13 février 2018 2 13 /02 /février /2018 17:37

 

Megalesia 2018 | Articles & témoignages sur les violences faites aux femmes

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Africaine en situation

 

 

 

plantationnaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Hanétha Vété-Congolo

Professeure titulaire de Langues et littératures romanes

Bowdoin College – États-Unis

 

 

 


 

 

Dans le champ disciplinaire historique, la manière prédominante de traiter la question relative aux Africaines esclavagisées en Amérique a souvent exclu l’analyse soutenue du sens métaphysique de leur situation convoquant leur réalité mais aussi une bonne partie de celle de leur descendance, notamment féminine, dans les sociétés d’aujourd’hui. Dans l’espace plantationnaire américain1, l’Africaine est attaquée en tant qu’être humain, en tant que femme et en tant que mère. Cette dernière coordonnée maternelle est l’inextricable préalable à toute émanation sociétale et ainsi, la question de savoir comment, en dépit de toutes ces attaques fondamentales, son travail, visible et invisible, pourra permettre l’établissement d’une société moderne échappant, dans ses pratiques mais aussi dans ses significations métaphysiques, à l’insane substrat esclavagiste2. En ce qu’elle énonce ce qui est en vérité et qui se situe au-delà du simple tangible ou visible, en ce qu’elle est au début, à la fin et au cœur de toute chose, la métaphysique est sans doute le versant de la vie humaine le plus fondamental. Comprendre le sens et les conséquences métaphysiques de la situation de l’Africaine plantationnée dans la Caraïbe en tant qu’humain et humain caractérisé femme, c’est comprendre une bonne partie d’une vérité qui, pour autant qu’elle soit souvent euphémisée ou déniée, n’en signifie pas moins de graves conséquences pour les populations concernées dans les domaines humains les plus cruciaux pour la constitution de la société comme le statut de personne, le positionnement axiologique vis-à-vis de la famille ou les rapports entre hommes et femmes. De même, c’est comprendre certains phénomènes propres aux sociétés caribéennes d’aujourd’hui et avoir les moyens de communiquer et de relationner justement avec ces dernières sociétés dans la perspective d’un développement durable et multiple.

Du point de vue du vécu des Africains plantationnés, nous souhaitons donc remettre à sa place première la considération humaine en la soumettant à l’approche de la phénoménologie, de la philosophie empirique mais aussi morale et éthique qui renseignent sur l’être humain autant qu’elles le construisent. C’est bien parce qu’également établit dans le métaphysique, c’est-à-dire que, le sens de l’enchaînement physique d’Africains en Amérique s’est articulé au-delà du tangible et que les conséquences s’étendent pareillement au-delà du perceptible que l’approche métaphysique se révèle pertinent.

 

À partir de l’historicité comme méthodologie, nous souhaitons surtout dégager le sens du vécu de l’Africaine en situation plantationnaire, sens qui, indubitablement, compromet magistralement toute possibilité d’existence et d’orientation éthiques au niveau de sa personne femme, sa sexualité et sa maternité. En soulignant ce que, sur le plan historique, l’on voit et ce que l’on dit de l’Africaine, nous insisterons sur ce que l’on ne dit pas et est invisible mais qui existe et se présente malgré tout comme déterminatif dans les choix épistémiques qu’elle fera et qui se formuleront concrètement en accomplissements dont les propriétés soutiendront une bonne partie de l’édification, autant tangible que métaphysique, des sociétés caribéennes en place aujourd’hui. Si l’on ne naît pas femme mais qu’on le devient, c’est bien en tant que femme mais aussi que mère bambara, congo, ibo ou yoruba qu’est déportée l’Africaine.

 

Dans la plantation, elle subit un violent procès intentionnant pour elle une « défemmisation » et une « démérisation », c’est-à-dire, que l’objectif de l’esclavagiste est de conduire pour elle, irrémédiablement, une perversion absolue de la pratique mais aussi du sens (humain) même de la notion de « femme » et de « mère ». Pour les sociétés créolophones, nous avons déjà proposé une réflexion sur le Douboutisme comme instance du femmisme3, rétorsion au système esclavagiste et manière de femmisation découlant du travail éthique de l’Africaine envers et contre tout. En tant que concept et praxis à la fois, en tant qu’éthique de la hauteur, s’érigeant contre le phénomène de « défemmisation » et de « démérisation », l’importance et le sens du Douboutisme – la capacité à se tenir debout (érigé) selon l’adage créole « Fanm doubout » en préservant les qualités de femme et de mère – ne seront rendus que plus éloquents par la lumière faite sur le sens métaphysique de la situation de l’Africaine, femme et mère, dans une plantation qui, obstinément, nie pour elle ces deux coordonnées et s’efforce de lui prescrire une identité essentielle fondée dans une absolue absence d’éthique et de morale.

 

 

Le symbolisationnisme

 

 

Si l’on ne peut affirmer que la dimension humaine est radicalement occultée dans l’approche matérialiste4 utilisée ordinairement dans le traitement de l’esclavagisation, l’on peut souligner le fait qu’elle est sensiblement amoindrie. Or, l’humain est le préalable de tout phénomène historique façonnant des conditions matérielles et immatérielles pour les sociétés en provenant. L’approche courante favorisant l’angle matérialiste a pour effet de maintenir intacts les préjugés élaborés depuis la période esclavagiste en ce qu’elle soutient dans les esprits une perception adoucie et détachée de l’esclavagiste et une perception agressive de l’Africain assimilé à la notion de « race » elle-même rendue synonyme a la fois de, « Africain », « noir », « nègre » et « inférieur ». L’on oublie trop souvent que le caractère physique et matériel – corps humains, chaînes de fer, cannes à sucre etc. – de l’esclavagisation fut soutenu sur le métaphysique et le symbole. Il est admis que la conceptualisation et la représentation par l’esprit de l’univers humain est l’un des propres de l’être humain.

 

L’idée gouverne à toute action et, provenant des profondeurs de l’individu, elle en souligne une définition identitaire. Puisqu’elle engage dans une inouïe systématicité et flagrance des actes profondément humains, c’est-à-dire, des actes et comportements marquant explicitement cela qui est et qui fait l’humain dans ce qu’il a de bon et de mauvais, de bien et de mal et qui permet de le cerner intrinsèquement, l’histoire de l’esclavagisation américaine ne peut en aucune manière être dissociée des idées, de l’histoire des idées, notamment occidentales, et s’absoudre d’une sérieuse et systématique approche philosophique englobant, entre autres, l’axiologie et l’ontologie. Quel type d’idées sous-tendent les actes esclavagistes, comment permettent-elles de saisir ceux qui la portent et quelles conséquences soutiennent-elles pour ceux qui en subissent la matérialisation, sont des questions importantes dont les réponses peuvent aider à comprendre l’ordre philosophique de l’époque mais aussi, crucialement, une bonne partie de l’ordre des idées du monde actuel. En d’autres termes, il revient à tenter de comprendre les conséquences métaphysiques qu’ont pu avoir de pareilles idées pour les êtres humains esclavagisés et leur descendance établie dans des sociétés post-esclavagistes.

