Une voix de velours |
Françoise Urban-Menninger
Tout le jour ma mère chantait de sa voix de velours. En repassant, en faisant la cuisine, en lavant le linge ou la vaisselle, en reprisant, elle chantait. Sa cuisine était son espace personnel, son sanctuaire, sa salle de concert.
Tour à tour, elle interprétait de sa voix chaude et mâtinée d’accent catalan, les airs de Tino Rossi, de Rina Ketty, de Lucienne Delyle, d’Édith Piaf, de Berthe Sylva, de Jean Sablon et de bien d’autres encore.
Il n’était pas rare d’entendre, en traversant le salon « Quand tu me tiens dans tes bras et que tu me parles tout bas… » ou « Redis-moi des choses tendres » ou encore « J’attendrai le jour et la nuit/J’attendrai ton retour… ». Autant de chansons « glamour » que ma mère reprenait avec une conviction désarmante.
Ma mère était, dans ces moments-là, véritablement insaisissable, prise tout entière dans une mélancolie qui l’emplissait corps et âme, éprise de je ne savais quels fantômes d’amour qui hantaient les souvenirs de son passé.
De temps à autre, elle imitait en riant la danse de Joséphine Baker avec sa célèbre ceinture de bananes et entonnait d’une voix mélodieuse « J’ai deux amours… » ou nous servait à table une salade de fruits agrémentée de l'air « Salade de fruits/jolie, jolie, jolie/Tu plais à mon père/Tu plais à ma mère ». Avec « Sombreros et mantilles », nous avions droit à une démonstration de flamenco et à un jeu de castagnettes qui faisaient notre ravissement. Mon père, quant à lui, habitué depuis toujours aux « fantaisies » de ma mère, haussait les épaules, imperturbable.
Mais souvent la tristesse accompagnait les paroles des chansons que ma mère me répétait à l’envi. J’ai encore dans l’oreille « On n’a pas tous les jours vingt ans » ou « Si toi aussi tu m’abandonnes »… Toutes ces phrases mystérieuse aux tonalités de crève-cœur semblaient en dire long sur la vie antérieure de ma mère, celle d’avant sa rencontre avec mon père et dont elle m’entretenait à ses heures perdues. Elle me confiait alors le bonheur d’une petite enfance passée à Saint-Nazaire dans les Pyrénées Orientales, celle de sa jeunesse à Perpignan où elle allait avec sa meilleure amie Raymonde au cinéma Le Castillet, les parties de plage à La Franqui ou à Canet, le patin à roulettes, les bals en plein air, son frère jumeau Antoine, international de rugby…
Elle avait connu une autre vie éminemment modeste mais dans une région ensoleillée au bord de la mer qu’elle réinventait sans cesse en reprenant « La mer que l’on voit danser au fond des golfes clairs » de Charles Trenet, bien loin de cette Alsace où elle avait échoué et où elle se sentait bien souvent étrangère.
La joie simple et naïve revenait avec « Marinella », « Riquita » ou « Ma Tonkiki, ma Tonkinoise… » et puis la langueur, la nostalgie resurgissaient avec « Étoile des neiges », « La Paloma » ou même « Santa Lucia ».
Tous ces airs, ma mère les égrenait dès le matin telles les perles de son rosaire mais aussi le soir quand elle préparait le repas ou que l’heure du coucher approchait.
Ces airs, mille fois entendus, me reviennent aujourd’hui, il suffit d’un mot ou d’une image pour que la voix de ma mère me traverse.
Je ne peux voir des roses blanches sans penser à la chanson qui leur est dédiée et au visage souriant de ma mère l’interprétant. Quand je me retrouve à Paris, je l’entends de sa voix profonde reprendre « Sous les ponts de Paris », dans les bals populaires ou les kilbes, je la revois danser et entonner « Le plus beau de tous les tangos du monde » ou tourner indéfiniment dans cette fameuse « valse brune » qui me faisait rêver.
