Megalesia 2020 | Le néopaganisme & la sexualité dans la culture populaire du XXIe siècle | Florilège de textes poétiques
Eurynomé (Une heure du matin)
Crédit photo : "Eurynomé avec plusieurs personnages de la mythologie", domaine public, Wikimedia.
Ce long poème d’un seul tenant est inspiré d’une cosmologie pélagienne. Il appartient au manuscrit “Insomniaques” qui travaille des images nocturnes.
*
JE VOIS L'ABONDANCE PARMI LES PAS,
LE MIEL DE TOUTES PAROLES,
LES MANNES SUR L'ENSEMBLE DES PAUMES,
LAIT RUISSELANT SUR LES ROCHES,
L'OR DES LUMIÈRES, L'ARGENT DE LA NUIT,
JE VOIS LA PROFUSION QUI TISSE LES CŒURS DES VIVANTS DISPARUS,
À VENIR,
JE VOIS LES MIRAGES DEVENIR CHAIRS ET LES CHAIRS RETOURNER AUX SOUVENIRS,
NE VOIS PLUS RIEN ET CET ORACLE COMBLE D'UNE LOUANGE
I
À l'orée de l'extase, exténué par délivrances, escompté par les crépusculaires tourments, je m'échappe aux hasards des brises fraîches de novembre.
Elles m'entraînent au bord d'un océan,
il feint d'être infini,
j'en demeure la dupe, heureux en l'ignorance des sépultures.
Sur une jetée longue de tous les radeaux que furent et seront les êtres, la grande fabulatrice jongle. Eurynomé, duels cœurs, simulés sublimes. Immense falsificatrice, disparition au sein des présences, elle jongle. Entre ces doigts fins, les suggestions se muent tour à tour en tables d'émeraudes, en pièces à l'avers et au revers lisses, en balance soupesant choix et jugements, en miroirs sans tains et confessions intimes.
ô comme ces simulacres ordonnent le monde !
ô comme la beauté de cette saltimbanque des misères évoque le soir !
Je lui fais l'obole de ma vision pour décroiser les errances,
en l'espoir que cet enfant des chaos repose en terre des feux,
que son corps dilapidé essaime les autels en tous les cœurs.
Elle reçoit ma révérence en métamorphose, la rédime d'un sourire des Sibylles.
Elle désigne :
"Glaneurs des ténèbres, tu tâtes les parois d'une caverne sans ombre ni lumière"
et la ligne de sa voix s'y brouille en écho
(et déjà je ne sais plus ce que je vis)
me désigne :
"Tu tâtes et tu penses que tu touches, tu penses et tu songes que tu penses.
Quel rêve est cela ? Ne devines-tu pas le cauchemar ?"
(Et déjà la férule de son spectre fait vaciller les certitudes à l'orée des fumées)
Hère des béances, elle danse,
"Est-ce la grâce d'une clarté trop vive qui te rend aveugle aux lueurs ?"
"Malgré l'évidence des corps, les braseros des croyances s'éteignent."
Le filet souple des créances se résorbe aux confins et ses paroles résonnent en prophéties troubles
(et déjà elle manipule parmi les autres mirages le don dont je fus la dépossession)
Hère des béances, elle danse :
"Le cosmos est insoutenable, Personne le soutient, personne ne le soutient",
"Il faut. Il faut entendre ce qui ne peut l'Être :
Le monde s'y montre monstrueux.
La mort y meurt et ne mord qu'en ténèbres.
L'amphibolie déracine tous les dires."
Elle entame une ronde sur les flots, entonne l'incantation des flux — mèches rousses confondues avec l’émeraude des vagues délassées — l'eau s'embrase, l'azur s'emmêle contre les terres.
II
ELLE non plus ne dort
tangue malgré les digues, désigne le ciel vide, pétrit l'abandon et vitupère :
"L'Amour est Amour.
Il tient ce qui ne peut Être.
Le monde ne perdure que grâce à l'Amour et à cause du monde, l'Amour se meurt"
Prononce-t-elle, prononce-t-elle, prononce et les allusions s'égrainent sur les lèvres outrées d'intrigues, transparaissent au gré du battement des cils,
acquièrent la présence des regards
(comment valsent les paumes, la fuite de leurs lignes au-delà des miroirs ?)
Je hâte la marche sur ses pas, survole l'océan vers l'autre parole.
Sa chevelure se diapre des ferveurs, s'allonge le long des ressacs, s'altère en mélopée :
"L'Amour languit ! L'Amour se meurt ! Vains assauts contre l'érosion ;"
"étreintes sous les ramures d'un saule chuté en une rivière, aux angles des places pleines, désertes, étreintes folles sur les torrents des alcôves, s'étiolent, s'éteignent,
quelles que furent les ardeurs ; ce giron ondoyant où les soufres s'aboutirent, où jaillissements dépeçant routes et gestes s'achevèrent, n'est déjà plus que poussières.”
(Désirs, réceptacles flétrissent mêmement, quels que pussent être l'adulation et dévotion aux stèles)
"La lignée des mères échouée en le corps allongé, la lignée des filles en surgissant, et pour les malheureux les draps désolés des ruminations ;"
"Le ventre oblong d'une femme adorée comme sel des astres pointant l’ailleurs ;
le miracle du nouveau-né dont le vagissement de terreur semble se rasséréner aux sons tendres d'inconnus ;
(mère, Père, ancètres encore inconnus)
les prochains adossés aux progénitures telles les cathédrales aux abscons...