 

Pour soutenir l’enchaînement effectif des Africains obligés à la production matérielle forcée pour autrui, il a entre autres fallu procéder à la mise en place d’un système de symbolisation immatérielle. Nous appelons la pratique de symbolisation plantationnaire, le « symbolisationnisme ». Il s’agit d’une tactique volontaire et systématique fondée dans l’exercice de la violence symbolique et épistémique et participant activement du projet de suprématie socio-économique et racialo-symbolique de l’esclavagiste. La tactique prétend s’appuyer sur une logique distanciée relevant d’une sorte de science positive reposant elle-même sur l’observation des faits exclusivement. Selon l’esprit qui gouverne au symbolisationnisme, c’est parce que l’on aura observé auprès de l’Africain un comportement vile et a-humain qu’on en aura tiré des conclusions justes à valeur axiomatique. L’Africain serait lui-même responsable du symbolisationnisme et de l’esclavagisation. Ainsi, en tant que procédé de destitution et violence, la tactique symbolitationniste consiste à créer un complexe épistémologique, c’est-à-dire, un ensemble de savoirs sur l’Afrique et l’Africain permettant de le symboliser défavorablement et consensuellement.

Les savoirs sont articulés à partir d’une perspective et d’un système de pensée, de pratiques et de paroles systémiques et systématiques qui assurent une complexe et permanente construction mentale, morale, conceptuelle, perceptive et aperceptive menant à identifier, voir, définir, penser, présenter, représenter et comprendre l’Afrique et l’Africain durablement comme relevant naturellement et inextricablement de l’infra(humain). C’est en ce sens que le symbolisationnisme n’est autre qu’un acte et discours politiques dont l’intention est la constitution d’un ensemble de normes de pensée qui, ayant pour idéologie fondamentale que la tyrannie est fondatrice, fait partie des outillages intervenant dans la formation et l’ancrage du pouvoir (symbolique) durablement. Le symbolisationnisme esclavagiste se fonde dans une outrancière dépréciation du physique de l’Africain mais c’est surtout le schème moral de ce dernier qu’il s’emploiera à vilipender de sorte à instituer dans les esprits une irrécupérable décadence africaine. C’est en partie par cette stratégie du symbolisationnisme que la perception et la pensée sur l’Africain ont traversé les siècles quasiment intacts, pour se manifester à l’esprit de beaucoup, autant en conscience qu’en inconscience, comme vérité identificatoire et identitaire. Le projet esclavagiste étant finalement le gain total – matériel et immatériel –, le symbolisationnisme, en tant que stratégie pour parvenir à la matérialisation dudit projet, s’auto-justifie et se légitime en affirmant que l’univers humain ne comprend aucune « race aussi méchante » que celle des Africains5.

 

 

Ventre éventré

 

 

Voyons donc les tours du symbolisationnisme auprès de l’Africaine plantationnée car en tant que femme capable de maternité, c’est singulièrement à travers elle que l’esclavagiste entend s’assurer une suprématie complexe, c’est-à-dire, une suprématie prenant les atours du magique qui défie tout cadre humain établi pour s’installer dans le céleste. Il faut voir comment, au moyen du symbolisationnisme, l’esclavagiste s’évertue à agir sur le sens des notions de « femme » et de « mère » en particulier pour déterminer l’Africaine, concrètement et abstraitement, comme objet haïssable.

 

La maternité est le début et au début de toute affaire humaine mais celle de l’Africaine plantationnée échappe aux normes humaines. Elle y échappe car, précisément, dans la plantation, son fait et son sens s’inscrivent tous deux dans la partie anti-humaine de l’humanité la plaçant dans le lieu contradictoire de la fin plutôt que dans les perspectives valorisantes du début. Les violences symboliques et épistémiques contre l’Africaine sont à plusieurs niveaux primordiaux mais le quadruplement de sa maternité et de son sens portera une charge métaphysique particulièrement conséquente. En effet, l’on peut observer l’hyperbolisation de la maternité africaine en quatre dimensions qui selon le paradigme esclavagiste, la présente déjà comme épitomé de sa « race méchante ». Cela ne va pas sans considération de la notion de « corps » car l’instrumentalisation physique et métaphysique du corps de l’Africaine dérive certes d’une exploitation plus large du corps africain mais son sens sera des plus signifiant pour le devenir moral et épistémique du groupe entier.

 

Ainsi, selon l’article 44 du Code noir6, l’esclavagé n’est qu’un « corps », non engagé dans les choses de l’esprit humain. D’ailleurs, en tant que bien-objet pouvant être « saisi » comme « chose[s] mobiliaire[s] » (article 48), c’est par le terme « corps » que l’esclavagiste fait référence à l’Africain au point que, significativement, ce terme finira par devenir référentiel de la première personne individuante – je/moi /ma personne –, dans la langue créole – « kò-mwen » – qui prendra naissance dans les colonies françaises7. C’est l’esclavagiste martiniquais, Pierre Dessalles, qui nous le laisse penser car, il réfère à l’Africain par le terme « corps » comme par exemple, lorsqu’il rabroue sa mère pour avoir « donné à Honoré son corps »8, c’est-à-dire pour l’avoir affranchi. Ces propos de Dessalles sont déjà fort révélateurs de l’insoluble contradiction ontologique et métaphysique dans laquelle l’esclavagisation plonge l’Africain car il est bien sous-entendu que l’illogisme annule bel et bien son existence puisque, l’Africain qui est égal à son corps ne l’est pas. Passible de confiscation, son corps confisqué peut être restitué à lui-même qui est confisqué.

La raison ainsi défiée peut évidemment souffrir de troubles. Dans une extraordinaire aporie typifiant l’esprit esclavagiste, l’article 42 du Code noir interdit l’esclavagiste de « donner la torture [au corps de l’esclavagé], ni de [lui] faire aucune mutilation de membres ». Pourtant, c’est à son sens arbitraire qu’est laissé le soin de déterminer si (le corps de) l’esclavagé aura mérité d’être enchaîné et d’être battu de verges ou cordes. Parmi d’autres précisions réglementaires ciblant explicitement le corps de l’Africain, figurent les expressions, «punition corporelle » (article 16), « peine corporelle » (article 37) « oreilles coupées », « jarrets coupés » (article 38), toutes témoignant de l’approche matérialiste accompagnant l’obsession de l’esclavagiste vis-à-vis du corps de l’Africain devant être maîtrisé.

