23 juillet 2020 4 23 /07 /juillet /2020 12:14

Megalesia 2020 | Astres & animaux en Poésie | Revue Matrimoine

 

 

 

Gabija Enciūtė :

 

Poète et activiste lituanienne

 

 

 

 

Texte et traduction des poèmes en français par

Thibault Jacquot-Paratte

 

                                

 

Quoique la Lituanie est encore jeune comme État, avec une population de moins de trois millions d'habitants, ses artistes se démarquent déjà dans différent domaines. Parmi ceux-ci, Gabija Enciūtė a déjà dépassé les frontières nationales, et peut autant être remarquée dans son activisme que dans son art. Nous proposons ici un portrait de cette jeune artiste écrit d'après un entretien avec elle tenu en février 2020, qui sera suivit de plusieurs de ses poèmes traduits en français.

 

 

I- Portrait de Gabija Enciūtė 

 

Gabija Enciūtė est née à Vilnius en 1989, la plaçant dans la dernière génération de lituaniens nés sous autorité soviétique, et l'amenant à grandir durant la période de transition du pays vers une démocratie libérale. De cette période, elle dit garder un souvenir d'un endroit sain où grandir, où les gens vivaient dans une pauvreté décente, et un vague sentiment de supériorité par rapport à d'autres endroits. Elle se souvient également d'un pays où peu de gens avaient la chance de voyager, et où il y avait beaucoup de choses à rattraper par rapport à d'autres pays – quelque chose de stimulant, d'après elle.

 

Enciūtė a eu la possibilité de voyager dans plusieurs pays européens alors qu'elle était encore adolescente. L'Asie est rapidement devenu un de ses centres d'intérêt, « Par des livres et d'autres petites sources d'influence », dit-elle. D'avoir lu le Livre tibétain de la vie et de la mort lorsqu'elle avait treize ans l'apporta à adopter progressivement une philosophie bouddhiste ; amusée, dit elle se souvenir d'avoir raconté à tout le monde qu'elle rencontrait, vouloir partir pour le Tibet et se retirer dans un monastère, « Pas que j'exclue cette possibilité », rit-elle. 

 

À Vilnius elle a été active dans les milieux culturels, participant à l'organisation de la Semaine du Théâtre de Vilnius, participant à la mise en scène de différentes pièces. Elle a également été mêlée à différentes activités artistiques dans la république d'Užupis (Le quartier artistique de Vilnius, et une république auto-proclamée). Le contact avec ces milieux la mena à réaliser certain courts métrages indépendants.

 

Son intérêt pour l'Asie la porta à faire un échange d'une demi-année au Japon pendant sa dernière année de lycée – un échange qui la poussera à étudier le Japon à l'université de Vilnius. Cet intérêt pour le Japon proviendrait de l'art et de l'esthétique japonaise, ce qui aura une influence décisive dans sa production originale en retour ; « Ce qui m'a vraiment fait penser à la poésie était d'essayer de traduire de la poésie japonaise, ce qui est impossible et un effort futile », dit-elle, ajoutant « Lorsque tout ce que tu vois dans la nature est une métaphore pour ce qu'il y au plus profond de toi, et vice-versa », parlant de la « beauté contextuelle » et « l'expression concise » de la poésie japonaise, non sans critiquer au passage l'usage moderne et occidental de la forme haïku. Ceci dit, elle tient à mentionner que la poésie lituanienne lui a toujours été d'une grande inspiration, nommant parmi de nombreuses influences Marcelijus Martinaitis, Judita Vaičiūnaitė et Sigitas Geda.

 

Une partie de ses études, faites à l'Université Mie au Japon, serait caractérisée, par le fait de devoir dépasser certaines difficultés financières. Après avoir terminé sa licence en 2013, avec un mémoire sur Natsume Soseki, elle traversa une période de dépression, l'amenant à « s'exiler » en Espagne, où elle résida dans un petit village. « J'ai médité, lu, peint, et regardé des roches » dit elle, en remémorant une période sombre de sa vie.

 

Son retour en Lituanie marquera le début de son activisme sérieux. « Par le fait de se plaindre sur le fait que personne ne faisait quoi que ce soit pour les droits des animaux », dit-elle, elle sera une des fondatrices de l'ONG Tušti narvai (« Cages ouvertes »), un ONG désormais présent en Estonie, au Bélarus, en Pologne et en Ukraine. L'ONG est désormais étendu sur l'ensemble de la Lituanie et possède plusieurs employés permanents, parmi lesquels figurait Gabija Enciūtė, chargée de projet pour la réduction de la consommation de viande (campagne de santé publique), ceci, avant qu'elle ne laisse sa place à d'autre, pour elle-même traduire du japonais vers le lituanien, des œuvres parmi lesquelles le dernier roman de Haruki Murakami. Un choix difficile à prendre, puisqu'elle décrivait cet emploi comme « Un travail de rêve ; Lorsque je dis que c'était un travail de rêve, c'est bien sûr un rêve très modeste », explique-t-elle, contente d'avoir pu vivre de ses efforts envers l'amélioration de la société. Quoique les droits des animaux ont été l'objet central de son activisme (via Tušti narvai), elle a également été mêlée à d'autres causes, telles que les lois concernant la confidentialité sur internet.

