Megalesia 2020 | Les figures des philosophes chez les autrices/auteures en Sciences humaines & sociales | Florilège de textes poétiques
Erreur sur
la personne
Crédit photo : Giovanni Battista Tiepolo, "Une allégorie de Vénus et Chronos", domaine public, Commons.
J’ai toujours su qu’il y avait eu erreur sur la personne. Je ne suis pas celle que l’on croit que je suis, je l’ai toujours su. La preuve en est que lorsque l’on m’interpellait par le prénom que j’étais sensée porter comme un âne bâté, jamais je ne répondais.
D’aucuns pensaient alors que j’étais dans la lune… Et ils n’avaient pas complètement tort !
Physiquement, j’avais les pieds sur terre, cela est incontestable, tous les témoignages se référant à mon passé convergent vers cette réalité tangible.
Mais quant à mon esprit, il ne cessait de s’évader de son enveloppe de chair et d’os pour vagabonder vers d’autres sphères plus rieuses.
C’est à ces moments-là que je n’étais, pour ainsi dire, plus moi-même. Car que signifie vraiment être soi-même ? Est-ce l’adéquation parfaite d’une âme et d’un esprit dans un corps pour former un tout inaliénable ?
Qui peut prétendre à cette fusion de l’un et du tout dans un seul être ?
Certainement pas mon humble personne car à vrai dire, je ne suis personne…
Mon corps est une enveloppe d’emprunt que je cède ou loue volontiers à qui souhaite l’investir. De ce fait je suis bien évidemment multiple autant dans ma façon d’être que dans celle de penser.
Je suis à la fois ici, tout en étant ailleurs car les visiteurs sont nombreux et s’invitent avec une certaine curiosité à vivre sous mes traits. Ils aiment à jouer et à se jouer de ma personne et très malicieusement, ils semblent interroger mon entourage qui n’en a cure en leur posant cette question pourtant essentielle : « Devinez qui je suis ? ».
Un philosophe des temps anciens, Socrate, y a déjà fort élégamment répondu en affirmant qu’il ne se connaissait pas et que philosopher revenait à apprendre à se connaître soi-même.
Le pauvre y a laissé sa vie en ingurgitant la ciguë mais ceci est une autre histoire…
Voilà donc, si l’on en croit notre ami Socrate, un programme bien ambitieux, du moins en ce qui me concerne. Car comment concilier en un seul moi toutes ces entités diverses qui prennent le temps et la peine de me visiter et d’investir mon enveloppe corporelle ?
On l’a bien sûr compris, le maître-mot de cette aventure à nulle autre pareille et vous vous en êtes sûrement douté, n’est autre que le temps. Ce temps volatil, fugace qui nous est compté ou plutôt décompté… Oui, nous vivons tous à rebours car l’heure et le lieu de notre finitude ne sont-ils pas inscrits avant même notre naissance, sur le registre de cette éternité qui nous fait et nous défait et qui nous renvoie à notre passage ici bas ?
C’est bien pour cette raison que je prends, oui que je prends au sens propre de ce terme, le temps qui m’est imparti pour m’extraire de mon enveloppe terrestre.
Ainsi n’en déplaise à certains, je gagne du temps sur moi-même et sur les autres. Je devance même, devrais-je vraiment vous le signifier, la marche inéluctable du temps !
Mon esprit, mon âme défient alors toutes les lois et les catégories spatio-temporelles dont le philosophe Emmanuel Kant nous a longuement parlé dans ses écrits.
Et pour évoquer la mémoire d’un autre éminent spécialiste en ce domaine, à savoir Einstein, maître avéré de la relativité, je lui répondrai de manière tout à fait sibylline par ma quête inlassable de l’absolu !
Parce que tout compte fait en matière d’espace et de temps, c’est l’absolu en tant que tel que j’appréhende lors de mes sorties corporelles ! Les lois de la physique et de la métaphysique m’indiffèrent, elles n’existent pas pour moi, je les transcende et me place bien au-delà de ces calculs compliqués et inutiles.
Mon esprit vole, oui, vous avez bien lu, mon esprit vole ! Je suis cette poussière d’étoile dont parle Hubert Reeves, le dernier astrophysicien qui trouve encore grâce à mes yeux, et je vole, particule impavide d’astre mort vers mon entité qui n’est déjà plus…
Oui, voilà cette implacable vérité que l’on nous cache, révélée à tous, au grand jour !
Je ne suis pas moi-même mais vous n’êtes pas vous-mêmes non plus… Et il en est ainsi depuis la Nuit des Temps.
Nous ne sommes, vous et moi, que les reflets de ceux que nous avons été ou que nous aurions dû être car tout ici bas n’est que farce et illusion…
Mon esprit, votre esprit, n’ont cessé de voyager… Parfois ils se rencontrent, un dicton populaire le pressent et l’on sait tous qu’il y a une part, voire une grande part de vérité dans les dictons.
Vous l’avez deviné, c’est dans ce texte que nous nous retrouvons au bord de nous-mêmes, à l’endroit précis où nous avons déposé nos enveloppes corporelles avant de nous plonger dans cette lecture pour tremper nos âmes dans la même lumière.
Deviendrons-nous nous-mêmes pour autant ? Il est à craindre que la réponse soit négative car jamais nous ne serons ceux que nous pensons devoir être. Si la parole nous est parfois donnée, elle est d’autant plus coupée et si les mots viennent à nous manquer, personne ne nous les donnera ou ne nous les rendra car le silence est aussi lourd que celui du poids des mots.
Le silence nous emprisonne dans le discours de nous-mêmes à nous-mêmes énoncé au sein duquel nous jouons aux dés la carte blanche de notre destinée. C’est dans cet ultime face à face que s’inscrit l’échéance inéluctable d’un monde en totale déliquescence.
Nos esprits et nos âmes ont déjà gagné d’autres sphères et nos corps en déshérence errent désormais sur une planète en perdition qui a perdu jusqu’au nom aléatoire d’humanité…
***
Pour citer ce texte
Françoise Urban-Menninger, « Erreur sur la personne », nouvelle paraphilosophique et poétique inédite, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Megalesia 2020|III- Les figures des philosophes chez les autrices/auteures en Sciences humaines & sociales, mis en ligne le 1er avril 2020. Url : http://www.pandesmuses.fr/megalesia20/personne
Mise en page par David Simon
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