 

Les constructions de l’idéologie plantationnaires ont œuvré de sorte que certaines de leurs insistantes émanations, dans les domaines les plus cruciaux pour la formation spirituelle et symbolique de l’humain et de sa société, soient perçues comme « naturelles » et s’incrustent comme fondation inconsciente de la texture psycho-sociale. Ainsi, la langue créole de Martinique, combinée à la langue française, offre le créolisme, « dans ton corps ». Traduction littérale du créole « an kò-w », « dans ton corps » est proféré toutes les fois où l’on veut condamner un trait de caractère d’un individu que l’on juge intolérable. L’on peut donc fréquemment entendre, « tu es méchant dans ton corps ». Le trait de caractère, en l’occurrence la méchanceté, est une souillure, qui, portée au-dedans, entache l’entièreté de l’être qui l’anime et le représente. L’expression vaut donc pour affirmation ontologique et l’individu est prisonnier dudit trait. Par conséquent, « dans ton corps » n’est pas seulement une condamnation de l’individu, c’est surtout une neutralisation de tous ses moyens et de toutes ses possibilités de réchapper à son identité que l’on déclare irrémissiblement viciée. Il s’agit donc d’un jugement moral et d’une sentence axiologique en ce que l’individu est irrémédiablement dissocié de la vertu qui établit l’identité (de) juste. Ainsi, le sens métaphysique donné à l’expression articulée autour de la notion de « corps » ne peut être distingué de la présentation plus haut selon laquelle la défiguration organique de l’africain (jarrets coupés, oreilles coupées, etc.) permise légalement projette l’image et rend l’identité du monstre.

 

Référer à l’Africain par le terme « corps » mène par la suite à des opérations cognitives, symboliques et morales fort durables puisque le troublant résultat est décelable dans la langue parlée et les situations d’aujourd’hui. Mais surtout, cela consacre le fondement matérialiste de l’entreprise esclavagiste, dit tout le pouvoir de préhension qu’exerce l’esclavagiste sur l’esclavagé et l’ultime objectification que subit ce dernier. L’esprit esclavagiste décrète l’identité de l’Africain morbide puisque, selon lui, ladite identité est révélée par son corps dont la couleur extérieure noire, déjà inextricable, traduit la noirceur de l’âme intérieure dont on le sait aussi prisonnier. L’hyperbolisation de la décadence naturelle de l’identité magnifie le corps de l’Africain comme un purgatoire dont seul le contact avec le blanc peut le rédimer. Les faits plantationnaires font que l’extérieur comme l’intérieur de l’Africain sont des facteurs irréfutablement cruciaux dans l’établissement et la pratique du système de pensée, de paroles et d’actions le concernant, soit dans la constitution d’un complexe épistémologique traduisant les vérités et justifications desdites vérités relatives à l’Africain. Le passage de « kò » en créole, purement objet et référent de l’extérieur, au créolisme « dans ton corps » faisant appel à une abstraction signifiante référant à l’intérieur, est chargé de significations symboliques et politiques pour les concernés qui en deviennent conséquemment, une totalité négative.

 

C’est ce passage de la vérité ontologique établie par l’extérieur vers l’intérieur qui essentialise l’identité prêtée à l’Africain car ledit passage vers l’intérieur amplifie excessivement ladite identité et assure l’incompressible corrélation entre le phénomène de préhension de l’objet « corps » à celui de l’appréhension de son sens dans le processus identitaro-épistémique. Le corps purgatorial est la marque et le réceptacle du vice de l’esprit de l’Africain qui ne peut s’en libérer et par conséquent, le porte et l’abrite comme ethos et est condamné à opérer en dehors des normes de la vertu. Il faut donc s’attarder sur ces opérations symbolisationnistes qui, par l’objet – le corps –, métaphysiquent et essentialisent l’identité de l’Africain et partant, agissent sur la conscience que ce dernier aura de lui de même que sur la reconnaissance que d’aucuns pourront avoir de ladite identité. Allant au-delà du corps et de l’identité du corps, « an kò-w/dans ton corps » inscrit significativement le corps de l’identité, c’est-à-dire, sa métaphysique, dans le giron d’une irrémédiable pathologie. La conservation de l’expression dans la langue parlée aujourd’hui implique aussi des opérations inconscientes dont on peut deviner les effets néfastes sur l’individu et ses actions. C’est entre autre, le terme « méchant » qui historiquement ressort comme référencement générique de la monstruosité africaine comme le manifeste Dessalles. Il n’est pas étonnant que l’insidieux travail du symbolisationnisme ait mené à l’association de ce terme avec l’intérieur du corps – « tu es méchant dans ton corps » – et l’ait fixée comme un consensus par la langue – portée et parlée par les Africains – elle-même sérieux agent de conformation.

 

Si l’ensemble des Africains esclavagés n’est perçu qu’en tant que « corps », l’Africaine l’est doublement et, pour elle, ces notions épistémiques d’identité décadente corporalisée – « kò »/ « an kò-i »/« dans son corps » – et de corps purgatorial – lieu d’enfermement, de fermentation, de répercussion et d’expression de toutes les souillures – prennent une dimension encore plus capitale. Elle a et est un corps de femme et un corps de perdition. Quoique tous les corps soient mutilés, y compris ceux des hommes, c’est son corps de femme qui rend le plus manifestement visible et symbolique, à travers la proéminence physique de la grossesse esclavagiste, la déchéance de son groupe. C’est, littéralement, par et dans son corps intrinsèquement que le système voudra ancrer sa permanence. L’article 13 du Code noir qui édicte la loi du ventre comme mesure incontournable, lui assure une indéfectible position dans le destin de l’enfant et a fortiori de la « race ». Allégorie de la « méchanceté » de son groupe, déjà emblème de la notion de travail, le travail de l’accouchement fera que son ventre deviendra, bien plus que la cale du négrier comme le soutient Glissant9, le signe de l’hécatombe de son groupe. Son ventre devient la tombe de son groupe. Il incarne ce que l’on vient de soutenir à propos de la solidarité que l’esclavagiste présente comme morbidement active entre l’intérieur et l’extérieur de l’Africain dans son entreprise d’identitarisation symbolisationniste. En effet, la proéminence du ventre de l’Africaine, visibilité éclatante du mal fait n’a de pendant que l’intériorisation de ce mal porté, c’est-à-dire, le produit pour l’esclavagisation au cœur de ses entrailles.