 

Gabija Enciūtė a également pu témoigner, au travers de son activisme, à l'évolution des ONG à l'intérieure de la société lituanienne. « Il n'y avait aucune culture du don », dit-elle, parlant des premières années de Tušti narvai. « Mais progressivement, la culture a changé, et même si les gens ne sont pas riches, ils font des dons, et certains d'entre-eux sont même très généreux ». L'émergence des ONG en Lituanie figure parmi les nombreux changements s'étant effectués dans les premières années de l'ère post-soviétique, et s'effectuant encore de nos jours, en Lituanie. 

 

Gabija Enciūtė écrit depuis sa tendre jeunesse, selon des périodes plus productives que d'autres. Certaines courtes nouvelles, et un peu de théâtre, mais principalement de la poésie. Sa poésie a été marquée par un certain succès, s'étant fait publier dans la revue Literatūra ir menas (« Littérature et art »), d'autres poèmes ayant été lus aux ondes d'une des radios nationales lituanienne. Malheureusement, comme c'est le cas dans de nombreux pays, les maisons d'éditions en Lituanie sont assez fermées et difficiles d'accès ; une fois le directeur d'une maison d'édition lui aurait même confié « En ce moment, nous ne publions que des gens célèbres ». « [La Lituanie est] le pays des cousins », dit-elle en souriant, pour signifier que dans un petit pays, tout se fait par qui l'on connaît.

 

D'avoir été incapable jusqu'à date de se frayer un chemin dans une industrie dont l'accès se fait sous invitation n'enlève pas de mérite à ses écrits, qui ont été bien reçus par les cercles littéraires de Vilnius par ses paires. La voix de Gabija Enciūtė en est une riche d'expérience, de perspective et d'opinion, qui émerge en tant que témoin à une époque de changements majeurs dans la société Lituanienne et dans les sociétés baltes de façon plus générale – certains qu'elle perçoit comme positifs, et d'autres qu'elle voit d'un œil plus critique. Par ses études, ses voyages et son engagement dans différentes causes (principalement celle des droits animaux), sa voix audacieuse a pu percer au delà des frontières de la Lituanie, et se fait reconnaissable dans l'écriture contemporaine. L'on pourrait dire qu'il ne suffit que d'attendre pour que l'originalité de son expression artistique se fasse davantage remarquer.


 

II- Sélection de ses poèmes 

 

Nous vous présentons quatre poèmes de Gabija Enciūtė en traduction française :

 

Lorsque tu as 27 ans, et que c'est de nouveau le printemps    

Après le long et pénible sommeil hivernal

Le sol bourbeux enfle et ondule

La vie sans bras ni jambes, boueuse et aveugle

En ses profondeurs, se convulse, se tord, gigote,

Secouée, infecte et décoiffée, je renifle le vent –

est-il fou ?!

Sans direction, il tourbillonne en ire

détrempant les houppes de verdure par delà les collines

et avec un sifflement furieux, appel –

À ses hurlements primitifs et sauvages

lors d'un moment de noirceur dénudée 

tu te réveilleras, comme une graine en terre

et, avec un doigt sur tes lèvres, tu écouteras

les émois du temps mourant



 

Zen en mars

 

Il y a de ces moments lorsque

L'armure surannée de l'auto-déception mincit

tellement que l'on peut presque voir au travers,

comme la glace au printemps.

(La blancheur recule, le glacis, désormais transparent, devient vert foncé

et voilà, une craque étroite sur l'étang apparaît!)

Après un dégel initial, il y a toujours une vague de froid

(aux alentours de pâques).

Aux armes le printemps ; défends-toi !

Place une embuscade,

lorsque je ne serai plus sur mes gardes

(en trains de brosser mes dents,

remplissant mon stylo-plume,

ou comptant les dalles du pavé)

Frappe-moi de toute ta force,

comme un koan futé,

livre le coup

poing-tonnerre de l'année – 

ceux que j'attends, mais que je n'anticipe pas !


 

 

Solitude

 

Qu'as-tu à dire sur la solitude ?

On dirait que je découvre un nouveau continent en moi.

Présente-moi mes nouveaux environs, si tu veux bien –

tu marches sur cette terre depuis un peu plus longtemps.



 

Vers

 

Tu es debout, les yeux fermés, et tu écoutes

Quelque part, une vieille porte grinçante chante

Que dévoilera-t-elle lorsqu'elle s'ouvrira ?

Quels jardins secrets, quelles trésoreries

Quelles richesses cachées de l'imagination (si cela même en soi) ?

 

Quelque part, une manivelle givrée de rouille

Grince un chant, alors que l'eau est puisée

Vieux est le puits, et ses chuchotements tombent en silence –

Mais ses eaux rafraîchissantes coulent en profondeur, vers le monde souterrain

 

Tu es désormais debout les yeux ouverts.

Ce sont des goélands, s'ébattants.

Je resterai ici, et attendrai un peu

Peut-être qu'un poème me viendra.

 

 

***

 

Pour citer ce portrait

​​​​​Thibault Jacquot-Paratte, « Gabija Enciūtė : Poète et activiste lituanienne »,  Le Pan poétique des muses|Revue féministe, internationale & multilingue de poésie entre théories & pratiques : Megalesia 2020, mis en ligne le 23 juillet 2020. Url : http://ww.pandesmuses.fr/megalesia20/gabijaenciute-activistelituanienne

 

 

Mise en page par Aude Simon

 

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