Numéro Spécial | Printemps 2022 | Dossier majeur | Florilège | Cuisiner en poétisant (le premier texte seulement)
Retour au foyer
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Tombée en disgrâce
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© Crédit photo : Mars & Camillæ, "Camille Aubaude", image fournie par l'autrice.
Retour au foyer
Des gâteaux dans des boîtes en plastique sont là depuis je ne sais combien de temps.
La partie de l’armoire que je m’étais réservée pour mes noix, pastilles Vichy et l’indispensable chocolat est envahie de boites plastiques contenant des gâteaux.
À la place du chocolat guanara dans la boîte en métal bleu, de vieux gâteaux.
Tout en bas, six paquets non entamés de gâteaux constituent la réserve — ce qui vaut mieux que huit pots de confiture ouverts, dont on ne sait s’ils sont dans l’armoire ou au frigo.
Cette invasion n’est rien comparée à l’armoire de Françoise d’Eaubonne qui sert de garde manger : je ne peux y mettre le nez.
Alors on perd son temps à vider des emballages, à mettre des élastiques (une profusion d’élastiques…), et on rend vite les armes car on ne sait plus les dates, les choses nécessaires, quand il y a par exemple quatre fioles de sauce soja.
Je viens de me résoudre à jeter quelques sachets de sauces pourrissant dans la porte du frigo, puis trois petites boîtes de sauces variées, me disant que ce sont les traces d’un partage cette cuisine de conte de fées avec un bon cuisinier.
Les cheminées n’étaient pas fermées, absorbant la chaleur et l’air purifié. J’ai suspendu avec des clips dorés de beaux tissus devant les foyers vides. La chaleur est aussitôt revenue.
Seule, on ne peut accomplir l’œuvre d’alimentation du feu.
Je comprends le récent roman de Clara Dupont Monod où la vie à la campagne est rythmée par l’action du père coupant le bois, action étant aussi une idée fixe, comme en amour, pour combler les hantises d’une vie aussi morne qu’obséquieuse, maquillée de gris.
La plus vieille trappe de mon embryon de roman domestique, c’est les clefs changées de place. Qui a eu l’idée de mettre la clef de la petite terrasse face à la Loire dans la pièce qui sert de débarras dans une dépendance nommée Doux logis ? Alors qu’elle a toujours été à droite de la porte de l’office, avec un porte clé en verre mordoré représentant Isis guidant la Reine d’Égypte…
Quelle tristesse quand les femmes étaient entravées par cette universelle condition qui n’apporte pas le plus mince des plaisirs à une vie sans déviance et précaire ! Obligées de réclamer de l’argent à des escadrons de ronds de cuirs, les ménagères n’avaient pas la liberté d’aller voir ailleurs. « Collées » à un névrosé, un schizoïde ou un obsessionnel, toujours aux aguets pour faire marcher sa maison. C’était tout, hélas, c’était bien le tout de ruse et de haine… L’opium de l’amour n’a pas plus de sens humain que les gâteaux.
Tombée en disgrâce
Tombée en disgrâce en son pays, une étrangère est venue à Paris. Elle veut être l’un des grands écrivains de son temps, et vit aussi dans cette Suisse non pas aimée des dieux mais des banquiers. Son vœu étant d’avoir un stand au Marché de la Poésie, je l’invite au stand de mes éditions. Le coût est moindre que pour les autres salons du livre. On y vend des poèmes.
Les gens s’élèvent en poésie comme ils tombent amoureux : belle tentation, singulière fécondité !
Or la belle étrangère ne veut pas tenir le stand si l’on n’organise pas un événement pour la mettre en valeur. Alors, l’invitation se perd, quelques jours avant. Tant mieux, tant pis, elle avait pris la place des autres, le jour le plus fréquenté. Elle montre qu’elle n’est pas digne de considération, et l’on sourit de l’Intangibilité des Principes d’une auteure qui se dit sans amis.
Le stand étant très bien fréquenté, elle y pose ses livres. Que dis-je, elle les étale, en pratique la démonstration sans considérer les livres qu’elle recouvre. Un illustrateur qui a lui-même mordu un quart de l’espace lui achète quatre livres.
Il est logique que le collectif lui demande une contribution, un contre-don, un pourcentage, appelons cela selon le bon plaisir des classes sociales. Colère de l’étrangère !
Les autres poètes reversent l’intégralité du prix de leurs livres au collectif, rétribuant le travail d’installation de stand, les heures de présence, en un mot, l’exploitation, fondée sur la confiance dans le livre.
Soudain révélée, la petite hyène dénonce, et la délation m’a toujours saisie de répugnance. « Je vais appeler Untel pour savoir si c’est bien le prix à payer ». La plus riche des auteurs invités chipote pour quelques sous, « le sujet qui fâche ». Alors tout s’agite comme la cape rouge devant un taureau furieux. Le miel vire au fiel, la noblesse se teinte de vulgarité, pour user d’images qui vont et viennent dans des océans de silence.
Que dire du style ? Unique, rare, irremplaçable ?
« La Poète » se prend les pieds dans le tapis de l’ambition qui endurcit toute conscience humaine.
Va-t-elle retomber en disgrâce ?
© C. Aubaude, 2021.
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Pour citer ces anecdotes
Camille Aubaude, « Retour au foyer » & « Tombée en disgrâce » textes inédits, Le Pan Poétique des Muses | Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Numéro Spécial | Printemps 2022 « L'humour au féminin » sous la direction de Françoise Urban-Menninger, mis en ligne le 2 novembre 2021. Url :
http://www.pandesmuses.fr/ns2022/ca-retouraufoyer
Mise en page par David Simon
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