 

La grossesse de l’Africaine est une mutilation, physique et psychique, au même titre que les autres formes de mutilations et vu sa raison et son sens, la maternité devient monstrueuse. Elle achève de corporaliser le sujet humain, c’est-à-dire, de le catégoriser strictement dans cette dimension qui l’identitarise exclusivement. Elle participe donc du projet tératologique de l’esclavagiste qui consiste à tenter de transformer l’Africain en monstre, mais aussi la figure corporelle qui le représente, pour mieux justifier son forfait et en soustraire toutes les capacités de production. Périlleuse, la grossesse conduit à l’aboutissement de l’affaiblissement organique et symbolique de la femme qui la subit attendu que, « Les négresses enceintes, on les fait travailler dans cet état jusqu’au dernier moment avec rigueur, et souvent on les maltraite ; même défaut de nourriture : il est impossible que l’un et l’autre ne prennent sur la constitution de la mère et de l’enfant »10. Le produit rachitique qu’un tel traitement suppose n’annihile pas le fait que la maternité africaine se rapporte bien à quatre dimensions sémantiques traduisant la brutalité qui régit sa condition d’esclavagée.

 

D’abord, elle doit être la mère et le ventre de l’esclavagisation, portant littéralement dans son corps – au contraire du père africain qui est impliqué mais ne porte pas l’enfant – et reproduisant, au souhait de l’esclavagiste, la main d’œuvre devant pérenniser le système qui la condamne et la relègue à l’infra-humanité. Si, ici, elle pouvait être négligée par le traitement infligé aux « négresses enceintes » comme la précédente citation le souligne, là, la maternité esclavagiste était encouragée. Aucune législation ne la détermine de fait quoique, d’une part, des textes coloniaux incitent officiellement les esclavagistes à œuvrer pour la reproduction de la main d’œuvre sur place en raison du coût élevé de la Traite. Pierre Dessalles souhaite de Praxcède, l’une des esclavagées qu’il domine et qu’il conçoit comme « libertine », la production d’un grand nombre d’enfants pour servir son objectif socio-économique : « […] puisqu’elle est libertine, je voudrais au moins qu’elle fit beaucoup d’enfants, nous aurions de bons sujets un jour »11. D’autre part, pour les inciter à la reproduction, parfois, les esclavagistes récompenseront matériellement les esclavagées qui auront enfanté. Ce paradoxe dans lequel elle est plongée et selon lequel la notion de « récompense », valeur positive, se mélange avec l’acte et son sens négatifs de procréer pour soutenir et faire perdurer le système qui afflige, ne peut manquer de créer confusion et aliénation.

 

Ensuite, l’Africaine doit être la mère nourricière assidue et attentionnée des enfants des esclavagistes, enfants qui, avec leurs parents, ont sur elle pouvoir arbitraire de vie ou de mort et aux noms desquels est perpétrée l’esclavagisation. L’on pourrait croire que l’affirmation de Du Tertre selon laquelle les Africaines sont bonnes nourrices et meilleures mères que les Françaises12 soit un jugement de valeur favorable. Cependant, la froide politique machiavélique qui gouverne à cette perception positionne les qualités de l’Africaine comme foncièrement viciées puisque, même dans ce domaine intrinsèque, elles n’agissent pas à son profit et qu’en outre, l’Africaine porte, à la place de la femme esclavagiste, les immanquables tensions et pressions de la maternité active. Au reste, l’affirmation de Dessalles selon laquelle la perpétration de l’esclavagisation est exigée par le désir du bien-être et l’intérêt de ses enfants permet de mesurer l’effroyable cynisme qui régit la condition de mère-nourrice de l’Africaine13.

 

C’est aussi littéralement « dans son corps », – dans son sexe invaginé – généralement à son corps défendant, que l’esclavagiste introduit le sien au moyen de son sexe ce qui souvent, débouche sur une maternité factuelle, doublement esclavagiste. Un pareil acte sexuel se formulant le plus souvent par le moyen du viol, autant dire que pour l’Africaine ici, la grossesse et ledit acte sont en somme, un éventrement. Elle doit donc aussi être la mère biologique des mulâtres, enfants des esclavagistes mâles essentiellement issus du viol ou du rapport de force favorisant la confusion14 et le sentiment plus ou moins erroné d’un quelconque avantage poussant certaines femmes à choisir la relation qui leur donne une progéniture avec l’esclavagiste, un homme qui compromet sa dignité d’être humain, d’être humain femme et d’être humain femme africaine. Cette condition dans laquelle la plonge le système esclavagiste affine donc tous les facteurs de nature à construire à son propos une perspective indissociable du sexe. Il n’empêche que, une pareille mixtion est funeste pour l’Africaine qui porte seule la culpabilité du phénomène. En effet, Peytraud rapporte le fait que, en 1706, l’esclavagée Catherine Rose reçoit trente coups de fouet pour avoir eu un enfant de l’esclavagiste Toussaint Labbé alors que c’est ce dernier que les religieux de la Charité accusent du forfait15.

 

Cette troisième maternité « mulâtrifiée » que le système esclavagiste tente de contrôler, se pose comme problème fondamental, ce que stipule clairement l’attention légale qui lui est prêtée officiellement et qui mène à la conditionnée aux deux subordonnées criminalisées suivantes. D’abord, l’article 9 du Code noir stipule que l’esclavagiste non-marié sous la puissance et direction duquel elle est et avec qui elle se trouve enfanter doit, non seulement affranchir l’esclavagée avec son enfant mais, aussi, l’épouser. Selon le système esclavagiste, ce mariage et cet affranchissement constituent une honte sociale, raciale et une condamnation pour l’esclavagiste qui doit également s’acquitter d’une amende auprès des autorités. Dans la pratique, cette clause ne fut guère respectée et cette maternité « mulârifiée » fut considérée, dans les faits, un événement contre-nature. Ensuite, le même article 9 stipule que, si l’esclavagiste avec lequel le mulâtre a été conçu est marié, ni l’enfant ni la mère n’ont aucun espoir d’affranchissement et doivent éternellement être confinés dans l’esclavagisation. Hormis sa criminalisation par le biais de celle du rapport charnel entre l’esclavagiste et l’esclavagéee, cette maternité subit une autre dépression en ce que, c’est de son fait que des femmes blanches sont expédiées dans les colonies pour contrecarrer la production de mulâtre. Il s’en suivra pour l’Africaine donc un cinglant renforcement de sa dévaluation en tant que femme attendu qu’elle sera dorénavant jugée non pas seulement sur la base de la méchanceté de sa race et de sa lascivité naturelle mais aussi par rapport à la hauteur essentielle et vertueuse attribuée à la femme blanche.

