Lettre n°14|Être féministe
La poésie
une arme sans blessure
une arme du combat féministe
Illustration et article reproduits avec l’aimable autorisation de l'auteure/autrice et des éditions Odile Jacob.
Pour LPpdm, décembre 2019, texte à retrouver dans sa forme originale dans Le Nouveau Féminisme. Combats et rêves de l’ère post-Weinstein, Odile Jacob, 2019, https://www.odilejacob.fr/catalogue/auteurs/barbara-polla/
© Couverture illustrée du livre de Barbara Polla aux éditions Odile Jacob, 2019.
La poésie est une arme puissante : une arme qui donne – jamais une arme de domination. Elle a été, elle est, elle pourrait être, une arme de combat pour les femmes, une arme du combat des femmes pour exister, une arme aussi féminine que masculine, une arme sans blessures, une possibilité d’un futur féministe, d’un féminisme futur. Ingeborg Bachman écrit, dans une de ses Leçons de Frankfort1 : « Nous aurions le mot, nous aurions le langage, nous n’aurions pas besoin d’armes. » Nous n’aurions pas besoin d’armes... J’aimerais dire : Nous n’aurons plus besoin d’armes : nous avons la poésie.
Et avec la poésie nous pourrons nous parler, de femme à femme, de femme à homme, de femme à toutes les autres et tous les autres, en toute compréhension et en amour, comme Héloïse parlait à Abélard. Au début du XIIe siècle, alors qu’elle n’a pas encore vingt ans, Héloïse, première femme connue et reconnue pour avoir suivi un enseignement des « arts libéraux » alors réservé aux hommes, est déjà célèbre pour ses poèmes. De « haute naissance » mais illégitime, sans dote ni biens, elle se refuse à envisager le mariage qu’elle considère – à l’instar d’une Virginie Despentes, neuf siècle plus tard – comme une forme de prostitution. Devenue l’élève puis la maîtresse d’Abélard, un des plus grands intellectuels de son temps, elle entretiendra avec lui une correspondance amoureuse en latin dans laquelle le désir féminin s’exprime peut-être pour la première fois en ces formes avec une telle intensité.
Mais Abélard sera châtré, en punition de cet amour fou, et les deux amants prononceront chacun leurs vœux et désormais séparés de corps fonderont l’abbaye du Paraclet, où les filles pourront étudier les écritures saintes, le latin, le grec, l’hébreu, les plantes médicinales et la saignée. Dans leur longue correspondance, Héloïse, en réponse aux refus du monde, continuera d’évoquer leur amour physique d’autrefois et son désir charnel de femme transformé en passion poétique2.
Un poème combat
en tant que poème
et non pour le message qu’il véhicule
La poésie est une résistance qui n’a pas à se dire résistante. Elle parle, au-delà des mots mêmes, au-delà des frontières et des langues. « Ainsi s’effondrent en poésie les frontières entre les nations, et les éléments d’une langue s’entr’appellent avec ceux d’une autre par-dessus la tête de l’espace et du temps, une fraternité s’affirme en toute liberté dans le patrimoine de chacune d’elles et unit tous les idiomes…3 »
Alexis Nouss, dans sa réflexion sur la poésie, part de la question posée par Hölderlin en 1800 : « À quoi bon des poètes en des temps de détresse ? » Une question à laquelle il apporte une réponse pleine de poésie : un poème combat en tant que poème et non pour le message qu’il véhicule. « La poésie est l’éclair qui creuse le réel et … dans les temps obscurs qui nient l’humain, elle tient lieu de résistance. La poésie offre le refuge. La poésie sert à cela. »
Mais pas seulement. L’art d’écrire constitue aussi une arme et la parole une action. Une action, une arme, « poélitique ». Les femmes, ces grandes liseuses, ces écrivaines souvent secrètes, pourraient dès aujourd’hui, grâce à leurs écrits poétiques, politiques, poélitiques, jouer un rôle prépondérant dans la création d’un demain non policé, non prostitué, où prédominent la curiosité et la désobéissance et donc la création, et dans lequel la violence est tout entière vécue de manière créative et non destructive. La poésie est un langage inclusif de toutes les minorités, à la fois de résistance et d’échange, au-delà des langues, des barrières et des frontières. Dans la Grèce antique, dans le langage courant, quand on disait « la poète », il s’agissait de Sapho, quand on disait « le poète», il s’agissait d’Homère. Dans le monde de demain, la poésie sera pour toutes, pour tous, une manière de communiquer permettant continuellement la mise en forme des conflits intérieurs et de ce fait même la prévention de ceux extérieurs.
Car les conflits cèdent à la jouissance, à la poésie et à la joie.
Le temps cède à la jouissances comme il cède à la poésie
La jouissance et la poésie sont comparables car elles sont toutes deux des activités strictement autotéliques. Elles ne servent à rient d’autre qu’à elles-mêmes. Elles ne confèrent aucune gloire. Elles ne conduisent à aucun gain, aucune dépense, elles sont hors du temps et le temps cède à la jouissance comme il cède à la poésie. Elles sont « cette musique qui grandit comme un arbre dans la liberté du ciel »4. Elles sont fraîchement créées à chaque instant de notre vie. Elles sont hors du champ du capitalisme. Elles résistent. Elles sont féministes.
Notes
1. Ingeborg Bachmann, Leçons de Frankfort, in Œuvres, Actes Sud, 2009.
2. Abélard & Héloise, édité par Édouard Bouyé et Étienne Gilson (Préf. ), Abélard et Héloise, Corrpspondance, Folio Classique, 2000.
3. Mandelstam, cité par Alexis Nouss, https://aoc.media/critique/2018/03/26/poesie-temps-obscurs/
4. Jean Starobinski, La beauté du monde, La littérature et les arts, sous la direction de Martin Rueff, Gallimard, 2016.
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Barbara Polla, « La poésie : une arme sans blessure, une arme du combat féministe », texte reproduit à retrouver dans sa forme originale dans Le Nouveau Féminisme. Combats et rêves de l’ère post-Weinstein, Odile Jacob, 2019, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Lettre n°14|Être féministe, mis en ligne le 11 janvier 2020, Url : http://www.pandesmuses.fr/lettreno14/combat
Page publiée par le rédacteur David Simon
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