contrebas !
Andiamo, revenons vers notre départementale directe, la D585, qui mène à Langeac par la forêt druidique. Eh bien mais elle est dite comme cela, druidique, cette forêt domaniale de Pourcheresse ! Je l'ai arpentée plusieurs fois avec feu l'ami Jean Markale, spécialiste des Celtes, qui y venait chaque été et ronchonnait qu'on ne puisse pas y faire des recherches archéologiques poussées. Mais allez donc fouiller sous des conifères serrés et aux immenses troncs, quand vous ne savez ni où ni quoi chercher ! Et de quel droit, avec quelle autorisation, quelle subvention ? Que je vous raconte : la forêt appartenait aux seigneurs de Langeac, et par tradition, chaque début d'été, pour la fête de la Saint-Gal, patron de la ville, les chars fleuris doivent, c'est obligatoire, monter à Pourcheresse vaille que vaille pour y chercher des branchages de fougères. Tôt le matin, car à cinq heures, il y a une messe dans une clairière de Pourcheresse, et on y mange le tripou, pour redescendre après se constituer en cortège : le corso fleuri. Cette tradition remonte au Moyen-Age, et malheur au char qui n'a pu finir de monter : il ne peut concourir pour le prix du meilleur char fleuri le soir de la fête, et normalement il n'a pas le droit de défiler trois fois de par les rues avec les autres ! Vous voyez la longue déclivité depuis Langeac, qui est à 500 m d'altitude seulement ? En tracteur, car ce sont souvent des tracteurs, ça en met du temps, deux bonnes heures je dirais, mais cela fait partie de la Saint-Gal. Quand j'étais petite, je venais là avec mon oncle Henri le taxi, aux aurores : il mettait des fougères autour de sa belle Citron 1920 de collection, toute rouge, et l'on redescendait en pétaradant, tout fiérots ! Parfois, la voiture ne voulait plus repartir, il fallait pousser, ahaner, se faire aider ; une fois mon oncle a même dit, de retour sur Langeac, « les deux-chevaux nous dépassaient comme des bornes ! », il en était tout penaud, lui qui roulait si vite avec ses ambulances.
Donc, la terre est très rouge ici, les rochers sont d'un rouge brun, tout ceci signe le volcanisme et le fer, et tenez, là, dans le tournant, il reste une carrière de pouzzolane en activité. Et les célèbres fougères de Pourcheresse sont partout au bord de la route. Gare aux tiques !
Voilà, nous sommes redescendus jusqu'aux abords de Saint-Arcons, mais non, non, nous ne continuons pas tout droit vers Chanteuges et Langeac, nous faisons un virage en épingle à cheveux, pour prendre cette toute petite D30 qui mène d'abord à Pébrac. Et c'est notre troisième partie du chemin ! La plus... enfin je ne vous dis pas, vous allez deviner.
La rivière que nous longeons vers son amont s'appelle la Desges, elle aussi se jette dans l'Allier près de Chanteuges. Là, nous sommes dans une petite vallée où quelques prairies sont au bord de l'eau, voyez ce rapace dans le ciel qui tournoie, et cet autre plus loin, les coquelicots dans les champs et les bleuets, on n'en voit plus beaucoup ailleurs, des bleuets... Nous passons Bourlade et nous voici à Pébrac. Un petit village tranquille, mais une très grosse abbaye, pleine de pélerins du temps du chemin de Saint-Jacques, eh oui la via Podiensis passe par tous ces coins-là, longeant les rivières pour trouver l'eau. Ah vraiment, votre oncle est venu par ici autrefois ? Depuis Venise ? Pour faire le pèlerinage jusqu'à Saint Jacques ? Avec une mule ? Passionnant, vous allez me raconter cela en marchant... D'autant que la route descend légèrement vers le fond de la vallée, après Pébrac.
Ah je suis bien d'accord, la route est de plus en plus étroite et nous remontons un peu de nouveau, vers les sources de la Desges justement. Oui, ici à Chazelles, on repasse le pont, ça tourne et ça vire, mais on quitte la Desges pour longer son affluent, le ruisseau de Meyronne. C'est sauvage et mal entretenu, par ici, surtout au printemps. L'été, ils font un effort pour les touristes, mais il n'en passe guère par ici. Quelques randonneurs qui font le GR « robe de bure et cotte de mailles ». Les vacanciers, ici on dit « les Parisiens » même s'ils sont d'Avignon ou de Brest, ils font Langeac- Saugues par la forêt de Pourcheresse, oui, le chemin qu'on vient de faire dans l'autre sens : c'est plus droit, plus direct. Quand ils ne font pas Clermont- Le Puy par la voie rapide, ignorant totalement le val d'Allier...
Allez un petit effort, on est presque au fond du ravin, de plus en plus encaissé : pas un canyon tout de même, mais vos gondoles, avec leur fond plat, ne risqueraient pas de passer sur ce torrent plein de rochers tranchants ! On quitte la D30 et on prend à droite par la minuscule D 32 ; ah certes, on entend toujours le ru, que la végétation nous cache, voilà, c'est le fond du fond de la vallée, rébarbatif au possible, et on est à presque 900 mètres d'altitude ; oh, ça va remonter encore, vers Venteuges, en une suite de tournants escarpés, mais d'abord, là, regardez, regardez ! Juste après ce petit pont. La voilà, ma surprise...
Là, vous ne voyez pas ? Un peu plus haut sur votre droite ! Oui , juste un bout de mur en grosses pierres, avec une arcade encore visible. Des ruines, entourées de ronces. C'est tout ce qu'il reste de son château !