 

Enfin, concernant le quatrième aspect de sa maternité, l’esclavagée doit assumer le rôle de mère de ses propres enfants, enfants appartenant en fait à l’esclavagiste et dont l’entretien ne peut aucunement surseoir celui en faveur de la progéniture de l’esclavagiste dont elle est la nourrice. L’autorité morale et légale sur ses enfants lui échappant totalement et revenant exclusivement au tiers esclavagiste dominant selon l’article 12 du Code noir, elle se retrouve en réalité comparable à une sorte de mère porteuse de ses propres enfants, une contradiction insurmontable. C’est ainsi que l’on peut voir la violente éventration du ventre de l’Africaine esclavagée, éventration nettement amplifiée par le fait qu’elle devienne, selon les manœuvres du symbolisationnisme, le symbole actif et passif, non pas de la mère de ses propres enfants utérins mais de l’esclavagisation. Une pareille opération est tant présente dans les soubassements de l’élaboration imageante et discursive vis-à-vis d’elle, que, au vingtième siècle, Édouard Glissant, un descendant, ne fera pas référence à l’Africaine pour nommer la mère des afro-descendants caribéens mais plutôt la cale des négriers. C’est l’objet – cale des négriers – qui est, là aussi, privilégié comme référent déterminatif pour souligner l’épreuve phénoménologique du groupe. Ce glissement, voire dérapage sémantique, référentiel et symbolique où l’Africaine devient secondaire dans un contexte où elle occupe en réalité l’une des premières places et qui est de l’ordre de l’effacement politique et existentiel, souligne l’indicible attaque épistémique – et ses possibles conséquences – que lui font subir les principes esclavagistes et complique toute tentative de constitution sociétale affermie de même que toute réparation politique et philosophique.

 

 

La charge morale

 

La charge physique qu’assume l’Africaine – grossesse à quadruple formes – s’accorde à une charge morale de même nature, à coordonnées multiples et située dans le domaine tout aussi intrinsèque et déterminant que la maternité. Il faut noter l’extraordinaire aporie au sein de laquelle l’esclavagiste plonge l’Africaine en l’édictant objet-bien-meuble à égalité avec l’Africain, c’est-à-dire que ni l’un ni l’autre ne peut être distingué sexuellement, tout en étant capable de la séparer de l’Africain du fait du sexe. C’est bien parce que, en réalité, l’Africaine est une femme pourvue d’un sexe que convoite l’esclavagiste hétérosexuel qu’il peut exploiter ledit sexe. C’est ainsi que, avec le ventre de l’Africaine et comme facteur d’identité et sens symboliques primordiaux, son sexe devient une matière porteuse destinée elle aussi à la corruption. Dans le contexte plantationnaire habité de quatre types d’individus (adultes), l’esclavagiste homme, l’esclavagiste femme, l’esclavagé homme et l’esclavagé femme, selon la conception des deux premiers occupants de la plantation, l’Africaine porterait donc la responsabilité du bien-être physique et moral des trois autres. Il faut aussi ajouter au bien-être de ce groupe, celui des enfants esclavagistes dont elle a la charge.

 

Elle doit donc assurer le bien-être sexuel de l’esclavagé, dans la mesure où, sous stress permanent, ce dernier puisse assumer, désir, plaisir et jouissance et dans la mesure où l’esclavagiste le lui permet. Il va donc de soi que l’association ici du terme « bien-être » avec l’Africain sous la condition esclavagiste ne veut aucunement suggérer un quelconque épanouissement ou que l’esclavagiste en fasse une préoccupation honnête. Nous voulons tout simplement faire ressortir le fait que, selon certains schèmes et discours esclavagistes, l’Africaine aurait été déportée pour servir les besoins sexuels de l’Africain16 qui, frustré sexuellement, aurait fomenté et mené des révoltes, idéologie qui, dans le contexte de l’esclavagisation, ramène la perspective sur le groupe des Africains et particulièrement sur l’Africaine au plus bas. À part le fait qu’il soit insinué que c’est la privation sexuelle qui conduit l’esprit de rébellion de l’Africain, le cynisme esclavagiste étant, il est sous-entendu que, l’un des facteurs principaux incitant à la déportation de l’Africaine aurait donc été la canalisation de l’Africain par le sexe. Le sexe de l’Africaine devient donc ici un outil politique utilisé pour putréfier et détourner les Africains de leur pensée et actes révolutionnaires. Selon ce prisme donc, le sexe serait une partie intégrante de la présence de l’Africaine dans la colonie en ce qu’il aura été une raison essentielle motivant sa déportation. L’on sait bien que l’esclavagiste femme, fille du roi, est envoyée expressément dans la colonie pour servir les besoins sexuels de l’esclavagiste homme exclusivement. Arme politique également ici, c’est tout de même pour préserver la pureté et établir la suprématie raciale et sociale de son groupe blanc en entravant ou supprimant les mélanges entre Africaines et hommes blancs que se justifie la présence féminine blanche dans la colonie caribéenne. Quoique partant du plus bas, le rôle que l’esclavagiste homme attribue au sexe de l’esclavagiste femme est évidemment pris pour noble et ainsi se distinguent les deux motivations politiques rattachées au sexe féminin plantationnaire. Celui de l’Africaine devient, par le rôle qui lui est départi, la plus cinglante unité représentative de tous les maux.

 

L’Africaine doit en sus, assurer le bien-être sexuel de l’esclavagiste homme et le bien-être maternel de l’esclavagiste femme en plus des autres formes de bien-être prodigués à ces deux derniers et à leurs enfants. L’expression physique de ce devoir de contentement n’a de raison que sa valeur morale au profit du bénéficiaire. L’utilisation directe de l’Africaine donc dans cet objectif métaphysique où le pouvoir symbolique relatif au départ devient à l’arrivée, absolu, est à noter. En effet, contrairement à l’homme français en France, le mâle blanc dans la colonie peut désormais amplifier son pouvoir symbolico-patriarcal en exerçant librement sa suprématie masculine, concrète et symbolique, sur non pas une seule mais deux types de femmes. C’est dans la suppression de la valeur intrinsèque de l’Africaine par le symbolisationnisme et les violences concrètes qu’il tire l’essentiel de son pouvoir car si les deux femmes de la plantation sont bien tutellisées, la tutelle de l’esclavagée n’a de raison et de but, à la fois, que sa chute raciale et sociale, voire humaine. Ce n’est pas par la noblesse de sa femme que l’esclavagiste tire le clair de son orgueil mais dans la comparaison de la nature attribuée à sa femme avec celle attribuée à l’Africaine.

