Megalesia 2020 | Équinoxe | Poèmes, textes & chansons
S’ABSTRAIRE Les ennemis du signe
C’est une toile à taille humaine disposée à l’horizontale. Elle pourrait tout aussi bien être accrochée dans l’autre sens mais elle est trop grande.
Si elle peut être orientée différemment c’est parce que sa surface est en tout point semblable. Les éléments qui la composent sont répartis uniformément.
Ce sont des superpositions de projections d’un même spectre de couleurs, des éclaboussures d’un bleu acier, des coulures métalliques qui couvrent la toile bord à bord.
C’est un flux de marques spontanées, de traces instinctives, d’empreintes pulsionnelles car derrière chaque trait, derrière chaque tache, il y a un geste, un corps en mouvement.
C’est l’exaltation de l’action elle-même, la transcription de sa rapidité, la traduction de sa force et parce que dans ce tableau ces modalités sont des valeurs, l’expression de sa nécessité.
Le jet de couleur saisit l’intensité de l’élan, il célèbre le faire car le faire est la norme.
Et parce que la norme est une fixation, l’énergie d’un instant se transforme en éternel. C’est l’image de l’évènement permanent, de l’avènement immuable que fige la matière, épaisse et compacte.
Mais, parce que les traits s’accumulent sur les taches, parce que les giclures s’amoncellent sous les coulures, la toile est opaque.
La peinture en abondance recouvre l’ensemble du tableau, il n’y a pas le moindre espace pour échapper à ce bouillonnement de couleur. Le dynamisme se confond avec l’occupation de la surface, l’ensemble est confus.
Enseveli sous cette composition chaotique le tableau décide de ralentir le rythme.
Il commence par effacer les éclaboussures qui se trouvent à sa surface, les premiers signes de l’agitation s’estompent.
Mais chaque trait qui s’éclipse laisse apparaître celui qu’il recouvrait. Chaque tache qui disparaît en découvre une autre.
Au fur et à mesure que le tableau supprime de la matière des marques de moins en moins incohérentes, des tracés de plus en plus consistants se révèlent.
Finalement, après plusieurs épaisseurs enlevées émerge la substance de la toile ; la peinture à cet endroit n’a pas eu le temps de sécher, protégée qu’elle était par les nombreuses couches qui la masquaient.
Ici, loin de la frénésie extérieure, les pigments adhèrent à la toile. Ils n’ont pas pris de forme, ne se sont dispersés dans aucune expression.
Les teintes sont mélangées. Elles forment un aplat bleu presque noir et, à force de pellicules enlevées, la toile surgit enfin derrière elles. Claire, irradiante, c’est l’appel de l’inertie.
Apaisé par la blancheur du support, le champ coloré se laisse aller à la langueur. Il se repose, s’absorbe dans la contemplation de sa propre texture.
C’est un plan indolent, une fine couche paresseuse qui se laisse traverser par la lumière derrière elle.
Engourdi par cette atmosphère opalescente, le plan coloré s’atténue encore. Diaphane, il sombre dans le vide, s’abîme dans l’image vaporeuse.
Sa texture translucide varie au gré des percées du halo lumineux. Ce sont des éclaircies fugitives et le champ de couleurs s’abandonne à ces intuitions éphémères. Il n’y a ni trait ni forme, aucun élément palpable sur lequel fixer son attention.
Pourtant, l’espace semble plus fluide qu’auparavant. Détachée du geste, la couleur se renouvelle. Elle n’est plus l’expression d’un présent tumultueux mais l’émanation d’une pensée sereine. Au sein de ce brouillard, les choses se précisent, l’avenir apparaît plus distinctement.
C’est un plan ininterrompu de bleu outremer et le tableau comprend son orientation en paysage : le flou de l’inaction est une méditation.
***
Pour citer ce poème
Orianne Castel, « S’ABSTRAIRE Les ennemis du signe », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Megalesia 2020|IV-ÉQUINOXE sous la direction de Barbara Polla, mis en ligne le 30 avril 2020. Url : http://www.pandesmuses.fr/megalesia20/equinoxe/castel
Mise en page par David Simon
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