Qui ?
Na !
Na, oui, oui, c'est son nom, si l'on peut dire, de plume.
Na Castelloza, troubaderesse du beau 13ème siècle.
Na Castelloza, née dame du castel d'Oze, dans les gorges de l'Auze, à l'autre bout de l'Auvergne.
Na dont il nous reste à peine trois ou quatre poèmes et une gravure coloriée.
Na Castelloza, devenue par mariage dame Truc de Meyronne*, que son mari Béraud enferma longtemps dans ce château perdu en fond de gorge, sur ce petit promontoire quasi impénétrable, en ce bout du monde civilisé, pour qu'elle ne puisse plus aller de cour en cour, de château en château, faire entendre sa voix et son chant, ni déclamer les poèmes destinés à son amant, Arman de Bréon, seigneur de Mardogne...
Recluse, Na Castelloza.
Na sur laquelle j'ai écrit naguère Tombeau pour une troubaderesse, trois poèmes dont une double sextine.
Na qui écrivait à son amant : « Amics, no m laissatz morrir ! »².
Voilà, c'est là que je voulais vous mener, ami Marco, vous le grand voyageur, je savais que cela vous toucherait.
C'est mon oncle Henri, encore lui, qui m'a fait découvrir ces lieux retirés, inhospitaliers, faits de broussailles, de ronces, de pierres muettes, à pic sur le torrent bondissant.
Cette prison végétale, comme d'une belle au bois dormant...
Na, c'est une abréviation pour domna, la dame, la domina des Romains. Née quelque cinquante ans avant vous, la dame de Meyronne : vous auriez pu la connaître ! Je voulais vous montrer son lieu de vie, fort probablement de fin de vie, que tout le monde a oublié en mon siècle à moi.
Maintenant vous pouvez continuer seul, Sior Marco¹, cher monsieur il Milione³. Moi ? Je redescends sur Langeac avec les chevaux poussifs de ma vieille deudeuche. Je vous laisse slalomer par ces lacets en zigzags vers Venteuges, que vous trouverez tout au sommet, à plus de 1000 mètres d'altitude, au-dessus de Meyronne. Une autre fois, il faudra que je vous parle du maquis de Venteuges, des petits gars bien courageux... Vous trouverez des hameaux, des champs et des prairies, par là-haut, des bleuets, des coquelicots, des marguerites, plein de scabieuses en bordure de route, et toujours les genêts, bien sûr. Arrosés en 1944 par le sang des maquisards.
Au lieu de prendre vers Saugues, vous suivrez la route toujours plus haut sur votre droite ; vous arriverez au mont Mouchet, qui culmine à 1500 mètres : visitez-le monument dédié à la Résistance et après piquez vers Ruynes en Margeride et Garabit, ou si vous préférez sur St Chély d'Apchier, tous « pays de la bête », dite « du Gévaudan » et pourtant tuée à Ste Marie des Chazes, en Margeride ; enfin que voulez-vous, les légendes ont la vie dure !
Après ? Vous allez redescendre vers le côté méditerranéen, rencontrer la belle Méridienne, qui file sur Montpellier, pour la quitter très vite à Aumont d'Aubrac, d'où vous cheminerez vers Aubrac et sa Dômerie, vers ces Rencontres d'Aubrac, où l'on vous attend cet été, je crois, pour une intervention sur vos voyages à travers les empires de Koubilaï Khan.
Mais vous vous souviendrez, j'espère, de ces coins reculés, de ces bois enchantés, de cette belle troubaderesse auvergnate oubliée, Na Castelloza, qui écrivit d'ici, cris d'appel à tout jamais perdus, ses poèmes d'amour courtois. Quelque cinq siècles avant que « la bête », celle du Gévaudan, n'arpente ces contrées, huit siècles avant que je ne vous parle...
Nous aurons devisé ensemble, vous et moi, de votre temps et du mien, et un peu du monde de Na.
© Chantal Robillard
¹ Sior : Signor en dialecte vénitien.
² « Ami ne me laissez pas mourir », en occitan du XIII ème siècle.
* Truc et non Turc de Meyronne comme l'écrivent des érudits qui n'ont jamais mis les pieds dans ces contrées : il y a tout près de là un Truc de la Garde, un Truc de Flaçade, un Truc de Montricou... Ce sont des éminences, des monts arrondis, d'anciens volcans : - même racine que le mot suc.
³ Marco Polo fut surnommé il Milione, le millionnaire, après de nombreux voyages en Asie,à son retour définitif à Venise.
Bibliographie :
Marco Polo, « le Devisement du monde », dit aussi « le Livre des merveilles », in diverses éditions de poche.
Chantal Robillard, « le Deviseur du monde » paru in Virages, revue de la nouvelle franco-ontarienne, 2007; puis, illustré par Jean-Antoine Scarpa, sur le site www.campiello-venise.com, rubrique « souvenirs vénitiens ».
Chantal Robillard, « Tombeau pour une troubaderesse », in « Au cœur des arts », récital de poésie 2014 de l'Académie rhénane, p. 37-39.
carte de randonnée IGN n° 2635 E, pour les marcheurs qui seraient tentés de refaire ce parcours.
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Pour citer cet écrit poétique
Chantal Robillard, « Na ! », Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Événements poétiques | Festival International Megalesia 2022 « Les merveilleux féeriques féministe & au féminin », mis en ligne le 6 avril 2022. Url :
http://www.pandesmuses.fr/megalesia22/cr-na
Mise en page par David Simon
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