 

Face à la femme esclavagiste unique mère et femme vertueuses de la plantation, donc, la situation vécue par l’Africaine situe cette dernière dans un complexe psycho-moral et symbolique des plus absurde, puisque, contrairement à la première, on lui impose de négliger ses propres enfants au profit de ceux de la femme esclavagiste qui la martyrise. Rappelons-nous que Dessalles assure qu’il est obligé de pratiquer l’esclavagisme pour assurer à ses enfants un durable avenir prospère. Dès lors, devenant un enjeu capital pour l’esclavagiste qui l’utilise comme nourriture de son système, l’enfant nègre devient également un primordial enjeu pour l’esclavagée et la question de la relation entre lui et sa mère devient fondamentale.

 

La polyandrie imposée à l’Africaine est elle-même un violent procédé de défemmisation qu’entreprend le système et qui augmente l’intérêt de la notion de femmisation et place l’Africaine, face à la femme esclavagiste, dans une posture psycho-morale fort délicate. L’esclavagée a sexuellement affaire à deux hommes tandis que la femme esclavagiste a affaire à un seul homme, selon la structure idéelle et pragmatique mise en œuvre par les forces esclavagistes pour dévaluer l’esclavagée. Selon son désir et son plaisir, l’esclavagiste peut aller jusqu’à la violer, s’immisçant ainsi directement dans la relation qu’elle peut avoir avec un Africain. C’est le cas de Nicaise, esclavagé de Dessalles qui voit sa concubine Victorine poursuivie par la rage sexuelle d’Adrien, fils de Dessalles17. Les discours esclavagistes présentent les groupes africains comme libidineux et établissent une corrélation irrémédiable entre l’insatiabilité de l’Africain et la lascivité de l’Africaine. Cependant, les principes sexuels qu’impose l’esclavagiste mènent à comprendre que, de facto, la sexualité de l’esclavagée se définit, s’effectue et se représente non pas tant par rapport à la sexualité de l’esclavagé, mais plutôt en fonction de la sexualité hyperactive de l’esclavagiste homme et de la sexualité atonique ou présentée comme contenue, de l’esclavagiste femme. Tout comme la polygamie choisie de l’esclavagiste homme, la polyandrie imposée à l’Africaine met en relief une partie de la structure et des dynamiques relationnelles mais aussi la complexité des rapports, de leur métaphysique et des conséquences qui en découlent. Elle souligne, en outre, la tactique de manipulation de l’Africaine qu’emploie l’esclavagiste pour canaliser à la fois sa propre femme et l’Africain tous deux exclus du paradigme de la sexualité transversale et transraciale. Ce qui va demeurer à l’esprit durablement est non pas l’hypersexualité de fait de l’esclavagiste homme ou l’endiguement – voire même l’effacement – intentionnée par ce dernier de sa propre femme mais un lourd sexualisme et grande amoralité de la femme africaine.

 

Du reste, en dehors de la polyandrie, on l’oblige à vivre le phénomène de l’inceste attendu que l’article 5418 du Code noir décrète l’esclavagiste « père » des esclavagés qu’il domine, c’est-à-dire, qu’il est à la fois, père de la femme esclavagée et père de l’enfant dont elle est la mère. Par ce biais également, on l’oblige à assumer le fait que son enfant est l’enfant de deux pères, soit un père biologique qui généralement est un Africain, cet Africain pouvant être imposé selon le principe de l’élevage de main d’œuvre, et un père de facto en la personne de l’esclavagiste qui est son « maître ». Le langage du Code noir présente l’esclavagiste comme père moral de l’esclavagé puisqu’il lui est intimé d’être « bon(s) père(s) de famille ». Cet accent porté sur la qualité « morale » du père qui, pourtant, pratique l’esclavagisme, vient semer le trouble et augmenter le caractère douloureux et confus de la situation vécue par les esclavagées pour ce qui est du concept et de la pratique de la « féminité », de la « maternité » et de la « famille ». D’un autre côté, l’esclavagiste est père de facto selon le Code noir mais selon ses pratiques sexuelles, il est aussi père biologique de l’enfant mulâtre de l’Africaine. Cela accentue le paradigme incestueux au sein duquel est plongé l’Africaine et rend plus complexe les questions d’existence et d’identité et de statut maternels auxquelles elle fait face.

 

Nous avons vu par ailleurs que les manipulations métaphysiques présentaient finalement l’Africaine comme mère de l’esclavagisation en vertu de la grossesse forcée à moults sens incriminateurs. Mais l’affliction assenée ne s’arrête pas là puisque cette imposition la présente aussi comme pourvoyeur, un rôle psycho-social généralement attribué à l’homme et qui érige celui-ci en père de famille. L’Africaine doit pourvoir aux besoins du système esclavagiste en lui fournissant sa nourriture, la main d’œuvre – par le biais de l’enfant qu’elle produit – comme le père pourvoit aux besoins naturels de sa famille. De ce point de vue, les manœuvres esclavagistes donnent aussi à la concernée l’allure de père du système, une intenable position qui, si elle n’est jamais considérée, ne fait pas moins partie des implications syllogistiques de sa situation en plantation. La femme mère du système par la force dudit système en devient aussi père dans un contexte où elle ne peut aucunement accéder aux pouvoirs associés à la fonction et où la transmutation violente de sens – mère/père – pour elle demeure sans pratique réel du sens.

 

Tout comme le petit esclavagé, l’Africaine et sa descendance féminine vivent une situation dont les répercussions symboliques et métaphysiques sont insondables car finalement, si leurs enfants ont deux pères, vu le peu d’importance du père biologique africain, carrément père-spermatozoaire et vu l’intérêt pervers du père légal-moral n’entendant que la valeur marchande-capitaliste de l’enfant, ce dernier se retrouve finalement sans père (biologique et moral). Cet enfant est ce que la société créolophone appelle un « ych kòn », une injure capitale vociférée en direction de la mère et de l’enfant à la fois qui signifie, « enfant adultérin », selon les lois judéo-chrétiennes en vigueur, l’adultère étant perçu comme un acte social et moral répréhensible. Historiquement, le mulâtre est déjà un « ych kòn » en soi, son père biologique, l’esclavagiste étant le plus souvent marié. La situation maritale de l’esclavagiste en rajoute au poids métaphysique reposant sur les épaules de l’Africaine. D’un côté comme d’un autre, c’est-à-dire, métaphoriquement comme concrètement, ses enfants n’échappent pas à la « ychkonisation », un stigmate fort infamant. L’acception de « ych kòn » s’est d’ailleurs élargie pour souligner un discours ontologique violent.