Mais d’autres fois, les larmes aux yeux, elle reprenait toutes les chansons d’Édith Piaf, ses malheurs semblaient être les siens et à la mort de cette dernière, nous l’entendîmes tous les jours dérouler le fil de sa complainte et reprendre en boucle « Mon manège à moi, c’est toi… », « Milord », « Non, rien de rien, non je ne regrette rien… ».
Oui, ma mère en interprétant les paroles de tous les chanteurs de variétés des années 30 à 60, exprimait son mal-être, ses sentiments profonds mais aussi ses joies et ses peines.
Elle nous répétait souvent qu'elle avait dû quitter à regret l’école à onze ans pour aider sa mère, veuve, à élever ses nombreux frères et sœurs. Pour combler ce manque, elle avait, pour une grande part de sa culture, puisé dans le répertoire de la chanson populaire mais aussi dans le cinéma de cette époque dont elle connaissait tous les acteurs et dont elle parlait comme des personnes de sa propre famille.
Ses lectures de bandes dessinées furent longtemps les miennes et les personnages de Popeye et Olive, Pim, Pam, Poum et les Pieds Nickelés avec Filochard, Ribouldingue et Croquignol m’ont longtemps accompagnée dans cette enfance étoilée où ma mère brille toujours au firmament.
La Porte du Miroir |
Françoise Urban-Menninger
Il est des noms de lieu qui, lorsqu’on les entend pour la première fois, génèrent un charme au pouvoir évocateur. Ils invitent à la rêverie intérieure ou, mieux encore, au rêve éveillé.
Lors de mon enfance passée en partie à Mulhouse dans une petite maison de cité entourée d’un jardin où ma mère parlait aux roses, je laissais s'égoutter le temps au bord d'un petit bassin où nageaient en rond des poissons exotiques. Tout en jouant à la poupée sur un banc, je surprenais quelques bribes des conversations qu'entretenaient mes parents et qui me parvenaient entre les plants de tomates, les rosiers grimpants, les pivoines aux têtes ébouriffées…
Parfois les noms d’endroits mystérieux étaient prononcés, ils captaient toute mon attention et enclenchaient en moi cette mécanique du songe qui est devenue, à n’en pas douter, celle de l’intuition poétique sur laquelle le philosophe Gaston Bachelard s’est longuement penché. Il y avait ainsi cette étonnante « Mer Rouge » à Dornach, cette fameuse « Porte Jeune » au centre ville, mais plus extraordinaire encore, la « Porte du Miroir »…
Cette Porte du Miroir avait sur moi l’effet d’un Sésame qui ouvrait grand mon imaginaire ! Je devenais alors, avant même de l’avoir rencontrée dans mes lectures, l’Alice au Pays des Merveilles de Lewis Carroll, je courais après le petit lapin blanc d’un rêve tout éveillé.
J’imaginais en plein centre ville, cette porte que je concevais monumentale, la glace encastrée dans un écrin doré, sertie de pierreries fabuleuses et dans laquelle chacun pouvait se mirer avant de la traverser…
Je supposais que ce passage vers une autre dimension était réservé aux adultes et que mes parents qui parlaient souvent de la « Porte du Miroir » avaient l’habitude de la franchir et connaissaient bien ces allers et retours dans cet autre monde que j’essayais d’appréhender.
Je pensais au « Palais des Glaces » dans lequel je m’étais perdue à la foire de Mulhouse et à la terreur que j’avais ressentie en me cognant tel un insecte contre les vitres des miroirs sans pouvoir trouver la sortie de ce labyrinthe où j’étais prisonnière de mon image démultipliée à l’infini…
Aussi, n’étais-je pas pressée de me retrouver devant cette « Porte du Miroir » qui représentait tout à la fois mon angoisse pour l’inconnu mais également l’attirance que l’on éprouve pour les eaux moirées des étangs.