Les sourires de nos enfants, il faut trouver le beau où peut être jamais il ne fut, pour tenir son enfant à bout de bras, émerveillé, sûr d'enjamber les déluges, convaincu d'être fer de lance dépeçant les néants”
"l'ami, le labeur, les contemplations absentes ;
l'Amour, mon dieu, l'Amour dépérit, c'est certain"
— les aboutissements ourdissant, sourdissants, assourdissants : atermoiement qu'est l'existence ! —
"Les foyers devant lesquels nous nous tenons par l'épaule ;
l'ivresse par laquelle nous tutoyons les gouffres qui s'étendent sans fin entre les étoiles
et lorsque nous fendons les montagnes,
que nous goûtons la puissances des démiurges et destructeurs ;
ces outils qui fascinent et occupent nos sexes et mains ;
divertissements, fards de mortel, fibres de cosmos,
et encore,
les dérilections de l'éternel étranger perdu à jamais pour toutes les langues ;
les tyrans, les prophètes et laboureurs ;
ah mon dieu, l'Amour va mourir,
les réprouvés comme les bienheureux s'absenteront à jamais,
les livres et tombes demeureront suspects aux silences,
sans remparts sans sauveur, sans futur, ni passé"
Et à moi de balbutier malgré ombres circonvenantes,
et à moi de conjurer la tempête des défaillances,
et à moi d'hurler contre l'hourvari des mépris :
"Dieux, existez ! Je vous l'ordonne !
Que les sources de l'Amour jamais ne tarissent,
qu'elles vous astreignent plus que Léthé et le Styx
Que le fil des Parques sourde de l'écheveau d'airain
Que les mèches divines soient cascades de glaise
Que Nadir et Zénith se tiennent par la main"
Ma prière échoit sur les galbes moirés de déèsse dénudée.
La mer s’ombre.
Vaincu, réduit en ventriloque hébété, pillé par les multitudes, je suis le souvenir d'un songe.
Songe d’une ombre, elle proclame, elle est innombrable, elles proclament:
"Le monde vacille en tristesses et toujours s'achève par l'habitude."
Elles dansent sur les abysses, surnagent au sein des terribles
et me traînent pantelant en l'apnée hallucinée
Et moi de transmettre les sons dissonants en délire :
"Le monde vacille en tristesses et toujours s'achève par l'habitude."
"Ces trajets usuels qui nous disent avant que nous ne parlions,
ces concrétions éreintent les marges de la vie jusqu'aux effritements,
châteaux des sables contre la mer,
murs malgré les déserts
et nous agitons les hochets du libre pour tenir les troupeaux
en illusion du pasteur qui dirait l'ailleurs,
d'un nombril enraciné par-delà l'origine,
d'un chemin vers le lendemain,
d'une pâture fraîche pour le quotidien.
Ah espoir grégaire,
les moissons des plaines des douleurs jamais ne suffisent"
"Les ancêtres enfin, ces mangeurs des racines de nos rêves,
nous réclament de leurs tombes.
Eux-mêmes ignorent que leurs ombres ne résonnent qu'en mur de cénotaphes.
Ils sont absents
et leur os ont beau tinter en fanfare au centre de chaque fratrie,
séduire peuples, sertir empires,
ils sont dénués, dénués des sens,
leurs os ne sont qu'instruments indifférents à concasser le blé ou à tuer le frère.
Vide, vide et nous portons leur voix parce qu'elle est nôtre."
(Vertige des méditations lunaires déliées des astreintes des jours, qui n'ont cure des contraintes utiles,
méditations éthérées qui s'infectent du bacille premier
dont nous provenons, POURTANT, selon les souvenances de la mer.
Les marées fond chanceler la cohérence de nos corps en les indiscrètes insinuations.)
III
Ma vision décline entre les brumes.
La somnolence lézarde les révélations.
Enfin, la cohue balbutiante des rues achève de m'éveiller :
mon plafond parcouru par les gris fugaces des mâtines
l'air opaque des sueurs nocturnes
je suis seul
Où est-elle ? Ma maîtresse sublime, où est-elle ? Ma dilution soufflée.
Où es-tu ?
Je me languis de toi, me meurs en la pénombre précédant l'aurore.
Prêtresse liquide, tu disparus avec l'incandescence du songe
sans que trace ne demeure.
Elle n'eut dû être que cauchemar.
Cauchemar à desceller les sentences des granits, à outrepasser les dictats faucheurs. Cauchemar.
Oui sans nul doute ce ne fut qu'un cauchemar
Jamais n'ai-je dû quitter mon lit
Jamais je n'ai marché sur les eaux
Jamais je ne fus autre chose que ce corps livré aux primes lueurs, endolori des vécus, tiraillé par le nécessaire des survies, ce corps, mon corps.
()
(J'ai perçu l'abondance parmi les pas, miel de toutes paroles, j'ai perçu, perçu les mannes sur l'ensemble des paumes, le lait ruisselant sur les roches, l'or des lumières, argent de la nuit.)
J'AI CRU, J'AI ENTRE APERÇU L'ORGE DE LA TERRE PRÉVENIR LES FAIMS DU MONDE,
LES PANTHÈRES SE SERRER CONTRE CEUX QUI AURAIENT EU FROID,
LES OISEAUX DÉROBER L'ATTENTION DE CEUX QUI EURENT CÉDÉ AUX DÉSESPÉRANCES,
J'AI CRU APPROCHER UNE EXISTENCE QUI N'EST PAS NÔTRE
ET JE ME LÈVE VIGOUREUX AVEC L'AUBE,
ÉRUPTANT SOUS LES SOLEILS SAIGNANTS.
*
***
Pour citer ce poème
Gaëtan Bros, « Eurynomé (Une heure du matin) », texte inédit, Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Megalesia 2020|I- Le néopaganisme & la sexualité dans la culture populaire du XXIe siècle, mis en ligne le 5 juin 2020. Url : http://www.pandesmuses.fr/megalesia20/gb-eurynome
Mise en page par David Simon
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