 

Fondamentalement, tel qu’il est pensé en créole, « ych kòn » signifie que l’enfant est « sans père », a une filiation doublement corrompue – celle de la mère et celle du père – et ne peut ainsi prétendre à aucune identité valable. L’adultère annule de fait toute possibilité de paternité réelle du père. Dite à l’enfant, l’expression veut lui signaler le fait qu’il est entre un réel – il a bien un père – et un irréel – cette paternité ne peut prendre effet –, situation intenable génératrice de vulnérabilité. Mais, la problématique la plus cruciale portée par « ych kòn » n’est pas tant dans le fait que la paternité ne puisse être effective en raison de l’adultère mais est surtout dans le fait que l’existence réelle, c’est-à-dire, digne, de sa mère est, de ce fait, sérieusement entamée d’où sa maternité corrompue. « Ych kòn » est un discours qui porte sur la mère qu’il présente comme décadente. Par la législation violente sur leur identité, lorsque proférée, l’expression constitue une tentative d’attentat contre l’existence de l’enfant et de la mère mais aussi de la femme qu’est la mère.

 

Dans la même veine et en renforcement, il y a dans les sociétés créolophones l’expression, « manman wi, papa pétèt » soit que la maternité peut toujours être certifiée au contraire de la paternité. Ce dicton fait la lumière sur un certain état d’esprit concernant l’entendement sur la notion de famille, de maternité et de paternité. Dessalles offre des indications permettant de saisir comment, sous le régime esclavagiste, la situation intime de la maternité devient une affaire publique qui met en lumière la perception sur la mère africaine à travers les incertitudes concernant le père. Si le doute subsiste sur la paternité, aucune hésitation n’est affichée quant à l’inconséquence sexuelle prêtée à la mère comme cela ressort dans le cas de Trop dont l’enfant prêt à naître est affublée de deux pères, un béké et un mulâtre : « Trop n’est pas encore accouchée, […] c’est un fruit du Morne Moco ; les avis sont partagés, on croit que c’est l’enfant d’un vieux béqué. Chignac […] m’assure que c’est d’un mulâtre qu’il voit souvent chez Fortunée »19. L’on vient de voir plus haut que les agissements symboliques, épistémiques et politiques du système esclavagiste ont tant (em)brouillé les données que la question de la paternité, vis-à-vis de la maternité africaine, se pose. Qui est le père du négrillon ? L’esclavagiste, père légal-moral dominateur comme le prévoit le Code noir, père factuel du fait de ses viols ou de la pression ambiante dominatrice pouvant mener au consentement de l’Africaine ou l’Africain esclavagé, père-spermatozoaire comme le détermine la théorie du Code noir et la pratique de la plantation ? Encore, dans le cas de Trop, il faut ajouter la possibilité paternelle d’un « mulâtre », c’est-à-dire d’un troisième (type d’)homme que les circonstances esclavagistes rendent déjà bien trouble. L’Africaine évolue dans un paradigme relationnel tripartite comprenant l’Africain, le mulâtre et l’esclavagiste. Cette problématique de l’enfant sans père de fait est accrue par les articles 12 et 13 du Code noir qui légifèrent sur son sort avec l’article 13 faisant de la mère la responsable totale du devenir de son enfant « dépérisé ». Le statut social est rigidement subordonné à la biologie maternelle de sorte que même un père libre ne peut prétendre à la liberté de son enfant conçu avec une esclavagée. Bien sûr, pour l’importance symbolique et politique que cela revêt, il est fondamental de souligner que le Code noir et les pratiques esclavagistes qu’il soutient tuent le père en « dépérisant » l’enfant.

 

Mais il faut surtout mettre en avant la manière selon laquelle, en hyperbolisant la mère tout en rendant nul le pouvoir que cette amplification aurait pu lui accorder, le Code noir conduit finalement à la mort symbolique de la mère. Elle va certes souvent choisir politiquement, la mort de sa maternité par avortement. Cependant, ce choix politique conscient et éthique est évidemment à distinguer de l’imposition esclavagiste puisque, selon la loi officielle de la plantation, c’est la mère esclavagée qui détermine le sort social de son enfant, – esclavagé ou affranchi – d’où qu’elle comprendra d’une part que la « dépérisation » signifie le dépérissement du groupe et d’autre part, la responsabilité de le sauver. En théorie, l’article 9 du Code noir propose que l’esclavagiste non-marié concevant un enfant avec l’esclavagée qu’il domine doit épouser cette dernière et affranchir mère et enfant. Il sera d’ailleurs cru qu’un rapport intime de cette nature avec l’esclavagiste peut conduire à une atténuation des effets sociaux et raciaux de l’esclavagisation ou carrément les abolir. Mais le même article stipule aussi que dans le cas où l’esclavagiste est marié, l’esclavagée avec qui il aura eu un enfant sera non seulement confinée à l’hôpital mais en plus et surtout, elle n’aura aucune chance de jamais être libre. Dans ce contexte, la responsabilité de sauver la race entière repose sur les épaules de la femme qui se retrouve entre deux alternatives d’une proposition se résumant à, la mort ou la perdition. Le même contexte plantationnaire, officieux et officiel, présente la blanchification – c’est-à-dire, le fait de procréer avec le blanc un enfant dont la couleur de peau sera moins noire – comme option exclusive face à la mort pour peu que l’esclavagiste ne soit pas marié. Cette situation infligée à la femme qui doit choisir pour le groupe entre deux maux est assurément une violence symbolique apparentée à la mort, dès lors qu’elle engage comme coordonnées exclusives des issues peu favorables à l’équilibre et à l’éthique de soi et du groupe. L’irréductible antinomie entre l’hyperbolisation maternelle et le choix empoisonné auquel l’oblige la rigidité du système plonge la femme dans une crise aussi morale, symbolique que politique et psychique que la communauté créolophone caribéenne traduit par le terme « blés ».

 

