Dossier mineur | Textes poétiques
Poétesse orientaliste
L’œuf — entre les mains
des deux déesses de Denderah
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Illustration de
C'est un récit de rêve inédit dans un recueil intitulé Les Mystères de l’âme au petit matin.
© Crédit photo : Gordan Ćosić, Vkonj 1, 2016
Un œuf immergé dans une piscine éclate au ralenti. La coquille se marbre de fissures, comme le pare brise de la voiture dont j’étais passagère, au Caire. L’enseignante d’anglais du Lycée français de Maadi conduisait. Elle parlait à tort et à travers. En interprétant son thème astral, je lui avais prédit une mort violente. Elle a percuté un bus rouge et jaune qui nous a fait faire des tonneaux. Je venais d’être titularisée professeur de lettres modernes.
Les fragments de coquille s’éparpillent en silence. La fixité me fait l’effet d’une flèche entrant dans le cerveau où elle libère des données insensées. Le jour où les élèves du collège Évariste Gallois à Sevran m’ont gazée dans une salle d’étude, j’ai eu l’impression d’être la cible sur laquelle on tire. Une agression met à terre. À leurs yeux, j’étais apatride. « Des femmes comme vous… » ! Comment pouvais-je leur enseigner la langue française ? Condamné à errer dans le « politiquement correct », le professeur est désemparé — c’est le mot propre pour une mort dans les normes.
Les filaments jaunes de l’œuf ondoient dans l’eau et finissent par se dissoudre. Pourquoi souffrais-je autant de voir l’œuf perdre sa forme ? Je perçois certains signes à outrance, par excès de solitude. À terre, la douleur s’épanche. À l’assaut des songes, elle divague, défiant la logique.
Je ne suis pas restée longtemps à Sevran. J’ai emprunté les chemins de traverse. La flexibilité de ces voies hors normes donne des joies réelles, qui sont rarement celles que l’on espère. Mes demandes de congé pour ne plus être gazée par mes élèves n’ont pas abouti. Un psychiatre de l’Hôtel Dieu a profité de mon désarroi de femme agressée pour me déclarer « inapte aux fonctions d’enseignante ». C’est l’oppression de l’Éducation nationale sur ses salariés. L’un commande, l’autre subit, mais l’on s’aperçoit que l’un interagit sur l’autre. Celui qui déclare l’inaptitude manipule pour la rendre vraie. « C’était ce que vous vouliez ? » a affirmé doucement le docteur.
Les filaments de l’œuf dessinent un corps de femme qui a la beauté miraculeuse d’une divinité : cheveux noirs, peau blanche où se noie l’écume. La tête est coupée, hors de l’eau, mais des hommes jettent des pierres pour que l’idole meure — la guerre assure leur puissance. C’est une simulation de noyade. Ils ne lui laissent pas de répit. Ils rendent le monde d’autant plus sanglant que la femme est désirante : Isabelle Eberhardt, Camille Claudel, Marie Curie, Julia Berger, Muriel Cerf, retenez ces noms, et l’Isis de la Maison des Pages qui dépeint la Féminité céleste. Ce qui nourrit l’œuvre est une lecture de la société où les hommes se battent pour prendre femme, où ils se rassemblent pour qu’une jeune femme pose nue devant leurs chevalets, où ils portent leur regard de jocrisse sur « la Femme », prêts à lâcher les chiens quand elle a une personnalité énergique et hors normes.
Dans l’eau, dans l’air, en tous points de la terre naît une femme immense sans les leurres de la séduction. Sa musique n’est pas corrompue. Éclairée d’un rayon de soleil, elle nage pour atteindre le bord de la piscine. L’apparition devrait s’effacer, retourner dans l’œuf, mais elle s’élance, sort de l’eau comme elle entrerait dans la réalité, pulsive et forte, ardente et fine. L’abondance éblouit, la délicatesse console : par elles, nous nous faufilons dans l’éternité !
