Dossier majeur | Textes poétiques
Poème d'une aïeule
La vieille
Crédit photo : Renée Vivien image trouvée sur Wikipédia, domaine public
[P. 63/P. 65 PDF] Il est, au cœur de la vallée, un étang que l'on nomme l’Étang Mystérieux. Sur les eaux noires, jamais un roseau n'a frissonné, jamais un nénuphar n'a fleuri. On le nomme l’Étang Mystérieux, car il est insondable et terrible, et nul n'en avait connu le fond, lorsque l'homme le plus audacieux des villages environnants résolut de découvrir le secret. [P. 64/P. 66 PDF]. Il plongea dans l'onde opaque où le vent même venait s'évanouir sans jamais l'émouvoir d'un tressaillement.
Il plongea dans l'abîme dont nul n'avait jamais connu le fond. Et, pendant trois jours et trois nuits, il tomba vertigineusement dans le vide. Enfin, il perçut une lueur d'aurore. Et il entra dans la lumière. Au-dessus, l'eau noire tournoyait. L'homme était dans un jardin où les fleurs lui révélaient d'étranges dessins et des souffles inconnus. Un lys avait la forme d'une étoile, une rose brûlait comme un soleil.
Parmi l'universelle beauté, une vieille était accroupie. Elle étalait cyniquement la hideur des taupes et des crapauds. Voûtée, elle semblait fléchir sous le poids des siècles. De ses yeux éteints, elle regarda fixement l'intrus. En vérité, elle avait la hideur des taupes et des crapauds. Et elle lui dit : « Je sais tous les secrets de l'amour. » L'homme se détournera, pris de dégoût. [P. 65/P. 67 PDF] Mais elle reprit : « Je sais toutes les voluptés. » L'homme la repoussa avec horreur. Mais elle lui dit : « La beauté pâlit devant ma toute-puissance*, car je sais toutes les voluptés ! » Et le baisa sur la bouche. Elle avait la hideur des taupes et des crapauds, mais l'homme lui rendit son baiser… Le plus audacieux des hommes n'a jamais reparu dans son village. Il demeure à jamais enchaîné par le monstrueux enlacement…
Il est, au creux de la vallée, un étang que l'on appelle l’Étang Mystérieux...
* Renée Vivien y entend "omnipotence". Ce portrait de la "vieille" est à la fois traditionnel (dans la description de la laideur de la vieillesse représentée par la répétition de la description "la hideur des taupes et des crapauds") et innovant dans sa manière de penser l'importance du vécu amoureux (des savoirs cumulés sur soi et l'autre) en esquissant une allégorie de la vieillesse en un étang mystérieux contenant un jardin lumineux, originel, où se cache la mort qui entraîne les plus courageux des hommes vers une chute funeste : "Il y demeure à jamais enchaîné par le monstrueux enlacement" qui n'est que le baiser de la mort...
Référence bibliographique : ce poème en prose est un extrait – transcrit, remanié et enrichi d'une note explicative par D. Sahyouni – de VIVIEN, Renée (1877-1909), Brumes de fjords, Paris, A. Lemerre, 1 vol., 122 p., in-12, 1902, pp. 63-65, domaine public, Bibliothèque nationale de France, http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb31596246j, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113412k, voir aussi les liens ou (permaliens) des pages transcrites : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113412k/f60.image, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113412k/f61.image, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k113412k/f62.image.
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Renée Vivien, « La vieille », Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 6 juin 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/rv-vieille.html
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