Enfin, l’écart entre les deux positions extrêmes où l’enfant a, à la fois, deux pères et pas de père, le choix empoisonné entre la mort pour tous ou la perdition pour tous, le ventre éventré et corrompu reflètent l’indicible tension et pression symboliques, politiques et psychiques auxquelles la femme est confrontée. La part imposée à la femme, c’est-à-dire son instrumentalisation, dans le processus de désagrégation, comme dans celui de la (re)construction-réparation, est fondamentale et s’étend à l’inhumain. Cette charge morale n’a de contrepartie que l’inhumanité de la charge physique qui lui est imposée systématiquement dans un temps très long. Pareillement, la responsabilité infligée à la femme d’être le salut de toute une « race » et le paradigme de possibilité assurément entachant (mort ou perdition), conduiront tous deux à une perception inconsciente – ou non – la tenant pour traîtresse, inconséquente, égoïste et profondément aliénée. C’est le regard que porte et l’aspect que retient au vingtième siècle, un autre Martiniquais homme, Frantz Fanon, lui aussi dans les limites, tout comme Glissant, de son analyse masculiniste. La charge physique autant que la charge morale, situées dans les domaines les plus cruciaux pour l’humanité, dans leurs acceptions symboliques et politiques étendues, mettent en évidence le grand poids pesant sur les épaules de l’Africaine esclavagisée et la présentent surtout comme sur-femme une valeur n’assurant aucunement l’équilibre humain. Elles supposent aussi une réponse, également physique et morale et des moyens déployés pour contenir à défaut d’enrayer radicalement les conséquences déséquilibrantes ce qui, à son tour, augmente l’impression de sur-féminité. Partant, dans la plantation, se pose – on ne peut plus sensiblement pour l’Africaine – la question d’une éthique de la personne humaine femme, d’une éthique de la maternité et d’une remise à l’endroit de son ventre. Comment se dégager de la maternité esclavagiste et devenir (trouver le moyen de devenir) la mère de ses propres enfants a bien dû constituer une préoccupation pour cette femme. Il va de soi qu’au reste, la question de la femmisation se pose également crucialement pour les mêmes raisons et soulève celle d’une éthique de la féminité questions auxquelles nous avons prêtées considération dans « Le Douboutisme dans les sociétés Caribéennes Créolophones ». Car, l’on voit bien, qu’en dépit des attaques systématiques et exclusives sur ce qui fait l’humanité et l’humanité de la femme en particulier, l’Africaine plantationnée en Amérique ne s’est rendue ni à la définitive mort ni à la permanence de la folie souhaitées pour elle.

 

***

Bibliographie

 

DESSALLES, Pierre, La vie d’un colon à la Martinique au XIXème siècle, Correspondance 1808-1834, Présentée par Henri de FRÉMONT, Tome I, Éditions Désormeaux, 1987.

GISLER, Antoine, L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècle), Paris : Karthala, 1981.

DU TERTRE, J.B.-, Histoire générale des Antilles habitées par les Français, Tome II, Fort-de-France : E. Kolodziej, 1978.

Le Code noir ou recueil des règlements rendus jusqu’à présent concernant le gouvernement, l’administration de la justice, la police, la discipline et le commerce des Nègres dans les colonies françoises et les conseils et compagnies établis à ce sujet, Paris : Prault, Fort-de-France, Société d’histoire de Martinique, 1980.

PEYTRAUD, Lucien, L’esclavage aux Antilles françaises avant 1789, Tome I, Martinique : Éditions Édouard Lolodziej/EDCA Édition et Diffusion de la Culture Antillaise, 1984.

VÉTÉ-CONGOLO, Hanétha, « Le Douboutisme dans les sociétés caribéennes créolophones », in N’Gussan Kouadio GERMAIN, Abidjan (éd), Féminisme : (en)jeux d’une théorie, Inidaf Éditions, 2017.

 

***

Notes

 

1 Le terme « Amérique » et « américain » ne seront pris ici que dans leur sens dénotatif et ne signifieront jamais « États-Unis » mais l’espace global comprenant tout le continent et les îles caribéennes.

2 Nous ne perdons pas de vue le fait que la femme esclavagiste est aussi « une mère » dont le travail participe à l’élaboration de la société. Seulement, esclavagiste de son état, de ses pratiques et de son idéologie, ce qui sous-entend un travail concret et abstrait particulier, mérite une analyse intrinsèque ce que nous ferons dans un autre article.

3 Portant une charge métaphysique qui souligne fortement les notions d’éthique et d’ontologie, le terme « femmisme » renvoie donc à une idée répondant à la cruciale question de savoir comment l’on se « femmise », c’est-à-dire, comment, par ses actes, ses pensées et ses discours, la femme se maintient femme, dans un contexte où elle se sait de facto femme mais où le système dominant dans lequel elle évolue et qui prétend la structurer ne reconnaît absolument pas sa réalité en tant qu’humaine et conséquemment, son intégrité en tant que sujet (femme) et ce, strictement en vertu de ce que le même système qualifie de « race ». En somme, le « femmisme » traduit la capacité et la manière qu’a la femme d’établir une éthique de la transcendance et d’agir en fonction de celle-ci pour transcender les traumatismes multiples lui étant infligés en tant que sujet femme à proprement parler sur la base de la notion a-éthique de « race ». Hanétha Vété-Congolo, « Le Douboutisme dans les sociétés caribéennes créolophones », p. 135.

4 Accent mis sur l’objet, les chaînes de fer, la canne à sucre, le sucre, les négriers etc.

5 Dessalles, p. 72.

6 Code noir, p. 49.

7 Créole de Martinique. Pour la Guadeloupe : « kò an mwen » et Haïti : « kò-m »/ « kò pa-m ».

8 Dessalles, p. 103.

9 Nous traiterons cette question dans un autre article.

10 Antoine Gisler, L’esclavage aux Antilles françaises (XVIIe-XIXe siècle), p. 37.

11 Dessalles, Tome 1, p.90.

12 Du Tertre, Tome II, p.508.

13 Pierre Dessalles, p.89.

14 Bien sûr, le Code noir préconise le mariage de l’esclavagiste célibataire avec l’esclavagée de laquelle il aura eu un enfant. Cependant, les faits plantationnaires ne révèlent pas un tel paradigme comme systématiquement observé.

15 Peytraud, p. 245.

16 Lemane, p. 49-51.

17 Dessalles, p. 50.

18 Le code noir, p. 54.

19 Dessalles, Tome I, p. 101.

 

***

 

Notice biographique

 

Hanétha VÉTÉ-CONGOLO est professeure titulaire de Langues et littératures romanes à Bowdoin College (États-Unis). Elle est membre des Programmes d'études africaines, latino-américaines et Genre, Sexualité et Femmes. Membre de nombreuses sociétés savantes dont les études caribéennes, l'Association caribéenne de philosophie, l'Association pour l'étude de la diaspora africaine dans le monde, l'Association africaine de littérature, la Société internationale pour les littératures orales d'Afrique et les organismes suivants : Collegium of Black Women Philosophy et Women in French. Hanétha Vété-Congolo est l'auteure de plusieurs ouvrages et l'organisatrice de plusieurs conférences savantes internationales. Elle est également membre du Bureau Directeur de l'Association caribéenne de philosophie en tant que Secrétaire pour l'Outreach Francophone et Président d'Africana Orality Research, du Conseil d'Administration du Musée de la Culture Africaine à Portland dans le Maine. Elle a été co-commissaire de l'exposition « Distant Mirrors » au Musée d'art de Bowdoin.

 

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Pour citer cet article
 

Hanétha Vété-Congolo, « L’Africaine en situation plantationnaire », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Le Festival Megalesia 2018 & Le Printemps des Poètes au féminin, mis en ligne le 13 février 2018. Url : http://www.pandesmuses.fr/2018/megalesia/africaine

 

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