J’en venais parfois à rapprocher dans mes pensées la « Porte Jeune » de la « Porte du Miroir »… Et bien sûr, il suffisait d’entrer par l’une pour accéder à l’autre et retrouver peut-être une seconde jeunesse… Car il ne faisait aucun doute que ces portes étaient liées par un secret que mes parents devaient connaître, celui de l’éternelle jeunesse… Ne m’avaient-ils pas maintes fois raconté l’histoire de la marâtre de Blanche-Neige qui, le visage défiguré par la jalousie, n’avait de cesse d’interroger son miroir : « Miroir, miroir, dis-moi qui est la plus belle ? ».
Elle était le symbole même de ces femmes qui ne veulent pas vieillir et qui vendraient leur âme au diable pour obtenir l'immortelle jouvence...
Aussi cette « Porte du Miroir » cachait-elle dans son vocable à la fois féerie et maléfice et même si je compris très vite que les mots ne recouvraient pas toujours la réalité, les psychés ne cessèrent jamais de m'enchanter et de me fasciner.
Je n’ai pas trouvé la mer à Dornach et n'ai jamais osé poser de question à ce sujet, de peur de me ridiculiser, mais cette « Porte du Miroir » ouvre toujours en moi des abîmes, des profondeurs insondables... Ainsi, je crois toujours, ma mère me le répétait, que si l’on brise un miroir, il s’ensuivra sept ans de malheurs mais que par contre casser du verre blanc ne peut qu'apporter un peu de bonheur… Lorsque, bien plus tard, l’on aborda en cours de philosophie le fameux « stade du miroir» si bien décrit par Lacan, je me retrouvai comme par magie devant cette porte qui s’ouvrait sur mon enfance perdue.
Encore aujourd’hui, quand je me cherche dans le reflet de la grande glace de mon entrée, je revois tout au fond d’un couloir une petite fille juchée sur un tabouret, elle se mire en silence en compagnie d'Alice. Toutes deux m’entraînent dans ce « Pays des Merveilles », là où les mots magiques redonnent vie aux êtres et aux choses et ont le pouvoir de les faire revenir dans cette lumière de l'infini où je revois ma mère tailler ses rosiers et mon père, un arrosoir à la main, changer l’eau du petit bassin où je me mirais tel Narcisse entre l’ombre des hostas et la nage lente des poissons rouges.
Pour citer ces textes |
Françoise Urban-Menninger, « Une voix de velours » & « La Porte du Miroir », in Le Pan poétique des muses|Revue internationale de poésie entre théories & pratiques : Dossiers « Poésie des femmes romandes », « Muses & Poètes . Poésie, Femmes et Genre », n°2|Automne 2012 [En ligne], (dir.) Michel R. Doret, réalisé par Dina Sahyouni, mis en ligne le 31 octobre 2012. Url.http://www.pandesmuses.fr/article-n-2-une-voix-de-velours-la-porte-du-miroir-111286833.html/Url. http://0z.fr/SJIYB
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Pour visiter les pages/sites de l'auteur(e) ou qui en parlent |
Françoise Urban-Menninger Wikipédia http://www.lemanoirdespoetes.fr/poemes-francoise-urban-menninger.php http://sociedadedospoetasamigos.blogspot.fr/search/label/Fran%C3%A7oise%20Urban-Menninger http://www.editinter.fr |
Auteur(e) |
Françoise Urban-Menninger est poète et nouvelliste, auteure d'une vingtaine d'ouvrages de poèmes et de nouvelles. La plupart ont paru chez Éditinter, le dernier recueil de poèmes en date est De l'autre côté des mots. Elle anime des ateliers d'écriture à Strasbourg où elle est critique d'art pour la revue Transversalles, elle rédige également des critiques littéraires pour la revue électronique Exigence-Littérature. Elle est également membre de la SIEFEGP et de l'équipe de la revue Le Pan poétique des muses. |