Le sol de sable est mouvant. Il s’enfonce, il remonte, se distend et s’effile dans le ciel pendant que la Nymphe ajuste sur elle un maillot bleu azur. Un bonnet jaune vif recouvre sa chevelure. Des lunettes de plongée cachent à moitié son visage. Elle met un pince-nez, marche sur le plongeoir, est prête à s’élancer. Soudain éclate une musique de fanfare.
Le froid s’abat comme un couperet. La Nymphe est déroutée par l’eau qui clapote autour elle. Le bain cosmique a lieu à un point précis du globe : l’île de Philæ que l’eau du lac Nasser a recouverte. Le Dieu Soleil savait les exigences d’Isis, la Déesse Trône. Le Disque embrasé monte de l’Horizon.
En une seconde, la surface de l’eau prend l’aspect fascinant d’un champ de ruines. Les limites sont des rives qui se métamorphosent en danseurs. Ils se pavanent, ni amusants, ni inquiétants. Soupçonneuse, je regarde les pierres du sol gris cendre.
Ce sont les ruines de Fosta, le centre originaire du Caire, le point précis où l’enseignement est né pour irriguer les maisons de son eau claire. « Savoir et savoir faire » dit le langage creux, qui rend tout miracle impossible. L’on sait que des fanatiques et des profiteurs ont martelé les scènes d’allaitement. Ils ont bâillonné les religions à Mystères. Le conquérant attaque ce qui nous satisfait follement dans la vie. Sa colère se reporte sur les rondeurs des femmes.
Les fondations en briques crues aux dimensions inconnues sont celles de la première enceinte, et des premières villas de l’Égypte aux Dieux qui ne nous importent plus.
Souviens-toi, ô Fille ! les murs des maisons étaient décorés de Gorgones, de mosaïques aux algues ondoyantes. De bienheureux mariages renouvelaient le temps. Quel « flagrant délice » les ablutions ! Les murs ont mué en femme grenouille, en femme poisson, en serpente fidèle d’amour au large de paysages disparus.
À Fosta, le Nil a changé son parcours. Le Dieu Fleuve épouse le mouvement de la Terre suivi par l’ibis et les poules d’eau. La ville ne pouvait plus se servir du fleuve ; elle a cherché à s’en délivrer, pour créer sa grandeur. Son Centre s’est déplacé, tel un cœur transplanté dans un autre corps.
Les vestiges de Fosta, la première cité ne ont à présent un champ de ruines dans un paysage naufragé. Le fleuve sacré infiltre le sable avec la puissance silencieuse de la mer.
Je suis allée voir le champ de brumes d’où a surgi l’Égypte. Des gens se sont aimés là où n’est plus qu’une boue sèche labourée de nuées blanches. Les figures des Dieux gravitent sur la face de la Nature. Pourquoi suis-je revenue à Fosta trois fois ? Nerval chassait sa mélancolie, pleine de ferveur mystique, en se promenant dans la forêt de pierre. L’œuvre doit affranchir des arcanes du Temps. Elle fermente, nouvel Osiris, dans la terre illuviale.
La Déesse plonge dans la ville sous les lueurs des siècles. Un mirage. Sous les lueurs des veilles des pauvres âmes qui se sont laissées prendre au piège de l’entre dévoration et ne chantent plus. Usure, oppression, désolation, qui peut le dire ?
Coup de tonnerre : la scène vole en éclats. Des morceaux de coquille crissent comme des oiseaux de papier qui s’envolent au ralenti pour atteindre la gangue du Soleil. Les ruines se recomposent en un rectangle d’une matière ferme.
Il est stable. C’est une stèle funéraire, l’accomplissement.
***
Camille Aubaude, « L’œuf — entre les mains des deux déesses de Denderah », illustration de Gordan Ćosić, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : N°6|Printemps 2017 « Penser la maladie et la vieillesse en poésie » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 9 mai 2017. Url : http://www.pandesmuses.fr/2017/deesses-denderah.html
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