Portrait d'Iris, par elle-même
Mme de Lauvergne
Transcription & remaniement du poème l'aïeule par Dina Sahyouni
Il me semble que les gens que je vois
ne me connaissent pas bien, chacun en
parle différemment, et pas un selon moi
ne rencontre la vérité. Pour me contenter
et pour faire voir que je me connais mieux
que toute autre personne, je me suis avi-
sée de faire mon Portrait, et ne pense pas
mal faire de le commencer par ma taille,
dont je ne puis que dire qu'elle est médio-
cre, et pourtant si bien prise qu'il s'est
trouvé des gens de bon goût à qui elle
a été capable de plaire ; si cette médio-
crité me dérobe l'avantage d'avoir beau-
coup de part au grand air, je n'ai pas
aussi le chagrin d'apprendre qu'on y ait
rien observé de choquant : Pour belle
je ne la fuis pas, et qui jugera des traits
de mon visage en détail ne s'emportera
pas aux louanges. L'ovale n'en est point
véritable, et la plupart estime qu'il est
rond : Pour moi, je l'ai toujours condam-
né d'être un peu trop large ; j'ai les yeux
grands bien fendus et à fleur de tête, ils
sont sans les flatter doux et tendres, et ont
de grandes paupières ; pour leur couleur
je n'ai point de nom, ils ne sont pas en-
tièrement noirs, mais on les pourrait dire
d'une espère de feuille morte brun ; leurs
regards sont languissants, et mêlés de
quelque chose de triste, mais ils changent
en peu de temps, selon les passions et les
mouvements de mon âme, si bien que pour
peu que la joie vienne s'en saisir, ils
prennent leur éclat, et s'animent d'un
brillant dont la vivacité n'est point mépri-
sable ; mon nez n'est nullement de ceux
qu'on admire, il n'est point aussi de ceux
qui déplaisent, il est un peu retroussé, et
quelques-uns font consister en cela ce
qu'il peut avoir d'agréable ; j'ai la bouche
grande et un peu élevée, ce défaut m'est
causé de ce que je n'ai point les dents
bien arrangées, on ne les saurait dire
belles, et je pense même qu'elles feraient
peur à regarder, si de bonne fortune je ne
les avais blanches et saines, mais avec
ces difformités assez considérables il est
certains moments où je ne laisse pas de
plaire ; j'ai les lèvres bien rebordées et
fort incarnates, le teint uni et tout a fait
passable; les cheveux d'un châtain fort
brun et dans une quantité qui n'est pas
ordinaire, je n'en sais bien parer quand
il me plaît d'en prendre la peine, mais je
suis paresseuse et l'humeur m'en vient rare-
ment, ce qui tient du déshabillé s'accom-
modant incomparablement mieux à mon
inclination, que toute autre chose ; je veux
même dire qu'il est plus de ma bien-
séance, car la parure ne m'embellit point ;
j'ai la gorge belle, bien taillée, elle se
soutient admirablement, et je l'ai blan-
che plus que les brunes n'ont de coutu-
me de l'avoir ; mes bras ne sont pas laids,
quelques-unes y trouvent de l'agrément,
et l'on m'a dit quelquefois que je n'avais
pas les mains malfaites ; j'ai de l'embon-
point ; j'aime la musique ; j'ai de la voix ;
les airs passionnés me plaisent, je les
chante d'une manière touchante : On m'a
souvent dit que j'avais de l'esprit, je ne
crois pas que l'on s'y trompé, mais de
brillant n'en est pas toujours, de sorte
qu'il me faut voir plus d'une fois pour le
connaître ; je parle peu, et souvent point
du tout, si la compagnie ne se trouve à
mon gré ; je parais indifférente extraor-
dinairement, et la suis en effet en beau-
coup de choses ; je fuis les plus grands
plaisirs du moment qu'ils me donnent la
moindre peine ; je n'ai nulle curiosité pour
les fêtes publiques où tout le monde
court avec tant d'ardeur ; mon empresse-
ment irait tout entier à servir mes amis ;
je n'ai point de joie pareille à celle de
m'en bien acquitter, et j'y suis si fort dans
la bonne foi, que j'en cherche de moi-
même les occasions avec autant de soin
que j'évite celles de leur être à charge ;
je reçois tout ce que l'on fait pour moi
de fort bonne grâce, et j'en ai une re-
connaissance très particulière ; il faut s'y
bien prendre, car j'ai là-dessus beaucoup
de fierté et de délicatesse ; peu de gens
rencontrent à me plaire ; mais s'il arrivait
que quelqu'un touchât mon coeur, et que
je n'en crue aimée, j'avoue que j'aime-
rais jusqu'à perdre la raison ; j'ai l'âme
tendre et fidèle, beaucoup plus que je ne
voudrais ; cette complexion me fait de la
peine, et je cache plus des trois quarts de
ma tendresse, parce que je tremble tou-
jours de n'être pas aimée autant que je
sens bien que j'aime ; aussi j'ai des délica-
tesses qui passeraient pour des extravagan-
ces au sens des personnes de faible amitié ;
la moindre défiance me rend bizarre,
chagrine, et la plus petite négligence me
met au désespoir ; j'écris en vers et en
prose passablement ; toujours d'une ma-
nière tendre ; si pourtant il arrivait qu'on
me pressât de quelque billet enjoué, j'ai
bien assez de présomption pour m'assurer
d'y réussir, quoique les grands emporte-
ments de joie ne me viennent que par
caprice, et que je ne sois pas gaie naturel-
lement. Il me semble que je suis à la fin de
mon portrait, il ne me paraît point flatté,
et je me persuade que l'on n'aura pas de
peine à me reconnaître.
(extrait de son recueil posthume, Recueil de poésies, Paris, éd. Claude Barbin, 1680, p. 156, in-12, pp. 65-70)
Texte trouvé et disponible sur Gallica (url. http://gallica.bnf.fr/ark:/12148
/bpt6k74569q.r=mme+de+lauvergne.langFR.swf)
Pour citer ce poème
Mme de Lauvergne, « Portrait d'Iris par elle-même », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : « Poésie, Danse & Genre » [En ligne], n°1|Printemps 2012, mis en ligne en Mai 2012.
URL. http://www.pandesmuses.fr/article-portrait-105332870.html ou URL. http://0z.fr/1T1nc
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http://www.siefar.org/dictionnaire/fr/Madame_de_Lauvergne/Fortun%C3%A9e_Briquet
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